JULIE NAKACHE, CÉCILE VALLADE, Le soleil n’a pas de papiers
NON ! Le soleil ne nous rend pas aveugles… enfin si nous voulons vraiment voir !
Un petit livre, Le soleil n’a pas de papier, s’est posé dans ma boîte aux lettres. Un « bateau qui pleure » l’a sûrement charrié jusque-là. Trois nouvelles logent dans ses pages. Trois points de vue à hauteur d’enfants. Trois odes pour faire entendre des voix anonymes et fictives.
Trois coups… comme au théâtre, sauf que sur ces scènes de douleurs, de larmes, de sang, d’exil, de murs infranchissables, de mers mortifères, de navires fissurés, d’exploiteurs patentés du désespoir de leurs pairs, d’extrêmes obscurantistes avariés du bulbe, d’administrations normatives au cœur de machines Termin’à mort, nos trois jeunes gens, ballottés, malmenés, éjectés, relégués dans le puits de l’indifférence, de l’incompréhension et de l’absence de compassion, les plus veules, sont condamnés sans procès, alors qu’ils ne sont coupables de rien !
Un livre illustré cette semaine, qui avec un one shot et une trentaine de pages seulement (l’économie de mots rime ici avec une qualité indéniable), tire une flèche dans nos cœurs si sourds parfois aux souffrances d’autrui, nous, ces îles tranquillement installées, cernées par des informations orientées dévorant petit à petit nos consciences léthargiques.
À hauteur du regard des oubliés
Le soleil n’a pas de papiers est une nouvelle aventure cathartique, signée par Julie Nakache, avec sa plume sensitive, décisive et poétique, et par Cécile Vallade, avec ses illustrations d’encre (é)mouvante qui prennent vie avec peu de traits, comme pour faire écho aux mots expressifs, choisis avec précaution et saupoudrés avec parcimonie par l’autrice.
Nos deux aventurartistes avaient déjà officié ensemble, avec le concours d’un musicien prismatique (Kramies) dans le sublime Legend of the willow qu’Eidola Éditions m’avait transmis par phénix doré dans ma boîte à rêves (théorie avancée après enquête minutieuse évidemment, vous connaissez mon sérieux, m’enfin!).
Contrairement à Legend of the willow, ce petit réceptacle ne contient nulle musique, nulle partition, mais il n’y en a nullement besoin. Les mots chantent, les cris résonnent, nos illusions s’étiolent, nos préjugés déraisonnent et se défont comme les écheveaux cruels qui étouffent l’innocence de ces trois jeunes, fauchés en pleine progression sur leur chemin de traverse. Elle/ils, nous livrent, avec leurs mots, leurs regards, leur vision de l’horreur qui sature leurs prunelles, assaille leur cœur et mitraille leur enfance, leurs ressentis de la situation inextricable dans laquelle elle/ils se trouvent !
Ce choix, de se placer à hauteur d’enfants, n’est pas sans rappeler Le Grand Voyage d’Alice de Gaspard Talmasse. Alice nous disait ce qu’elle savait de la fuite de sa famille pour échapper au génocide rwandais. Toumas, Atef et Rasha sont ses compagnons de déroutes, de désespoirs et de doutes sur les flots de ces écueils néfastes et anéantisseurs de rêves.
On te musèle, je porte ta voix
L’illustration, qui ouvre ce recueil tripartite, nous transperce l’âme comme la lame rouillée utilisée par tant d’esprits endoctrinés, endoctrinant et fermés à toute émotion, qui répondent à votre regard, qui tente de rester digne et de ne pas s’abaisser à leur niveau abyssal, en vous plantant cette lame traîtresse dans les flancs, en vous criblant de balles sifflantes, en vous bourrant de coups lâches et en vous lapidant avec les pierres de votre maison, soufflée par leurs bombes.
Le regard de cette jeune fille, en guise de prologue, transmet toute l’humanité réduite à ses yeux, seuls élements qui ne sont pas gommés, dissimulés, retirés aux prunelles du monde. Un monde qui devrait l’accueillir comme une sœur de cœur, si elle se réfugie dans ses bras.
Ce monde de plus en plus narcissique, autocentré, peuplé d’individualités téléguidées par la mondialisation, les masses médiatiques décérébrantes ou les objecteurs de conscience avides de disciples serviles, pourrait avoir la décence de poser ses mains sur ses épaules et de se pencher pour lui murmurer à l’oreille : « Ma sœur, tu es des nôtres, et peu importe ton parcours, tes souffrances, ta situation administrative, je te tends la main, sans aucune condition. »
Bien au contraire, ce monde, perclus de contradictions, refuse bien souvent de tendre cette main. Il la laisse dans sa poche. Il abaisse sa grille, bâtit des murs séparatistes, métaphoriques ou tangibles, se réfugie dans sa tour d’ivoire imprenable, et surtout, il ne dit rien, ne voit rien et n’entend rien.
« Ici, un simple regard peut tuer. »
Cette phrase émerge de Le soleil n’a pas de papiers, et vous meurtrira le cœur comme il a fragmenté le mien, et comme bien d’autres mots de ce livre le feront. Je répondrais à ces mots avec les suivants : « Là-bas, on ne vous regardera même pas. Vous, déracinés, exilés, réfugiés, vous serez rangés dans une case, vous serez un numéro de dossier, vous serez (mal)traités, puis expédiés vers des landes mornes ou réexpédiés vers l’enfer dont vous avez la plus grande difficulté à vous extirper… » Froid, simple, efficace, aucune voie de recours, aucune voix exprimée ou entendue, aucun salut.
Le silence tue… l’indifférence aussi… Elle vous rend même optionnels, sacrifiables, oubliables, comme si vous n’aviez jamais existés. Vous vous retrouvez alors comme sous l’Ancienne Égypte, où on vous aurait condamnés à l’effacement de tous les documents officiels, des tablettes, et l’autorité supérieure aurait ordonné aux tailleurs de pierre de buriner vos patronymes sur tous les monuments, où ils pouvaient figurer.
Humanité?
Alors que franchement, sans que ce soit par pitié, sans cacher d’arrières-pensées dans son élan d’adjuvant, sans se draper dans un courage super-héroïque, sans exprimer une personnalité exceptionnelle, ce monde sortirait bien plus grandi, s’il unissait nos voix dans le chant de Chœur de pièces à la Sénèque ou à la Aristophane : « Toumas, Atef, Rasha, Alice, et, vous, nos sœurs, nos frères déshumanisé(e)s, vous pouvez nous regarder sans crainte, car nous, membres de votre fratrie mondiale, nous vous regardons, et nous vous soutenons, ni plus, ni moins. Vos douleurs sont les nôtres, car nous sommes toustes lié(e)s étroitement. »
Notre humanité en déshérence devrait chercher un sauf-conduit pour librement faire circuler des idées humanistes et tisser des liens interconnectés entre les individus, au lieu de nourrir les discordes et les rancœurs récurrentes et héritées des temps accumulés.
Pour conclure
Le soleil n’a pas de papiers. Ni l’astre argenté, ni les filles brillantes du cosmos, ni les sylvestres gardiens, ni les poumons océaniques ou encore la faune aphone, d’ailleurs. La nature n’en a pas besoin pour vivre libre. Ne devrait-elle pas exiger des papiers empathiques et altruistes de la part des représentants de l’humanité et expulser celles et ceux qui abâtardissent nos rangs avec leurs engeances cramoisies ?
Ces trois uppercuts dans nos plexus privilégiés sont des parangons des fragmentations, provoquées par les extrémistes aliénés et autres diffuseurs d’idées empoisonnées, tous alimentés par le vitriol de leur haine crasse.
Nous, artistes, nous, voyageurs de la plume et du motif, nous sommes bien peu de choses, mais comme pourrait dire mon amie la rose, sous sa cloche de verre scintillant, à son Petit Prince révéré, qui grince des dents devant notre entêtement stupide à nous écharper et à nous maltraiter : « Ne pas se taire, c’est déjà résister. »
Alors, résistons, chères et chers Litzic addicts ! Résistons aux ombres réfractaires qui voudraient nous dévorer le cœur, le cerveau et l’âme, à grand renfort de messages lobotomisant notre libre arbitre.
Bien à vous toustes. Prenez soin de vous et de tous les vôtres.
Le soleil n’a pas de papiers, de Julie Nakache et Cécile Vallade, Eidola Éditions, 32 pages, décembre 2020
PS : je me suis dit qu’en tant qu’illustrapoète, je pourrais synthétiser mon ressenti dans une illustration pour mes prochaines chroniques, alors voici mon premier essai, en espérant que les autrices, leur ME, et vous, mes Litzic readers, vous apprécierez cette imagémotive, traduisant les sentiments exaverbés, éprouvés lors de cette lecture émotionnelle, comme toutes celles que mon rédac chef adoré m’a permises d’expérimenter, depuis que mes extravagances officient dans les antichambres multiculturelles du Litzic World.
Florent Lucéa
Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo
Florent
Florent Lucéa a rejoint l'équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l'oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l'on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019. Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo