[ AUTEUR DU MOIS ] THOMAS DEGRÉ, interview (suite et fin)

Suite et fin de l’interview de Thomas Degré, notre auteur du mois d février.

Voici la deuxième partie, et fin, de l’interview menée conjointement entre Litzic et Thomas Degré. Nous le remercions d’ores et déjà pour son investissement et, nous le répétons, pour sa grande gentillesse et bienveillance. Et pour son message de tolérance également, qui n’aura cessé de parcourir nos échanges d’une incroyable richesse dont, nous l’espérons, rend compte cette interview désormais dévoilée dans sa totalité. Vous pouvez retrouver la première partie de cette interview en cliquant ICI.

La fin de l’interview.

L : Ma question va sans doute paraître un peu bête mais… Tu dois être extrêmement fier de ton père (adoptif) ?

Thomas Degré : Fier, mais surtout reconnaissant et admiratif. Cet homme-là était la bonté même.

L : Tu as terminé la démarche entamée par ton père de faire reconnaître ton « oncle »et ta « tante » (le couple formé par M et Mme Rateron) en tant que Justes Parmi Les Nations. Qu’as-tu ressenti lorsque ta demande a été acceptée ?

Thomas Degré : Une émotion intense et, pour la première fois de ma vie, le sentiment du devoir accompli. Après plus de cinquante ans, j’ai fini par prendre le témoin que mon père m’avait tendu pour le transmettre à mon tour, par écrit, sur le Mur des Justes et dans mes livres. Il s’en est fallu d’un rien (la paresse, le découragement, la maladie, …) pour que tant de courage ne tombe dans l’oubli. La cérémonie, qui a eu lieu un peu plus d’un an après l’acceptation du dossier, a elle aussi été très émouvante.

L : Ta plume, dans ce récit, est déjà terriblement précise : la narration est rythmée, le livre se lit d’une traite, le vocabulaire y est riche, l’histoire forte. Dans Marie, 4 novembre 1943 on retrouve cette patte, la dimension romancée en plus. Qu’ont en commun, en termes d’écriture, ces deux ouvrages selon toi ?

Thomas Degré : L’écriture n’est pas très différente, de mon point de vue, entre le roman et le récit. Ce qui est différent, par contre, comme j’ai essayé de l’expliquer précédemment, c’est la nature des deux ouvrages. Le récit, qui prétend décrire la réalité, donc nécessairement avec une certaine subjectivité, est en fait une fiction, tandis que le roman, qui est une fiction de cette fiction, permet, en l’annulant par ce dédoublement, d’atteindre le réel, c’est-à-dire ce qui est. La construction des deux ouvrages est, elle aussi, très différente. Les chapitres du récit correspondent aux lieux géographiques ayant eu une importance capitale pour le narrateur (donc, encore une fois, choisis subjectivement), tandis que le roman, qui comporte trois parties, vagabonde dans chacune d’elles au gré des émotions du protagoniste.

Une émotion intense

L : Tu dis avoir vécu une enfance heureuse, une vie pleine (ne serait-ce qu’à travers le « plein emploi »). Comment perçois-tu la société actuelle, avec ce regain des nationalismes un peu partout en Europe et ces crises sociales qui menacent un certain équilibre ?

Thomas Degré : Si avoir un travail (si possible correctement payé et intéressant) est une condition nécessaire pour être bien dans sa vie, elle n’est pas suffisante…70 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, en effet, l’Europe connaît l’une des pires crises de réfugiés de son histoire. Partout en Europe, il y a, comme tu le dis, ce regain des nationalismes, en Hollande, en Autriche, en Hongrie, en Pologne, aujourd’hui en Italie et bientôt, je le crains, en France. Si comme disait Michel Rocard « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » il est urgent de définir à l’échelle européenne une véritable politique d’accueil des migrants. Les campements que l’on peut voir régulièrement aux portes de Paris et ailleurs sont indignes et inacceptables. À ce titre, De Budapest à Paris, Marie 4 novembre 1943 sont d’actualité, puisqu’ils rendent hommage aux Justes et à tous ces héros de l’ombre qui savent tendre la main aux réfugiés.

J’aime bien la ligne éditoriale d’ETT, mon éditeur : « raconter des histoires extraordinaires de gens ordinaires. »

L : Ces deux livres m’ont beaucoup touché. Ils dégagent énormément d’humanité, et ce d’une façon universelle. Quand tu dis que tu écris juste des livres, je te trouve dur avec toi car, comme les Auteurs, tu parles d’autres choses que de ta simple histoire. Ces deux livres, pour moi, n’ont pas d’âge car ils peuvent être, aujourd’hui encore, d’actualité. Accepterais-tu que je dise de toi, qu’en ce sens, tu es un véritable écrivain ?

Thomas Degré : J’ai défini précédemment ce qu’était pour moi un écrivain. Tu me dis qu’avec ces deux livres, j’ai réussi à parler de la  ¨petite¨ et de la  ¨grande¨ histoire. C’est déjà un très beau compliment et je t’en remercie.

L : J’ai du mal à ne pas écrire que ton père est un héros. Même ton père biologique en était un au vu des risques qu’il a pris et qui l’on conduit à sa mort. Crois-tu qu’ils l’étaient ?

Thomas Degré : J’aime bien la ligne éditoriale d’ETT, mon éditeur : « raconter des histoires extraordinaires de gens ordinaires. » Mes deux pères, qui étaient a priori des personnes ordinaires ont vécu, chacun à leur manière, une existence extraordinaire. En ce sens, ce sont des héros, comme le sont tant de gens qui se dépassent lorsqu’ils sont confrontés à des situations exceptionnelles.

L : 10 jours de Canicule est un livre plus léger. Quelles en ont été les inspirations ?

Thomas Degré : 10 jours de canicule est né de l’envie d’écrire un roman léger, en effet, après le livre chargé d’émotion qu’était De Budapest à Paris, et du désir de faire référence au cinéma en général, et à certains auteurs de la nouvelle vague, en particulier.
Il s’agit d’un polar très visuel (un ciné-roman) qui commence comme un film de Truffaut (le personnage principal est à mi-chemin entre Antoine Doisnel, dans le film Baisers volés, et Nestor Burma), se poursuit comme un Godard, et se termine sur le pont de Tolbiac, en hommage à Léo Malet. Il comporte l’inévitable touche qui m’est propre, relative à la paternité : notre jeune détective stagiaire, marié trois fois, divorcé deux fois et veuf une fois, un enfant à charge, voit en monsieur Charles, son patron, un papa de substitution…

D’autres « galèrent » davantage. Je fais partie de cette dernière catégorie.

L : Dans 10 jours de canicule, pure fiction, on retrouve beaucoup d’humour, une légèreté de ton que l’on ne ressentait que très sporadiquement dans Marie, 4 novembre 1943 (du fait même de ce que raconte ce roman). Ta plume y est pourtant reconnaissable. As-tu ressenti plus de difficulté à écrire une fiction totale ou bien t’inscris-tu dans cette idée que l’auteur se retrouve forcément dans ses écrits, ce qui impliquerait que cette « difficulté » à écrire est plus ou moins constante ?

Thomas Degré : Qu’il s’agisse d’une fiction ou d’un récit, d’une manière générale je n’écris pas très facilement. En dehors de quelques envolées écrites d’un trait et exemptes de corrections, relecture faite, j’aligne mes phrases une à une, revient dessus, les corrige, les complète ou les simplifie, tel un artisan. Cette difficulté n’a rien à voir à mon avis avec le fait qu’un auteur se retrouve ou se dévoile (plus ou moins) dans les personnages qu’il met en scène (il y a nécessairement, me semble-t-il, une part de chaque auteur dans ses écrits). Non. Certains sont capables de terminer un roman en quelques semaines. D’autres « galèrent » davantage. Je fais partie de cette dernière catégorie. Par contre, une fois lancées les premières pages d’un livre en projet (pour lequel j’ai évidemment défini au préalable un thème, une structure, un vague plan), je me laisse surprendre par mes personnages et/ou par les situations qui peuvent prendre une tournure totalement imprévue. C’est surtout cet aspect de la création d’un livre, d’une histoire, qui me plaît et m’incite à poursuivre cette activité. Parfois, je suis tellement stupéfait du déroulement de mon histoire que je m’arrête de taper sur mon clavier pour esquisser un entrechat des plus majestueux dans mon bureau…(rires !)

L : Tu m’as gentiment offert un extrait de ton prochain roman (et extrême privilège sa préface terriblement touchante), pas encore édité pour le moment. Peux-tu m’en dire plus sur celui-ci, quel en sera le thème ?

Thomas Degré : Ce roman (titre provisoire : Comme un roman) a pour thèmes, en particulier, la paternité (eh oui, c’est mon truc) et le lien entre roman-réel-réalité. Ce concept, que j’ai découvert récemment, m’intéresse. Sur fond d’intrigue policière, j’essaie de montrer comment le narrateur −soupçonné dans un premier temps du meurtre et du viol d’une jeune fille qu’il venait de rencontrer, puis mis hors de cause faute de preuves − parvient à découvrir le probable meurtrier par l’interaction de sa propre enquête et de l’écriture de son roman (romancier à ses heures, il songe initialement à écrire un ¨feel good book¨ , une histoire d’amour légère et joyeuse, inspirée des Demoiselles de Rochefort). Bientôt, dans cette histoire, roman et réalité, fait divers et imaginaire, s’entremêlent, s’imbriquent, se complètent, la fiction venant éclairer la réalité, la réalité nourrissant la fiction.

Et surtout aimer, partager, créer, «  vivre de tout, ne plus mourir de rien », comme disait le grand Léo (Ferré).

L : Tu disais vouloir écrire sur ton « vrai » père. Tu parlais aussi de ton travail d’auteur comme d’un travail en dilettante. J’imagine que pour ce livre, tu vas devoir fouiller, creuser, pour faire remonter à la surface qui était ton père. J’ai du mal à croire, à la lumière de la qualité de ton écriture, que tu prends les choses en dilettante.

Thomas Degré : Pour commencer, une anecdote : j’ai soumis il y a quelques années l’un de mes manuscrits aux Éditions Le Dilettante (place de l’Odéon à Paris), pensant que cette maison me correspondait bien. Echec complet ! Il faut donc croire que je le suis trop, ou pas assez, dilettante. … Plus sérieusement, pour écrire sur ce père que je n’ai pas connu et sur lequel je sais si peu de choses, il me faudra combler les trous, les béances entre les rares amers dont je dispose, naviguer à vue, reconstituer le puzzle, inventer, imaginer. Seul le roman peut rendre compte d’une telle démarche. Je me suis déjà procuré Journal, les années hongroises, 1943-1948, de Sandor Marai, grand écrivain hongrois qui fut le témoin de cette époque où je n’étais qu’un bébé. Sans doute devrais-je lire encore un grand nombre d’autres ouvrages, rechercher des archives, me rendre sur place à Budapest, recontacter ma cousine germaine de Sydney qui a connu mon père quand elle était une enfant, etc., etc. C’est un énorme travail qui me prendra du temps et que je compte faire très sérieusement. Mais devrais-je m’arrêter de vivre pour autant ? Je ne le pense pas. Je n’ai pas envie de devenir fou. «  Nous ne sommes que la mémoire que nous avons », a écrit José Saramago. Certes, il faut l’approfondir, cette mémoire, mais l’avenir m’intéresse tout autant.

L : Je termine avec deux dernières et récurrentes questions des interviews que je mène avec les auteurs. Si tu ne devais en citer qu’un :
artiste musical ou groupe ?
Léo Ferré, surtout celui des années d’après 1970. Avec des chansons-poèmes-coups de poing comme La mélancolie, Le chien, La solitude, Ni dieu ni maître, La mémoire et la mer (que je tiens pour une des plus belles chansons de tous les temps), Il n’y a plus rien − hallucinant monologue de 17 minutes − j’ai eu l’un des chocs de ma vie de spectateur1 à l’Olympia, en novembre 1972.

Livre ou auteur ?
Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor

Un film ?
2001 Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick

Un artiste ou oeuvre d’art ?
Guernica (Picasso)

L : Que peut-on te souhaiter de bon à venir ?

Thomas Degré : En premier lieu, une bonne santé (j’ai eu quelques petits soucis dernièrement), condition nécessaire pour mener à bien tout projet. Et surtout aimer, partager, créer, «  vivre de tout, ne plus mourir de rien », comme disait le grand Léo (Ferré).


1 )Il y en a eu d’autres, par exemple : Roger Coggio dans le Journal d’un fou de Gogol, Higelin à la Vieille Grille, Le mépris de Jean-Luc Godard, Le Café de la Gare de Romain Bouteille, le concert d’Alain Bashung au Bataclan en 2003, Philippe Caubert et sa fresque théâtrale sur Ferdinand.

marie 4 novembre 1943 Thomas degré

 

Retrouver le portrait de notre auteur du mois Thomas Degré ICI.

Retrouver l’extrait inédit Farçous, tripous et Marcillac de Thomas Degré ICI

Retrouver la chronique de De Budapest à Paris ICI

Podcast des deux émissions B.O.L consacrées au roman et au récit de Thomas Degré et diffusés sur Radio Activ ICI et ICI

lire la chronique de Marie, 4 novembre 1943 ICI

 

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