[ROMAN]BENJAMIN FOGEL, La transparence selon Irina.

benjamin fogel la transparence selon irinaPremier roman chez Rivages, collection noir (vient de paraître en format poche).

Le monde a changé. Depuis les combats menés au début des années 2020, le monde a progressivement basculé dans la transparence. Ce monde nouveau a rendu tout anonymat sur les réseaux (qui n’est plus qu’un réseau) totalement impossible et hors-la-loi. Seule liberté qui vous est concédée : la possibilité de vivre dans le monde réel sous pseudonyme. La transparence selon Irina de Benjamin Fogel, suite du roman Le silence selon Manon (bien qu’il soit paru il y a deux ans désormais, mais qui vient juste de sortir en format poche), nous plonge dans un univers dystopique où les libertés individuelles semblent plus que contrôlées.

Nous parlons là d’univers dystopique, mais la réalité du monde qui est le nôtre laisse malheureusement à penser que cette éventualité d’un monde qui nous contrôle de A à Z s’avère pus que probable. Seule différence notable, vous ne pouvez pas vous réfugier sous un pseudo pour déverser votre haine sur le réseau, auquel cas vous seriez automatiquement détecté et sanctionné. Seule bulle d’air pour éviter de sombrer dans un état totalitaire, vous pouvez vivre « en vrai » sous pseudo, en tant que Nonyme, en opposition aux Rienaca, abréviation de Rien à cacher, qui eux vivent dans les deux vies, réelle et virtuelle, sous leur véritable identité. Pourtant, les plus véhéments désirent l’abandon pur et définitif de l’anonymat, tandis que d’autres prônent le retour à l’état « d’avant ».

Une société en deux blocs déséquilibrés.

Forcément, les uns envient les autres, ou plutôt ne comprennent pas le pourquoi de cette vie sous anonymat. Si la grande, très grande majorité, a opté sans trop rechigner à cette transparence, les plus anciens ont encore du mal à s’y faire. Nous nous interrogeons forcément un peu dans quel « camp » nous basculerions dans l’éventualité d’une telle « réforme » du monde qui est le nôtre. Pourtant, à lire ce roman haletant, nous aurions plutôt tendance à imaginer vouloir vivre du côté des Nonymes. En effet, IVL (In Virtual Life, contre IRL In Real LIfe), vous êtes en permanence notés. Sur une échelle de 5, les mieux lotis dépassant les 4, preuve qu’ils s’astreignent à avoir une vie saine, être en totale bonne santé et remplissent leurs fonctions de la façon la plus adaptée qui soit, sans jamais dépasser du cadre.

Les Nonymes et les Rienaca peuvent se côtoyer, mais les relations entre eux s’avèrent compliquées, voire potentiellement conflictuelles. En effet, en tant que Nonyme, vous savez tout de votre vis-à-vis, alors que lui ne sait absolument rien de vous. Vous pouvez donc imaginer que votre interlocuteur vous ment éhontément, vous n’avez aucune certitude quant à ce qu’il vous annonce être sa vie. De l’autre côté, le frisson de découvrir quelqu’un pour la première fois n’existe absolument plus, le fantasme est tué dans l’oeuf dès la rencontre et la connection sur un ordinateur.

Le souffle court.

On suit, dans cette aventure, Dyna Rogne/Camille Lavigne (comme son pseudo l’indique, par son anagramme d’androgyne, nous ne savons si ce personnage est un homme ou une femme), Irina Loubovsky, une intellectuelle qui n’est visible que sur le réseau, Zax, un Nonyme radical plus quelques seconds rôles essentiels pour qu’une telle entreprise s’avère crédible. Tous, même ceux qui n’apparaissent qu’un bref instant, portent en eux une psychologie esquissée visant à les rendre crédible, dans un univers qui l’est tout autant.

La réussite de La transparence selon Irina tient d’ailleurs dans la façon dont Benjamin Fogel nous décrit ce monde, si proche et pourtant si éloigné du nôtre. La projection dans un futur rapproché nous aide en ce sens, détournant les codes actuels des réseaux sociaux pour les porter à leur paroxysme et à nous interroger sur une société de contrôle dans laquelle nous nous précipitons la fleur au fusil (c’est-à-dire, avant toute chose, de notre plein gré). La finesse de son écriture possède l’intelligence de nous embarquer dans l’univers petit à petit, en posant des bases relativement obscures qui peu à peu acquièrent une lumière particulière, comme si les pièces d’un puzzle s’imbriquaient les unes dans les autres sous nos yeux. Nous restons le souffle court du début à la fin de l’histoire.

Jeu d’engrenage ou d’assemblage à l’équilibre précaire, les fondations se trouvent consolidées par les trajectoires des personnages. Tous, même les plus infimes ont une importance (même si nous sentons bien que certains d’entre eux sont présents avant tout pour servir le dernier tome de la trilogie à venir). Comme c’était le cas dans Le silence selon Manon, rien n’est ici manichéen, moralisateur, Benjamin Fogel dépeignant un univers qu’en tant que spectateur (même si l’utilisation du « je » quand Camille Lavigne s’exprime pourrait laisser à croire à une forme d’identification de l’auteur, donc à une potentielle prise de parole moralisatrice, ce qui n’est pas le cas).

Un livre sombre, mais pas désespéré.

Résultat, nous en venons à nous interroger sur nous-mêmes, sur ce que nous serions prêts à accepter sous prétexte de la sécurité de tous. Évidemment, vu la conjoncture sanitaire actuelle, cette question prend une tournure d’autant plus inquiétante puisque, sous prétexte de protéger les plus faibles, une minorité, et surtout une minorité mise en danger par les absences de gouvernements successifs, nous devons tous nous masquer.

Certes, l’anonymat protège de certains crimes, certains harcèlements, mais la privation de cet anonymat ne viserait, à notre idée, qu’à stigmatiser encore davantage les esprits « différents ». Une société de contrôle nous obligerait à rentrer dans des cases encore plus petites, créerait encore davantage de discrimination, car, finalement, les biens nés resteraient ceux que nous connaissons déjà, de la même manière que les parias le resteraient. En revanche, nos libertés individuelles, à tous, seraient plus que limitées.

En opposant les « révolutionnaires » des deux systèmes (ceux qui désirent l’abolition pure et simple de l’anonymat IRL et IVL, et ceux qui veulent le retour à celui-ci), Benjamin Fogel nous place en « spectacteurs » de nos envies futures. Ce qui, une nouvelle fois, et particulièrement intelligent et dérangeant. La transparence selon Irina est un roman sombre, oui, mais pas désespéré (le roman se termine sur une énorme surprise!).

Relire le portrait subjectif de Benjamin Fogel

Relire quelques lignes de Le silence selon Manon

Relire la chronique de Le silence selon Manon

Relire la première partie de l’interview, la deuxième et la troisième.

Visiter Playlist society (dont Benjamin Fogel est le co-fondateur)

Relire la chronique de Swans et le dépassement de soi

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