[ MOT DE LA FIN ] GUY TORRENS, générosité

Mot de la fin de Guy Torrens, avec deux très belles surprises !

Avant de laisser la place libre à Guy Torrens et à son mot de la fin, nous tenions à le remercier chaleureusement pour la qualité de nos échanges. Nous savons qu’il a vécu un moment difficile en début de mois, pourtant il s’est impliqué avec force dans son mois d’auteur. Nous lui en sommes énormément reconnaissants et c’est avec beaucoup de respect que nous lui faisons nos aux revoirs, tout en sachant que nous continuerons de le suivre dans son aventure littéraire. Nous vous laissons désormais avec lui.

Le mot de la fin.

Litzic, un nom qui sonne, un nom qui rythme. Une rencontre épistolaire, c’est toujours une rencontre. Des questions et des réponses, un dialogue, peut-être ce qui nous manque le dialogue, l’écoute et se risquer à dire, à décrypter l’indicible qui se cache entre les lignes, qui se cache derrière les mots. Un mois qui est passé très vite avec un intérêt croissant. Chaque auteur devrait faire ce chemin et se demander : « qu’est ce que j’ai voulu dire ? » et la réponse est souvent : «  je ne sais pas » et c’est déjà ça, ne pas savoir, ne rien maîtriser si ce n’est le besoin et le plaisir fondamental d’écrire et de créer. Alors merci encore à Litzic, ce nom qui résonne encore et encore.

Deux extraits d’un roman à venir «  Le vertige du bourreau » et d’un recueil de poèmes. «  Les hommes se taisent parfois ».

Le vertige du bourreau :

Guadalajara. Une pluie diluvienne sans discontinuer pendant des jours et des jours, de la boue et du sang, des cris, des halètements, une ferme en ruine, des mourants dessous, asphyxiés. Une longue plaine détrempée, un crépuscule violent. Le Jarma infranchissable, le Styx des nationalistes. Attaques, contre-attaques, Chatos et Moscas, Katiouskas, bombes et ruines. La pasionaria et la 11éme division Lister. Les notes de Richtofen : » Adversaires rouges devant Madrid : combats acharnés. On a fait des prisonniers français, belges, et anglais. Tous fusillés, sauf les Anglais. Chars bien camouflés dans les oliveraies. Beaucoup de morts alentour. Les Maures ont fait leur travail à la grenade. » Le jeune type excité qui court après les soldats pour les convaincre de prendre des grenades et des gâteaux de Savoie. Ils obéissent, ils remplissent leurs besaces de grenades et de gâteaux sans arrêter de marcher. Il aurait aimé rencontrer ce jeune homme et le prendre à même le sol, gelé d’une neige boueuse. Tout est sombre, seuls les éclats d’obus zèbrent le ciel. Il danse sous les plaintes des mourants qui implorent, du sang de leurs lèvres, il se peint les yeux. Il les embrasse à pleine bouche, les caresse à pleines mains, respire leurs cheveux collés de froid de sueur et de peur.
Il est l’hyène de Guernica, le chien de Malaga. Il grandit au milieu de ces corps abandonnés à la vermine. Il a les yeux rouges de leur désespoir. Il grandit encore dans ces jeunes hommes figés. Il est immense maintenant, fait de terre, de sable, de boue de neige, du cuivre des obus, des éclats de la chair, des murs noircis, des vies ravagées, il préfère empruntées plutôt volées, il ne les rendra jamais. On lui dit que la victoire est là, lui se repeigne, sans un mot devant un miroir qui ne reflète plus rien. Il fouille dans les corps encore chauds, il boit les derniers spasmes. Il est ivre. Il aboie et pisse sur la lune rousse. Les bêtes féroces l’évitent ou fuient à son approche. Le général le convoque, il est habillé en danseuse de flamenco, il a les dents noires, laquées, il l’oblige à se mettre à genoux pour prier, pour le soumettre. Il rit. Le général recule. Il lui saute à la gorge et le mord à la jugulaire, là ou frappe le sang. On lui tire dessus, il arrache une à une les balles, les suce comme des bonbons acides. Il va vers Madrid. Il ne s’arrête qu’à Carabanchel dans la cellule des condamnés.
C’est un bruit qui le fait revenir à lui, un bruit de verre cassé. Il a lâché son verre. Des éclats, du liquide sur le carrelage. Il sait qu’il ne doit plus attendre. Il va dans sa chambre. Il sort son uniforme, cire ses bottes, déplie ses gants, époussète son calot. Il est temps d’en finir.

L’extrait du texte “Le vertige du bourreau” est publié avec l’aimable autorisation de Guy Torrens.
© Guy Torrens– tous droits réservés, reproduction interdite.

Les hommes se taisent parfois :

Six heures du matin. Il aime se lever tôt. Il descend sans bruit de son lit d’enfant.
Il aime sentir le carrelage froid sous ses pieds. Il fait déjà chaud.
Il ouvre la porte doucement. Il s’assied sur le pas de la porte. Il sent le froid de la pierre sur ses fesses nues. Toujours furtif, il va chercher son maillot de bain jaune poussin. Il aime la couleur. Sa mère l’appelle souvent « mon petit poussin ». Il se rassied. Le regard vague.
Il attend que sa chèvre s’ébroue derrière le citronnier, et même s’il n’a pas le droit, il ira l’embrasser sur le museau. Les adultes parlent à voix basse de la guerre. Il a quatre ans.

Aujourd’hui ses parents ont pris deux barques. Une, bleue avec un trait rouge
L’autre, vert foncé avec un trait plus clair.
Il monte dans celle de son père, la bleue, la plus belle. Elle ressemble à la mer.
Les barques s’éloignent, se rapprochent. Son père le soulève. Il croit qu’il joue.
Et hop à la mer !
Instant de stupeur. Panique. Il s’agite. Il flotte. Il se met à nager comme un chien.
Il entend rire tout le monde. Il est fier. Il ne s’arrêtera plus de nager.

L’aéroport.
Il n’en a jamais vu. Il est excité. Il va voler. Il y a beaucoup de monde.
Des militaires et des policiers surveillent. On lui a dit qu’il devait partir à cause de la guerre.
Il sait ce que c’est maintenant : des hommes qui tuent d’autres hommes.
Il va prendre l’avion, c’est tout ce qui compte. Autre aéroport de l’autre côté de la mer
Les gens ont un drôle d’accent. On lui dit : « Ce sont des marseillais ».
Sa mère et sa sœur pleurent. On les emmène à l’hôtel en bus. Ils dorment tous les trois dans la même chambre. Les murs sont sales.

Il n’avait jamais vu de montagnes aussi hautes. Il est là maintenant pour nager. Uniquement pour nager. Il le fait avec application, avec acharnement, en souvenir des barques.
Les forêts l’attirent. Il perd son pucelage social. L’autre le vrai, le profond, il l’a déjà perdu dans une chambre aux volets clos. Il le garde pour lui. C’est son chemin secret. Il a seize ans.

Le ciel gris, des vagues sèches, une mer qui se retire. Des murs de briques rouges. Les canaux de Bruges. Il joue maintenant sur des pavés luisants à l’adulte avec femme et enfants -deux garçons. La faille de lumière est en lui. Il se repose.

La découverte de la nuit. La cité flamande s’enlumine de lieux de secours.
Les pavés ont des sentiers d’éclairs, des torrents de vie Il naît.

Une tour sur une colline. L’Oise au pied de la tour.
Du brouillard en n’en plus finir. Opacité.

Retour. Regain. Marseille. Il est à nouveau deux. L’unique et le double.
L’électricité des nuits le porte encore. Paroles jetées, hurlées. L’Arsenal des Galères.
Voûtes de pierres crasseuses. Des pogos de punks déjantés résonnent.
Il devient.

Et puis l’ancre jetée. 25 rue Jean Roque. L’hiverture de l’art. Une faille automnale.
Le lieu d’où il part après 20 ans, fugace vision. Il y avait toi, il y a toi, il reprend.
Les yeux noyés de vert émeraude, la peau si mate d’être belle au soleil de cette ville folle.
Les nuits sous alcool à hurler comme des loups blessés de cet amour
qui ruisselle et qu’on ne peut arrêter. Il se brise.

Il a trouvé asile sur les plateaux arides d’une Lozère en fuite.
Une caravane à rideaux orange et blancs. Radeau de fin de semaine où la caresse reprend au milieu des genêts, des bruyères, à entendre les pas des deux marteler les plateaux déserts
hantés par les vents acides et les Gévaudan de leurs corps en flamme.
Il a jeté la Lozère après.

La chambre bleue, entièrement, l’ocre, le jaune pâle, des couleurs.
Il regarde les îles et la mer grise ou bleue, les couchers de soleil sur l’Estaque.
Il attend de nouveau le cœur battant.

Ce texte “Les hommes se taisent parfois” est publié avec l’aimable autorisation de Guy Torrens.
© Guy Torrens– tous droits réservés, reproduction interdite.

Guy torrens interview 2

Suivre Guy Torrens sur FB

Retrouver le portrait subjectif consacré à notre auteur du mois ICI

Retrouver sa nouvelle Bourbon Jack en deux parties ICI et ICI

Retrouver la poésie Le noyé de la Saint-Jean ICI
Lire la première partie de l’interview de Guy Torrens ICI
Lire la deuxième partie de l’interview ICI
Retrouver la chronique de La tectonique des planques ICI
Retrouvez la chronique de Les cendres muettes ICI
Retrouvez la chronique de Les saisons de l’après ICI

 

Ajoutez un commentaire