[Interview]DAVID FONSECA, l’indéchiffrable complexité de l’auteur

Découvrez l’interview de David Fonseca, auteur du mois d’octobre.

Avec ce titre « décrypter l’indéchiffrable complexité de l’auteur », nous ne voulons pas dire que David Fonseca est incompréhensible, mais qu’il s’attaque, dans cette interview, à explorer le conscient et l’inconscient de ce qui fait un auteur, lui en occurrence. Loin d’effleurer les questions, il s’y engouffre et dépeint avec honnêteté ce qui constitue sa vérité quant à l’écriture, ses racines, son feuillage (ou son panache), ses aspérité également. Cette première partie  de l’interview de David Fonseca est (déjà)forte d’enseignements.

L’interview.

L : Bonjour David, première question : comment vas-tu ?

David Fonseca : Voilà une question liminaire à laquelle il est toujours bien difficile de répondre, qu’on évite soigneusement le plus souvent, afin de l’éluder, en la renvoyant à son interlocuteur par un « Et toi, ça va ? » Question qui illustre l’embarras de toute forme de lien social : trop de proximité étouffe, que l’on se situe dans un 9m2 carcéral ou à l’échelle d’une planète  entière; trop de distance troue définitivement toute possibilité de relation interpersonnelle. Voilà pourquoi cette question entretient certainement ce qui nous fait, une forme d’insociable sociabilité, comme le disait Kant (je te préviens, comme dans mes livres, j’ai la maladie de la citation, non pas pour faire décor dans le sapin mais pour dire toujours combien je me situe dans une économie de la dette : tout a été dit, déjà, mieux que tout ce que je pourrai dire). Mais, pour ne pas me détourner de la question, pour y répondre sérieusement, il me faudrait peut-être un espace et un temps infini qu’occupe tout ego un peu surdimensionné quand, dans son rapport à soi, il s’agit de se prendre un peu trop au sérieux en se demandant si vraiment « ça va ». Au vrai, en y réfléchissant un instant, pour dire comment je vais, il faudrait sans doute pouvoir découper les instants de ma journée. La réponse différerait, dès lors, selon l’horloge. Je te dirai donc que lorsque je suis parmi les miens, au premier chef ma femme et mes enfants, lorsque j’écris et cours, c’est-à-dire lorsque je me trouve neutralisé, que je m’oublie tout à fait, je vais bien parce que je ne me demande pas justement si « ça va » mais que « je vais/je fais ». ça va bien, parce que précisément « ça va », au sens où les choses vont leur train et que je le prends. Sinon, c’est la prise de conscience, cette folle du logis qui est une plaie.

L : Nous allons d’abord revenir un peu sur ton « cursus » littéraire. Quel est le « premier » livre que tu as lu ? Quel souvenir en gardes-tu ?

David Fonseca : Le « premier » livre que j’ai lu, au sens où j’en ai conservé le souvenir tenace, n’est pas un classique ni celui d’un auteur renommé. Il s’agit d’une lecture d’enfant décisive (« lecture d’enfant » n’a rien à voir dans mon esprit avec cette tendance [contemporaine?] détestable du marketing « livres pour enfants/ados/adultes/sentimental/thriller/policier », etc.). J’allais avoir 9 ans, me trouvais en CM1 et, en cette époque lointaine, on offrait encore des cadeaux de noël aux enfants de primaire. J’avais choisi un livre, Ben est amoureux d’Anna, que j’ai relu adulte (il faut parfois hésiter avant de revenir à ses premiers amours mais, en l’occurrence, le plaisir ne s’était pas perdu à la lecture), qui raconte l’arrivée d’une jeune fille polonaise dans un pays qui lui est étranger (l’Allemagne, dans mon souvenir). Anna, jolie brune aux longues nattes est une déracinée, son arrivée dans sa nouvelle école, son histoire d’amour avec le jeune Ben et le nouvel affront du destin que lui réserve son père en seront autant de témoignages. Je suis tombé amoureux, à mon tour, d’Anna comme de son histoire. Souvenir de lecture sans doute tenace quand on sait que ma femme est si brune que je n’ai jamais pu apercevoir d’autre lumière. Un coup de foudre !

Ce livre est le livre le plus précieux que jamais je ne posséderai. Les amours d’enfant (Quand j’avais 5 ans, je m’ai tué de Howard Buten est quasi définitif sur le sujet) peuvent être tellement puissants. Je donnerai les quelques milliers de livres qui se sont entassés à la maison pour conserver seulement celui-là. Je l’ai donné à lire très tôt à ma fille aînée, qui l’a lu à son tour à plusieurs reprises. Il fera le tour des mains de son frère comme de ses sœurs s’ils le souhaitent chacun.

Mais ce « premier » véritable livre dont tu parles, au fond, devrait être actualisé en permanence, en fonction des périodes et âges de la vie d’un individu. J’entends plutôt en ce sens ta question. Et, à ce titre, il me faudrait alors encore mentionner trois autres « premiers » livres, lus lors de mon adolescence.

Le premier, conseillé par ma professeure de français Mme Hanin (dont je serai l’éternel débiteur) au collège, en classe de 3e, après un premier renvoi d’un collège précédent, dans le cadre du programme, à côté des Chouans de Balzac, Quatre-vingt-treize de Hugo : L’écume des jours de Boris Vian. Livre décisif, qui me fait apercevoir combien on peut (se) jouer de la langue.

« Mais ce « premier » véritable livre dont tu parles, au fond, devrait être actualisé en permanence, en fonction des périodes et âges de la vie d’un individu. »

Les deux autres livres sont le fruit d’une transgression, deux livres dont je vais entendre, au cours d’une discussion entre les parents d’un ami comme de moi-même, qu’ils ne nous sont pas destinés en raison de notre âge (16 ans), parce qu’ils répondaient, du moins posaient des questions qui nous étaient encore étrangères : Le procès de Kafka, et L’insoutenable légèreté de l’être de Kundera. Il est devenu aussitôt nécessaire que je me les procure, avec le sentiment d’avoir accès à un ailleurs, quel qu’il soit, qui ne m’était pourtant pas promis.

Ah…je croyais en avoir terminé avec ta question, mais non, car j’ai un autre « premier » livre, qui n’est pas n’importe quel livre puisqu’il s’agit d’un film. Au fond, qu’il s’agisse de cinéma ou de peinture, il s’agit toujours de lecture, sans doute d’une forme particulière de lecture mais de lecture encore. Cet autre premier livre/film, je le découvre tout à fait par hasard, lorsque j’ai 11 ans. Ma jeune marraine souhaitait un jour m’emmener au cinéma sur Paris (elle habitait tout proche, à Puteaux). Son Pariscope en poche, elle avait choisi une séance pour enfants, un dessin animé dont j’ai oublié le nom. Mais, lorsque nous sommes arrivés, toutes les séances avaient débuté. Pour ne pas faire chou blanc, elle m’a demandé si un autre film m’intéressait dans le cinéma où nous nous trouvions. L’affiche d’un film m’intriguait. Ma marraine était dubitative, question d’âge. Nous y sommes pourtant allés. Il s’agissait du film de Terry Gilliam, Brazil. J’en ai été émerveillé. J’avais le sentiment pour la première fois de voir du cinéma. Je n’avais sans doute pas tout compris, mais tant pis. Seul le plaisir plastique importait.

 » Le « premier » livre que j’ai lu, au sens où j’en ai conservé le souvenir tenace, n’est pas un classique ni celui d’un auteur renommé. « 

L : Etais-tu un gros lecteur ? Vers quel style te dirigeais-tu naturellement ?

David Fonseca : J’étais et demeure un gros lecteur. Depuis le collège, je lis une petite dizaine de livres en même temps. Mais le gros lecteur, comme le gros mangeur, n’est pas forcément bon lecteur ni fin gourmet. J’ai l’appétit livresque de celui qui, sans carte ni boussole, mange tout ce qu’il trouve à l’horizon. Un bouffe-tout, adipeux, gras comme le papier que j’aime tant toucher. Ma culture littéraire est celle de l’autodidacte, c’est-à-dire celle de celui qui n’a pas la légitimité de son savoir, un savoir qui n’est garanti par aucun diplôme ni méthode, qui possède ses professeurs et autres sourciers en dehors de tout cadre institutionnel.

Enfant de banlieue – et sans verser dans le pur produit sociologique – , le livre à la maison n’est pourtant pas tout à fait absent. Ma mère nous inscrit à la bibliothèque du quartier où l’on se rend régulièrement. Mon père, immigré, ramène lui-même dans ses provisions du dimanche, jour du grand marché, quelques livres qui fonctionnent sur les étals sur le mode de l’échange : SAS, San Antonio et quelques BD (Zembla) jonchent les toilettes, endroit où mon père lit avant de s’y endormir tout à fait. S’il n’y a toutefois pas de bibliothèque maison, je vais me la construire seul. Le problème, c’est que je n’en ai ni les plans ni les clés. L’autodidacte que je suis – au sens où personne ne dirige mes « travaux » de lecteur – n’a pas une direction mais toutes les directions faute de savoir laquelle prendre. Alors j’emmagasine et commence assez tôt, dès la classe de 5e, à me constituer des fiches, à classer par auteur, genre, etc., en attribuant des notes aux livres que j’emprunte régulièrement à la bibliothèque. Je ferai la même chose, la même année, avec la musique puis plus tard avec le cinéma : j’emprunte tout ce que je ne connais pas, c’est-à-dire pratiquement le fonds complet de la bibliothèque. Projet insensé, toujours en chantier aujourd’hui, car je voudrais mettre en ordre l’informe, c’est-à-dire ordonner un si vaste territoire (quand on croit en avoir fini avec un auteur, cent autres surgissent) qui tient pourtant simplement entre les mains l’espace d’un livre.

 » Plus je lis, plus je m’aperçois des trous immenses. »

Finalement, je suis « gros » lecteur parce que ma « culture » est non pas insigne mais indigne. Elle est maigre. Elle est famélique. Elle est celle de celui qui a sans cesse faim et que rien ne rassasie. Je lis non pas avec avidité mais férocité parce que j’ai le ventre vide de celui qui sait qu’il ne sait rien et tente de le dissimuler sous l’apparat d’un savoir quelconque. Je voudrais compenser. Me refaire la santé. Mais rien n’y fera jamais. Plus je lis, plus je m’aperçois des trous immenses. Des béances. Les litres de lettres que je m’enfile ne me remplissent pas. C’est la gueule de bois matin et soir sans l’état d’ébriété. Parce que je me trompe, parce que je pense que lire me permettra de comprendre le monde, mon monde. Un leurre. Il n’y a pas de réponse. Il n’y a jamais que des questions. On passe d’une question à l’autre. Une matriochka infinie de questions. Pour l’apercevoir, il va me falloir aller au bout de ce processus. C’est à dire, au moment de faire le choix crucial d’une direction, de m’orienter professionnellement quand tu es plein de livres comme moi, lourd les bras comme le ventre, il devient difficile d’avancer tellement tu es gros d’alphabet. Mais, pour moi, le choix était relativement simple parce que très restreint. Étant donné ma pente, ce que je suis, il me fallait choisir les études les plus longues possibles. Je vais donc faire une thèse pour tenter encore et encore de me soûler. Mais voici qu’après bac+12, car il m’a fallu 7 ans pour achever ma thèse, moi, comme dirait Sartre dans Les mots, moi, donc 1375 pages de texte plus tard, 114 de bibliographie avalée, 3 kilogrammes 700 de papier imprimé, je viens au monde sans rien y comprendre. Aussi vierge que la feuille blanche. C’est-à-dire que tout ce savoir accumulé durant mes années de thèse m’a fait apercevoir, en bout de parcours, que je n’en savais pas plus qu’au début. Au mieux, après 1375 pages, ai-je eu finalement le sentiment d’être demeuré au bord des choses, qu’au mieux j’en suis resté au stade larvaire, qu’au mieux je ne suis parvenu qu’à introduire mon sujet parce que la réalité ne s’arrêtera jamais parce que je l’ai décidé avec mon point final, elle aura toujours plus d’imagination que je n’en posséderai. Le savoir est comme la montgolfière : plus on la gonfle de gaz pour qu’elle prenne son envol, plus la surface de sa voile devient immense et, partant, immaîtrisable. Au fond, j’ai fini par comprendre qu’il me fallait arrêter de lire pour comprendre, analyser, décortiquer, parce qu’interpréter confine au délire. J’ai très tôt eu le sentiment que lire ne me remplissait pas d’un savoir mais au contraire me purgeait, me vidait, mettait toutes choses dehors. J’ai compris, finalement, que si lire était essentiel pour moi, c’est parce qu’il faut bien se raconter des histoires au cours de cette vie si l’on veut continuer de se donner un semblant d’existence ; se raconter des histoires, soit en lisant, soit en fictionnalisant son quotidien, peu importe, mais se raconter des histoires, tout simplement pour se donner un peu de consistance quand on est pris par les vents. Tout commence, toujours, par « Il était une fois… »

« philo, philo, philo…Mais déjà, même durant la thèse, à force d’en parcourir les arêtes j’en perds mon jeu de jambes. »

Raison pour laquelle je crois en avoir terminé avec les livres « sérieux », qui proposent des réponses, voire, quand ils sont plus humbles, des pistes, que j’avais privilégié durant des années au détriment de la forme romanesque, qui me permet de conclure sur le gros lecteur que j’ai été car je n’ai pas consommé la même nourriture ces années durant. Si j’ai d’abord commencé par le roman dès la primaire puis au collège, je vais assez tôt, vers la fin du lycée, l’abandonner peu à peu pour les sciences humaines, toutes les sciences humaines, avec un avantage pour la philosophie, qui comptera dans ma formation. Pendant de longues années, ce sera régime pain sec et à l’eau, philo, philo, philo…Mais déjà, même durant la thèse, à force d’en parcourir les arêtes j’en perds mon jeu de jambes. Comme les Danette (on peut faire de la pub?) trop avalée enfant, je ne peux plus en supporter la vue. Trop de suffisance, à part quelques-uns, Nietzsche en tête, que je peux encore lire et relire pour le style, notamment. Mais assez vite, je m’aperçois qu’il me faudrait me débrancher de toute forme de compréhension. Alors, sans revenir vers le roman encore, je lis de la poésie (ce que j’ai commencé à faire dès la 6e), le plus possible et la moins compréhensible immédiatement, à l’instar de Celan (il y a pourtant bien une philosophie de Celan comme il existe une philosophie d’à peu près tout, ce qui est bien le problème…) ou de René Char, pour la seule beauté du geste comme un dribble de Garrincha. De la poésie, mais aussi des livres pour lesquels je n’ai reçu aucune formation, dès le lycée, en physique essentiellement, sur la physique quantique, les espaces infinis, qu’ils tiennent dans l’univers ou dans une tête d’épingle. J’essaie de me « désaturer » de toute forme de compréhension. Je veux en revenir au simple plaisir de la lecture. A celui de mes 10 ans lorsque je lisais Ben est amoureux d’Anna. Pour cela, vais-je revenir définitivement vers le roman, rien que le roman, depuis quelques années maintenant. Je suis sous respirateur artificiel. Mes poumons ne supportent plus que cet air-là.

david fonseca interview

Relire le portrait o-su-bjectif de David Fonseca

Relire Portraiture, texte offert par notre auteur du mois pour que vous appréhendiez sa plume de la meilleure des façons possibles.

Enfin, relire la chronique de Faillir et celle de Cellules

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EXCLU ! Découvrez l’interview de David Fonseca dans B.O.L (Bande Originale de Livres) diffusée le 07/10/20 sur Radio-activ

 

Comments (2)

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    Michel Djiwonou

    « Au carrefour des illusions, il n’y a pas de rues. Rien qui n’ouvre la voie. Un sens giratoire permanent. »

    David Fonseca, dans une langue qui est la sienne met en évidence qu’on ne peut pas sonder l’esprit humain. Il y a des existences disloquées que tous les savoirs, toute la bonne volonté du monde et toutes les psychanalyses ne peuvent réparer. La langue éructe, le propos jaillit avec en toile de fond: des pensées éclatées, tellement profondes, tellement à vif, qu’on en redemande. Le lecteur en redemande.
    Seul le psychanalyste, trop occupé à comprendre l’incompréhensible se perd…
    Nous, lecteur, on s’y reconnaît !

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      Patrick Beguinel

      Bonjour et merci pour votre commentaire. Vous avez tout à fait raison et c’est tellement bien dit que je n’ai rien à ajouter. Très bonne journée. Patrick

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