[ Suite Interview ] YANN RICORDEL-HEALY, observateur du quotidien

Suite de l’interview de Yann Ricordel-Healy, notre auteur du mois de décembre.

Découvrez la suite de l’interview de Yann Ricordel-Healy qui nous dévoile certains de ses secrets de fabrications, d’une part fruit d’observations diverses et d’une imagination ancrée dans une réalité souvent perturbée. Retrouvez la première partie de cette interview ICI.

L’interview (suite).

Litzic : J’ai pu lire certains de tes ouvrages, autant fictionnel que technique. Ton écriture est immersive, elle dégage un côté séduisant même si, par ces thèmes, elle devrait nous faire fuir. Quand tu écris, ressens-tu cette notion de fuite justement ?

Yann Ricordel-Healy : Eh bien dans Le risque j’étais tout à fait conscient d’aborder des thèmes très sensibles, voire tabous. Disons que pour moi cela prenait l’allure d’une forme d’exorcisme, ou de catharsis. Le lecteur allait-il avoir envie de se confronter également à la dimension tragique de l’existence, je dois avouer qu’à l’époque je ne me suis pas du tout posé la question : l’écriture de ces textes relevait vraiment d’une impulsion nécessaire. Dans la foulée, j’ai eu la chance de rapidement trouver un éditeur (La Matière Noire, qui a sorti Le risque une première fois sous forme d’e-book)… C’est allé très vite. Et il est vrai que j’ai un goût pour la belle langue, pour une langue qui ne soit pas trop plate, et même parfois pour les mots un peu rares, qui côtoient souvent des formulations beaucoup plus directes et crues. C’est une forme de séduction peut être assez typiquement littéraire qu’on peut trouver chez Bataille, justement, Mishima, ou encore Gabrielle Wittkop dans Le nécrophile, son premier roman, que j’ai lu quand j’avais environ 20 ans.

« Il y a peut-être l’idée, au delà du simple plaisir de raconter des histoires, de conserver le souvenir de tout cela, d’être là pour dire : « souvenez-vous : voici ce qui peut arriver. »

L : Ton recueil Le risque et autres textes traite de la folie, du deuil, d’assassinat de masse également (genre tueur « fou »)…. Des thèmes pas très rigolos mais qui trouve des fondements presque banals et tissent des portraits de personnages très humains. L’humanité, pour toi, est-elle folle, sur le point de le devenir ou au contraire semble-t-elle s’en échapper ?

Yann Ricordel-Healy :Eh bien si je suis la pensée d’un philosophe que j’apprécie pour sa clairvoyance, Bernard Stiegler, il se peut que les passages à l’acte (une violence impulsive manifestée contre l’autre ou contre soi-même) de personnes sous l’emprise de ce que l’on appelle communément « folie » ou plus savamment « psychose » se multiplient, malheureusement. Du fait de ce qu’il nomme « disruption » : un environnement technologique qui change Ô combien plus vite que l’homme lui-même, qui devance ses désirs et le dépossède de lui-même, ce qui chez les plus fragiles d’entre nous peut provoquer un vertige, un « folie » qui peut prendre différentes formes… C’est ce que décrit le peintre James Rosenquist dans l’interview que je cite dans Extraplat.

L : Pourquoi ces thématiques ?

Yann Ricordel-Healy :Parce qu’elles m’ont touché de près : dans la nouvelle intitulée « Lumière de mai » je fais référence à la tuerie de Tours qui s’est déroulée en 2001 alors que j’étais étudiant dans cette ville, peu de temps après le 11 septembre, en y mêlant la figure de Maxime Brunerie, qui a tenté d’assassiner Jacques Chirac en 2002, sur un coup de folie. La nouvelle intitulée « Déshérités » fait référence à quelque chose qui m’a touché d’encore plus près, puisqu’elle est inspirée du parcours bien réel et tragique d’un ami que je connaissais depuis le collège, avec qui j’avais fait de la musique. Il y a peut-être l’idée, au-delà du simple plaisir de raconter des histoires, de conserver le souvenir de tout cela, d’être là pour dire : « souvenez-vous : voici ce qui peut arriver. Voici ce dont l’homme est capable »… Pour que tous et toutes nous gardions Mickaël, puisque c’était son prénom, dans nos mémoires et dans nos cœurs, pour que nous nous souvenions que Maxime Brunerie et le tueur de masse de Tours sont, avant tout, des êtres humains.

Sans soleil, Autechre, Thomas L’obscur, Robert Smithson…

L : Comment t’y prends-tu pour écrire ? Travailles-tu sur ordinateur ou sur papier ? D’où proviennent tes inspirations ? Comment les développes-tu ?

Yann Ricordel-Healy : Je travail directement sur clavier, excepté pour les textes théoriques et argumentatifs où j’élabore le plus souvent un plan sur papier avant de commencer. Pour Le risque je n’ai pas eu à chercher l’inspiration bien loin : tout m’est arrivé directement en pleine gueule. S’agissant de l’élaboration de la fiction, je procède beaucoup par hybridation, confrontation d’éléments réels, j’ai presque envie de dire par collage : la tuerie de Tours et Maxime Brunerie pour « Déshérités » comme je l’ai dit. La nouvelle « Mélissa L. » est une sorte de rencontre entre un personnage sorti d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houelebecq, un roman dont je dois admettre qu’il m’a intéressé non pas pour son écriture mais pour des thèmes dont je me sentais proche, et le parcours d’une actrice pornographique française qui a fait une carrière aux Etats-Unis. Pour les nouvelles que j’ai écrites depuis, qui ne forment pas encore tout à fait un recueil, j’ai procédé différemment, par observation et spéculation sur des personnages que je croise presque tous les jours ici à Mondeville, une commune périphérique de l’agglomération de Caen, où j’ai emménagé en 2015. Des personnes déclassées, parfois au bord de la clochardisation. Ça n’est pas encore la franche rigolade, mais c’est moins agressif, moins délibérément provocant.

L : Tu me disais dans nos mails que tu n’avais pas produit depuis un moment (du moins pas au point de pouvoir proposer un recueil conséquent) . Sais-tu pourquoi ?

Yann Ricordel-Healy :Pour une raison assez bête : la perte irrémédiable du manuscrit d’un roman, intitulé Deauville, déjà écrit aux trois quarts, en 2014, suite à un crash informatique, entamé dans la foulée et l’enthousiasme de la seconde publication, sous forme papier, de Le risque chez Créatures, une petite maison basée à Ouistreham, créée par un ami que j’ai connu au lycée, Alexandre Blin. Ca a été un veritable coup d’arrêt dans mon élan créateur. De ce fait, je me suis plus tourné vers la pratique de la photographie, tout en continuant à publier de petites choses, notamment dans le fanzine Hildegarde créé par Alice Popieul.

« Je travail directement sur clavier, excepté pour les textes théoriques… »

L : Si tu ne devais en citer qu’un :

Un film ?

Yann Ricordel-Healy : Sans soleil de Chris Marker, sorti en 1983. De manière générale, j’ai une grande admiration pour Chris Marker, qui était un véritable homme d’écriture tout en étant extrêmement moderne. Il écrivait admirablement avec les mots sous forme de voix-off, et avec les images. Il a poussé très loin la recherche dans cette articulation mots-images, et c’est particulièrement sensible dans Sans soleil.

L : Un groupe ou artiste musical ?

Yann Ricordel-Healy : Autechre, un duo de musique électronique basé à Sheffield en Angleterre. Ils sont partis du DJing et de la drum’n’bass pour en faire quelque chose de très complexe, de parfois complètement arythmique, à la limite de la déstructuration complète. Ils tirent des machines dont ils se servent quelque chose de tout à fait organique.

L : Un livre ?

Yann Ricordel-Healy : Thomas l’obscur de Maurice Blanchot, que j’ai cité plus haut.

L : Une œuvre d’art ou un artiste ?

Yann Ricordel-Healy : Je dirais l’artiste américain Robert Smithson, essentiellement pour ses nombreux écrits, situés quelque part entre théorie et fiction. Son œuvre plastique ne m’intéresse pas trop, et je ne pense pas que ce soit ce qu’il y a de plus intéressant chez lui. Avec le recul et ma longue pratique de la critique d’art, et bien que j’aie fait des études d’histoire de l’art, je sais désormais que je suis beaucoup plus du côté de la musique, des sons enregistrés, de l’écriture, de la photographie et des œuvres audiovisuelles que de ce que l’on nomme depuis la seconde moitié du XXe siècle les « arts plastiques », toutes ces choses nées des développements de la peinture et de la sculpture. Je suis plus du côté de l’immatériel de ce qui est reproductible et accessible au plus grand nombre sans sacrifier l’intelligence, que des objets uniques qu’on trouve dans les musées, centres d’art etc., qui dans les enchères atteignent des prix délirants.

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Retrouvez le portrait de Yann Ricordel-Healy

Retrouvez la chronique de Le risque et autres textes ICI

Retrouver la nouvelle Le démon de la singularité ICI.

Retrouver la chronique Extraplat, le pop art américain et l’idéologie ICI.

Retrouver la chronique de Les bras armés et autres textes ICI

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