[ INTERVIEW ] DAVID FONSECA, la manière d’écrire.

Suite des questions à David Fonseca.

Nous poursuivons l’interview de David Fonseca en explorant cette fois-ci la question du point de vue. Effectivement, cette interview montre les cheminements internes de notre auteur du mois quant à sa manière d’écrire, de l’objectif qu’il se fixe et de comment il peut changer d’axe pour coller au plus juste de son désir d’auteur. Une nouvelle fois passionnant !

Les questions.

Ltzic : Tu as déjà écrit deux romans, Cellules et Faillir. Cellules est une auto-fiction qui retrace ton parcours, de l’enfance jusqu’à la naissance de tes enfants, et Faillir est un roman mettant en scène un monologue d’un patient face à son psy. Peux-tu me donner 3 points communs et 3 différences entre ses deux ouvrages ?

David Fonseca : Le style/le ton employé, les univers décrits/recomposés, la forme adoptée, sont sans doute des différences majeures, pour en citer trois. Mais chacune de ces différences est induite/provoquée par une même approche. Elles reposent toutes sur un fond commun, sont articulées autour du même projet, autant dire que ces dissemblances sont accessoires. A ce propos, il me faut peut-être revenir sur l’un des aspects de notre entretien radio, si tu me le permets pour, peut-être, éclairer ce que je viens de dire.

Lecteur, me sont toujours tombés des mains les romans d’aventure, les épopées, la fantasy, en somme, tout ce qui traite de choses comme d’événements extraordinaires. Ce n’est pas qu’il s’agisse pour moi d’une mauvaise littérature, ou bien encore d’une question de goût. Je considère plutôt que si certains livres me tombent des mains, ce n’est jamais de la faute de l’auteur, simplement n’ai-je pas les clés pour entrer dans son univers. J’y demeure à la porte. Or, si je ne peux pas aller vers ces histoires extraordinaires que me promettent leurs auteurs, c’est qu’il me faut faire, composer au quotidien avec un handicap majeur, qui m’interdit l’entrée, notamment, de ses livres. Pour moi, l’extraordinaire, c’est bien au contraire tout ce qui est ordinaire. Ce n’est pas une simple formule. Ce qui relève de la science-fiction, ce sont les autres, moi compris, l’existence de chacun, le monde comme il va, le type qui se lève chaque matin pour aller au boulot, sa trajectoire comme elle se dessine. L’aventure, la fantasy, tout ce qu’il y a d’épique est dans cet ordinaire-là, au sens non pas où cela m’apparaît comme étant du merveilleux qui opérerait sous mes yeux. Je ne m’émerveille de rien. Je ne suis pas Christian Bobin (mais je n’ai rien contre Christian Bobin). Derrière chaque paysage, chaque beauté du monde, il y a toujours une ombre en creux pour moi.

Il paraît, à ce propos, que notre capacité à l’émerveillement permettrait de produire du lien social, à travers la joie que l’on ressentirait, qui deviendrait immédiatement partageable avec les autres. C’est ce à quoi ne parviennent pas les personnages de mes livres, leur incapacité, sinon leur difficulté à être au monde, à y être installé, à produire du lien social comme d’y être pris. Pour ma part, je suis perpétuellement inquiet, incapable de repos. Lorsque j’assiste à la naissance de chacun de mes enfants – moment merveilleux s’il en est – je ne peux pas m’empêcher de penser au même moment à tout ce qui pourrait leur arriver, à la mort qui guette en permanence : sitôt né, on est déjà assez vieux pour mourir, écrit Heidegger. Cette pensée m’obsède en permanence. Dès lors, ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’ordinaire, ce n’est pas son merveilleux, c’est le caractère absolument étrange de ce qui m’apparaît. Je ne comprends rien à rien. J’écris depuis cette incompréhension. Et pour ce faire, je débute par moi dans Cellules.

D’abord, je le fais pour me débarrasser de la question de savoir si dans les livres on fait de la fiction ou non. Question oiseuse selon moi, j’y reviendrai plus bas. Ensuite, je le fais car, pour parler comme Montaigne dans ses Essais, je ne connais pas mieux d’autre sujet que moi. Cela ne signifie pas que je le/me connaisse bien. Cela signifie tout d’abord que l’étrangeté, je la rencontre d’abord au premier chef en moi. Ce ne sont pas les autres, leur manière de fonctionner qui m’apparaît comme étant absconse. C’est la mienne en propre. Débuter par moi n’est donc pas une mise à plat de mon ego, c’est au contraire un exercice d’humilité car rien ne me diffère des autres.

Ecrire sur soi/sur moi, ce n’est pas davantage verser dans la nostalgie. Je n’ai aucune forme d’adoration pour le passé, pour ce sentiment complaisant à l’égard du passé qui ne permet plus d’apercevoir la seule vérité du présent. Ce n’est pas davantage s’apitoyer, c’est au contraire se montrer sans pitié. Sans pitié à l’égard de soi et d’abord de soi. Se regarder dans la glace devrait toujours renvoyer son image comme une gifle. Il me fallait donc débuter l’écriture par moi pour le dire. Me montrer sans pitié pour moi était le strict minimum, une forme de politesse avant que d’aller vers les autres.

« L’écriture est un sport de combat, pour paraphraser le titre d’un documentaire sur Bourdieu »

L : Comment les as tu appréhendé ? Comment les as-tu écris ?

David Fonseca :Dans les deux cas, j’ai laissé venir, je me suis efforcé d’accueillir ce qui venait, en évitant au possible de corriger. Je voulais me laisser surprendre par ce qui venait. Ce qui ne signifie pas que pour écrire j’attende que les choses viennent « naturellement ». Rien n’est naturel, rien ne vient spontanément chez moi. Tout ce qui me vient est provoqué/corrompu au contact d’autre chose. L’écriture n’est ni un don ni quelque chose de naturel. Je n’aime pas ce sentiment de caste, cette prétention chez l’écrivain, comme celui qui possède le verbe (qu’il soit politique, intellectuel ou quoi que ce soit d’autre), de se sentir dans la position de l’élu. Je n’ignore pas la puissance qui est conférée socialement à celui possède le verbe comme instrument de travail (voir Bourdieu à cet égard). Pour ma part, j’écris comme d’autres travaillent le bois, l’acier, font de la musique ou qu’en sais-je encore. Je travaille à partir d’un matériau. C’est tout.

Pour le reste, je n’appréhende rien, je ne suis pas dans la position du guetteur, d’une sorte de chasseur de mots ou d’histoire. J’écris bien plutôt parce que c’est moi qui suis appréhendé par mon histoire comme les personnages dont je parle. J’écris parce que je me trouve pris. J’écris sur cette possession en essayant de trouver chaque fois des exorcismes. En me posant en permanence la seule question qui vaille pour moi (après celle du suicide, en philosophie, pour Camus) : comment mes personnages parviendront-ils ou non à se sortir de la force d’attraction de leur trou noir ?

L : L’un a été écrit « sur le vif » et l’autre plus à la manière de collage. Te définis-tu préalablement des objectifs à atteindre, des contraintes également pour pouvoir diriger ta plume ?

David Fonseca : Aucun plan préétabli. C’est la phrase ou le mot qui vient qui commande la suite. Il n’y a pas de plan. Je ne crois pas au vertu du plan, et pourtant suis-je enseignant. Mais le plan, où qu’on l’applique, consiste toujours en une domestication de l’esprit comme du sujet traité, afin de produire sur la rétine du lecteur le sentiment d’une belle totalité à l’œuvre, comme si l’on était capable de penser en continu, sans bruits périphériques qui viendraient rendre inaudibles, du moins parasiter ce que l’on dit. Pour ma part, je ne pense pas en continu, les choses n’ont pas le bel aspect du monolithe dans mon esprit. Je pense occasionnellement, par sauts, par saccades, de façon discontinue. Les choses dont je veux parler notamment dans les livres (mais je fais la même chose sur le plan universitaire) n’ont pas le noble et ample drapé qu’on voudrait leur donner en les arraisonnant à travers un plan préétabli.

Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas faire de plan. Je dis que, pour ma part, j’en mesure tout le caractère artificiel. Dès lors, me concernant, s’il n’y pas de plan, c’est que je laisse venir autre chose, la phrase. La phrase vient toujours en premier lieu. Cela ne signifie pas que je me place en situation de réceptacle, m’en remettant en permanence à l’inspiration. Je t’ai déjà dit tout le mal que je pense de ce thème de l’écrivain inspiré. Non, la phrase qui vient est toujours provoquée par autre chose qu’elle-même : regardant un film, observant une peinture, écoutant une discussion : ma tête fait feu de tout bois jusqu’à ce que vienne, enfin, une phrase. La phrase, c’est le produit de tout un tas de matériaux divers qui se sont consumés en elle. La phrase, c’est ce qui reste, c’en sont les cendres. Phrase que je note quelque part, n’importe où, phrase précieuse pour moi car elle sera mon embrayage, mon accroche, qui donnera l’impulsion. Elle est la force motrice de ce que je vais écrire par la suite, chaque phrase en commandant une autre.
Et, au sein de cette phrase, par quoi elle est encore plus précieuse, ce n’est jamais le sujet qui intime l’ordre, le sujet de la phrase. Sujet/verbe/complément, la grammaire comme la syntaxe s’en préoccupent avec tout le sérieux du monde. Mais le sujet, dans mes livres, dans ma phrase, précisément est ce qui fait question. C’est là que se trouve le trou, au centre du pronom personnel. Le verbe n’est jamais agi. Il n’y a plus de pilote dans l’avion.

Par contre, contrainte il y a pour moi dès lors qu’il s’agit d’approcher un univers, ou plutôt le trou au milieu de l’univers singulier de mes personnages afin de rendre sa part à ce qui fait sa particularité. Lorsque je parle d’un type en prison, qu’elle soit carcérale, psychiatrique ou mentale, ce que je voudrais faire sans être tout à fait certain de jamais y parvenir, c’est de rendre compte de son langage, du codage/décodage qui a été installé par ces personnages afin, éventuellement, de s’extraire de leur trou. Quelles échappées (ou non) sont possibles pour eux ? Pour en rendre compte, je voudrais tellement être capable, dans chacun des livres, de l’exprimer par un style différent. Voilà donc la contrainte avec laquelle je vais m’efforcer en permanence de négocier : identifier le langage qui est le leur.

« …avant de piquer, tourner par cercle concentrique en une forme de danse comme la guêpe, puis s’éloigner à nouveau dans le même geste. »

L : Dans tes deux romans, il n’y a pas de dialogues. Pourquoi ?

David Fonseca : L’absence de dialogue est un non-choix formel qui a opéré après-coup, dont je me suis aperçu post-écriture. Il ne s’agit donc pas d’une résolution initiale mais d’une contrainte imposée par mes personnages qui a produit ses effets en cours de rédaction. Absence de dialogues, simplement parce que la narration se déroule dans l’espace mental des protagonistes. Des individus qui, chacun à leur manière, sont enferrés, pris dans/par leur trou. La problématique est la même que dans le roman de Repila, Le puits : deux enfants de la même fratrie se trouvent au fond d’un puits. Vont-ils s’en sortir et comment ? Mais un puits dispose au moins d’un sol terreux où s’appuyer encore. Des parois existent. Dans Cellules et Faillir, il s’agit d’approcher un trou sans bornes, au sens où il s’agit d’un univers qui m’est étranger, y compris lorsque je parle de mon propre trou. Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quel trou, mais une sorte de trou noir mental. A l’instar des trous noirs qui se trouvent au centre des galaxies, donc de tout un univers de vie, les astrophysiciens nous apprennent qu’il n’est pas possible de les décrire car l’espace et le temps s’y confondent pour s’y épuiser tout à fait. La seule manière d’avoir une idée de ce à quoi il ressemble est dès lors de décrire les objets – les étoiles en l’occurrence – qui gravitent autour, précisément de décrire la manière dont ces objets se comportent à l’égard de ce trou noir : seront-ils avalés ou non par ce dernier ? Et si tel est le cas, qu’adviendra-t-il d’eux ? Seront-ils consumés tout à fait ? Seront-ils enfin libérés de leur masse pour une autre forme d’existence ? Est-ce la fin ou le début de quelque chose ?

Voilà le sens même de ce pour quoi j’écris : approcher le(s) trou(s) noir(s) de mes personnages. En sachant donc que je ne pourrai jamais le faire immédiatement, directement, mais, un peu comme dans la théologie apophatique qui ne peut décrire Dieu que négativement, en énumérant tout ce qu’il n’est pas, je vais m’efforcer d’approcher ces trous noirs négativement, à travers la manière dont chacun se comporte à leur égard, donc médiatement. Par nécessité et contrainte, donc, lorsque je m’efforce d’approcher cet univers, je m’aperçois qu’il ne peut jamais être fait par l’entremise de dialogues : le langage de mes personnages a été, justement, avalé par leur trou noir. L’écriture, pour moi, devient instamment un outil afin de recomposer une langue perdue, une langue oubliée, une langue morte.

L : Il y a dans tes deux romans, beaucoup de corps, de combats. Écrire est-il aussi un combat pour toi ?

David Fonseca : L’écriture est un sport de combat, pour paraphraser le titre d’un documentaire sur Bourdieu (La sociologie est un sport de combat) ? Peut-être. Mais d’un drôle de combat dès lors, où chacun des protagonistes des livres est au fond son propre adversaire. Il s’agit de raconter, à l’instar d’un western, comment un duel prend forme dans la tête de chacun. Même s’il s’agit toujours d’explorer un contexte particulier, celui de mes protagonistes (leur enfance, leur milieu social, etc.), c’est toujours pour faire apparaître combien il n’y a pas de prédestination à l’œuvre. Rien n’est écrit à l’avance. Quand il s’agit par exemple de parler de l’enfance battue, d’une famille dysfonctionnelle, il ne s’agit jamais, à travers ces éléments contextuels, d’expliquer ou encore de faire comprendre le parcours d’un individu. Une certaine sociologie peut faire cela. Pas davantage s’agit-il d’excuser/d’accuser ou de blâmer qui que ce soit. Ces éléments ne sont présents dans le récit que comme toile de fond, pour approcher le trou noir de ces êtres, leur donner cette matérialité qui fait défaut. Il s’agit simplement de dresser l’état des lieux de leur univers, lui conférant son épaisseur. Ce contexte n’est donc qu’un préalable. L’essentiel se joue ailleurs que dans le récit de la petite vie de chacun, ses bonheurs/ses malheurs. Ce n’est que le terreau sur lequel prend forme toujours le même questionnement pour moi : étant donné tel contexte (la vie dans une cité, la prison, qu’en sais-je encore), comment chacun va s’efforcer de s’y orienter, comment de ce trou/depuis ce trou donner à voir/offrir de la visibilité quand on sait – je continue à filer la métaphore du trou noir – que la lumière elle-même ne peut pas s’en échapper.

« A cet égard, je n’ai pas écrit Cellules, qui me permet de revenir sur ce que tu en dis dans ta belle chronique, pour me débarrasser de ce qui me lestait, pour m’« alléger » et passer enfin à autre chose. »

L : De la même façon, dans tes deux romans, je retrouve une facilité à partir dans toutes les directions à partir d’un idée, pour toujours retomber sur cette même idée à la fin (mais développée par les digressions). Je l’ai retrouvé aussi à l’oral quand nous nous sommes appelés. Et-il plus facile de gérer ces « déviations » à l’écrit ou à l’oral pour toi ?

David Fonseca : Cette manière de fonctionner est une forme de raisonnement qui emprunte à la technique du combat de boxe, que Mohamed Ali exprimait par la singularité de son art : avant de piquer, tourner par cercle concentrique en une forme de danse comme la guêpe, puis s’éloigner à nouveau dans le même geste. Ainsi voulait-il se rendre insaisissable tout en épuisant l’adversaire. Pour ma part, je n’épuiserai jamais rien. Je n’abattrai pas qui que ce soit. Il s’agit de montrer, à travers l’acte même de penser comme de l’écriture, qu’il n’est jamais possible d’aller droit à l’essentiel, c’est-à-dire que rien n’est jamais évident, rien n’est jamais donné immédiatement. Je digresse comme je tourne en rond non pas pour penser, mais plutôt pour dé-penser. Car plus on croit s’approcher du centre, plus il nous échappe. Ecrire est un acte qui devrait normalement confiner à l’humilité, comme le savoir par ailleurs : plus on accumule de connaissances, sur quelque sujet que ce soit, plus on devrait s’apercevoir d’ombre, de tout ce qu’il (me) manquera toujours pour saisir tout à fait ce dont je voudrais parler. Raison pour laquelle je n’aime pas et ne serai jamais expert ou consultant en quoi que ce soit. Je n’ai aucune vérité à dévoiler, pas de message particulier à annoncer. Il y a cette parole du poète Paul Valet que j’affectionne en tout, qui était contemporain et admiré de René Char, plutôt méconnu aujourd’hui, qui écrit : « Etre pauvre en leçons, enseigner les lacunes ». La volonté, chez moi, est dès lors délibérée de montrer l’impossible saisie de l’univers d’un individu dans mes livres, le mien au premier chef. Impossibilité d’aller jusqu’à l’os, comme l’« on » dit, même si je n’aime pas et ne connaît pas qui est ce curieux « on » ( « aller à l’os », voilà une expression en forme de cliché consacrée par une certaine critique de la littérature qui adore lorsqu’un auteur est capable précisément d’aller à l’os, selon leur formule auto-consacrée). Impossible d’aller à l’os, car, dans le cas de mes personnages, il n’y a plus d’os, seulement un trou. Quelque chose demeure, quelque part, pour toujours inaccessible. C’est non pas pour dévoiler ce mystère que j’écris, mais afin de lui rendre sa part à jamais irrésolue.

Que ce soit à l’oral ou à l’écrit, les modalités de la réflexion demeurent inchangées chez moi, du moins je le crois. Mais, évidemment, à l’oral l’exercice est plus périlleux. L’écrit peut permettre le temps de la relecture. Non pas l’exercice oral. Si l’on me questionne oralement, comme dans le cas de notre entretien radio, sitôt la question posée me parvient une foule de pensées, innommable a priori, non reconnaissable immédiatement, qui provoque un effet bouchon. Il me faut alors produire un effort pour filtrer, laisser passer au minimum l’une d’entre elles, sans jamais être tout à fait assuré qu’il s’agisse pour moi du meilleur angle choisi pour répondre. N’en reste pas moins qu’à partir de ce que je formulerai j’élaborerai ensuite mon propos, ma mise en récit.

L : Comment définirais-tu ta plume ? Plutôt sincère ? Romantique ? Expérimentale ? Rigoureuse ? (liste non exhaustive)

David Fonseca : Je suis incapable de définir quoi que ce soit à ce propos. Je ne crois pas qu’il m’appartienne de le faire. Une seule chose m’est certaine, j’écris pour me décentrer tout à fait chaque fois que je le fais. C’est l’une des rares expériences qui m’est donnée de me « neutraliser ». Non pas de m’oublier : on n’oublie jamais rien. A cet égard, je n’ai pas écrit Cellules, qui me permet de revenir sur ce que tu en dis dans ta belle chronique, pour me débarrasser de ce qui me lestait, pour m’« alléger » et passer enfin à autre chose. « Passons, passons, puisque tout passe, écrit Apollinaire, les souvenirs sont cors de chasse dont meurt le bruit parmi le vent ». J’aime tellement ces vers, qui ne m’ont jamais quitté depuis l’adolescence. Pourtant, je ne considère pas que « ça passe ». Rien ne passe. Pas davantage je me trouve du côté de Musset : « A défaut de pardon, laisser venir l’oubli ». Pas même de celui de Kundera, dans La plaisanterie : « Rien ne sera réparé, tout sera oublié ». Ni ne se répare quoi que ce soit, du moins est-ce mon sentiment, ni ne s’oublie notre histoire. On n’oublie pas, car le travail de l’oubli est un travail qui se fait malgré soi, seul, sans qu’on le veuille : on ne peut pas le décréter. La volonté y est étrangère. Tant mieux s’il vient pour certains, mais il ne se délibère pas. Ce n’est pas, sous prétexte de poser sur le papier mon histoire, que je m’en débarrasserai. Je peux même considérer, après James Lee Burke, que parler du mal, de ce qui fait mal, c’est lui donner une seconde chance, une seconde vie, c’est l’entretenir, « ce fils de pute ». Je ne me réparerai pas davantage en écrivant. Ecrire ne guérit pas. Mais, au fond, sauf cas pathologique (comme c’est le cas dans Faillir), peut-être n’est-ce pas si grave. On peut être abîmé, on peut chavirer sans pour autant être naufragé. Oui, chavirer n’est pas naufrager. J’écris sur des individus qui chavirent. Ce que j’en escompte, ce que j’en espère ? Que mon écriture dise ce sens dessus dessous.

 » Est-on capable, dans un livre ou ailleurs, de produire une parole originale ? « 

L : On retrouve dans faillir des éléments déjà présent dans Cellules. Penses-tu que l’auteur est lisible dans ses livres ou bien qu’il est totalement déconnecté de ce qu’il écrit (dans le sens où certains auteurs disent et pensent que la fiction, c’est de l’imaginaire pur et non une représentation de qui ils sont) ?

David Fonseca : Des milliers de pages traitent de cette question. Je serai bien en peine d’y répondre. Disons plutôt que je la résous de la façon suivante. A l’instar de Nietzsche, qui considérait que toute philosophie n’est qu’une biographie déguisée de l’auteur, j’en sais davantage sur Tolkien, après avoir lu chaque tome de son Seigneur des anneaux, que s’il avait écrit une biographie. Je prends l’exemple de Tolkien, qui est un exemple paradigmatique de la question que tu poses, au sens où il met sur pied dans son œuvre un monde inédit, qu’il compose à cette fin un langage particulier, bref, qu’il s’agirait de fiction pure et dure. Le lisant, j’ai le sentiment de ne parcourir que ses obsessions, pressens sa formation universitaire, sa position académique, sa conception de l’amour, la place de la femme dans le champ social comme familial, son sentiment sur la religion…en somme, autant d’éléments qui pourraient composer la biographie d’un individu. Evidemment, je peux me tromper le lisant, et il ne s’agit jamais de lire un auteur en espérant sonder ses reins comme son cœur, travail proprement insurmontable. Ceci pour dire, également, qu’il serait possible, dans le même temps, de faire le trajet inverse, en renversant la proposition de Nietzsche, pour le dire trop vite, en disant que toute biographie est aussi une fiction – et sans considération pour la manière dont tel ou tel fait toujours des choix à l’instant de se présenter dans le cadre, notamment, de mémoires -, dès lors que l’on prend pour acquis que la mémoire de quiconque est toujours mauvaise conseillère, sournoise qu’elle est à reconfigurer en permanence tout ce qui nous arrive. Autant dire que, biographie/mémoires ou non, il est impossible d’être dans un strict rapport de vérité à l’égard de soi comme des autres. Tout ceci me semble donc oiseux. La seule question qui devrait demeurer, toujours, est de savoir, quel que soit le sujet, si ce qui a été écrit le méritait.

Mais, au vrai, la question que tu me poses est de savoir s’il serait tout à fait possible de s’émanciper de soi comme des autres en écrivant, qui pose une question fondamentale. Est-on capable, dans un livre ou ailleurs, de produire une parole originale ? Qui ne signifie pas produire une parole intelligente, mais originale au sens où elle serait inédite, c’est-à-dire encore tout à fait débarrassé de soi. Pour ma part, je considère que mes pensées, ce que je dis, comment je le dis, ne pourra jamais se débarrasser de moi comme de tout ce qui m’a fait. Quand je parle, je ne suis qu’une citation. Si j’étais capable de produire une pensée véritablement originale, et ce faisant de faire de la pure fiction, qui ne serait que la seule et véritable littérature pour ceux qui s’en pourfendent, je ne serai plus moi, effectivement, mais Dieu, ou un dieu, peu importe comment le nommeras-tu, mais débarrassé de toute contingence terrestre, je ne relèverai plus que du registre de l’éther. Problème : sera-t-on capable d’entendre ce que ce dieu a à nous dire si ce qu’il nous dit est vraiment original ? Le problème de l’originalité est qu’elle n’est pas reconnaissable, car, proprement, son caractère novateur est tel que nous ne disposons pas d’éléments de comparaison pour seulement l’apercevoir.

 » Je parle au contraire d’individus repliés sur leur quant-à-soi, qui n’est pas une forme de nombrilisme, mais l’expression de l’impossibilité d’effectuer une sortie au-dehors de soi. « 

L : Tu parles à la première personne du singulier dans Cellules et Faillir. Si pour le premier c’est évident, pourquoi l’avoir choisi pour le deuxième ? Etait-ce comme une façon de t’approprier le personnage et son histoire?

David Fonseca : Puisque mon projet est d’approcher le trou noir de l’univers de mes personnages, par la (re-)construction d’un langage (qu’il soit parlé, corporel, sensitif, etc.) dont l’écriture doit rendre compte, puisque la seule chose qui me meut est l’étrangeté de chacun, du monde dans lequel je me trouve, je ne peux le faire qu’à la seule condition de la prosopopée : je vais essayer de les faire parler en prenant place dans leur corps. Recourir à un narrateur extérieur me donnerait le sentiment de me placer au-dessus de la mêlée, distribuant bons comme mauvais points à travers sentences et jugements. Je me prendrais pour le petit dieu narrateur. Je parle au contraire d’individus repliés sur leur quant-à-soi, qui n’est pas une forme de nombrilisme, mais l’expression de l’impossibilité d’effectuer une sortie au-dehors de soi. Mais, pour Cellules y compris, ce n’était pas aussi évident que de recourir à la forme pronominale « je ». J’aurais pu faire le choix de l’extériorité, donner le sentiment que je décrivais la vie comme le parcours d’un individu qui m’était étranger et que, partant, pour saisir cette étrangeté, mieux valait le faire depuis un point de vue extérieur. Mais, plus précisément, si une fois encore il y a une absence de dialogues dans Cellules comme Faillir, c’est qu’il n’y a ni décor extérieur ni aucune forme tangible d’extériorité autrement qu’exprimée par les pensées de mes protagonistes : les autres, femmes, enfants, boulots, activités, n’existent que dans l’esprit de ceux qui en parlent, ils n’ont pas d’autre matérialité que la ressaisie effectuée par le langage comme la pensée de mes personnages. Au fond, il n’y a que du « je » qui soit à l’expression chez eux, un « je » saturé de surprésence. Leur trou noir, qui dit en permanence : je n’ai rien de plus profond à t’offrit que le gouffre qui est en moi.

L : Peux-tu nous parler de ton prochain livre qui doit paraître en novembre ? De quoi parlera-t-il ? Quel point de vue adopteras-tu ?

David Fonseca : Au sud de nulle part (ou plutôt Insolubles charades. Au sud de nulle part) racontera l’histoire d’une famille algérienne venue s’installer dans un quartier populaire français dans les années 70, jusqu’à aujourd’hui. L’écriture de ce livre m’a été inspirée par un fait divers : la disparition, pendant la guerre d’Algérie, du père de l’un des personnages centraux du livre, Sadia, lorsqu’elle était encore enfant. A partir de ce trou initial comme celui qui va la conduire à quitter l’Algérie pour un mari qu’elle ne connaît pas, venu travailler en France, s’installant dans un nouveau trou, au 13e étage d’une tour pas vraiment quelconque de la banlieue, quatre enfants plus tard, comment chacun, père, mère, enfants vont s’inventer une position, un langage, pour se sortir ou non de leur trou ? La démarche empruntée sera donc toujours la même, partir à l’exploration d’un univers ordinaire non-familier, toujours étranger. Le point de vue sera celui de la fille aînée de cette fratrie, de son regard porté sur les accommodements qui seront les siens comme les leurs.

La construction du livre sera différente des précédents, commandée elle aussi par le parcours singulier de cette famille. Le livre sera ordonné à partir d’un abécédaire : A comme…B comme… car, pour une famille qui n’a pas tout à fait perdu sa langue, mais qui se trouve dans la nécessité, comme leurs enfants, d’en conquérir une nouvelle, il fallait bien se construire un dictionnaire tout personnel. Au sud de nulle part raconte cette histoire.

david fonseca manière d'écrire

Relire le portrait o-su-bjectif de David Fonseca

Relire Portraiture, texte offert par notre auteur du mois pour que vous appréhendiez sa plume de la meilleure des façons possibles.

Enfin, relire la chronique de Faillir et celle de Cellules

Redécouvrez la première partie, la deuxième et la troisième partie de l’interview de David Fonseca

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