GASPARD TALMASSE, Le Grand Voyage d’Alice

le grand voyage d'alice gaspard TalmasseAlice au pays des traces vermeilles

Alice, cinq ans, voit son univers s’effondrer. En effet, son pays, le Rwanda, plonge dans une guerre fratricide entre les Hutus, son ethnie, et les Tutsis, une autre ethnie. Des années de rancœurs alimentées par le lait de l’incompréhension mutuelle et du manque de dialogue amènent les uns à massacrer les autres, puis les autres à se venger des uns.

Alice est prise entre les feux de ces folies conjointes dormant dans les cœurs de deux entités qu’une même nation aurait dues souder à jamais.

De camp en camp, toujours plus loin sur les terres inhospitalières d’un pays d’asile, soi-disant terre de refuge, Alice et sa famille sont ballottées comme un radeau médusé sur les flots déchaînés de la peur, de la faim, de la soif, de la maladie, de la promiscuité la plus totale.

Et là, c’est le drame ! Alice et sa sœur Adeline perdent la trace de leur famille, cet ultime rempart entre elles et un destin bien funeste.

Alors, commence pour Alice un voyage dans l’inconnu, le danger et l’incertitude. Reverra-t-elle les siens ? échappera-t-elle à ces militaires tapis dans l’ombre dont les balles sifflent dans tous les sens ? Est-ce qu’elle pourra survivre dans ce milieu hostile où la mort dort dans chaque regard, dans chaque sourire, dans chaque main tendue avec des arrière-pensées ?

Découvrez-le en parcourant les pages-mémoires de cette BD témoignage qui ne pourra pas laisser vos yeux asséchés par le sel de l’indifférence.

Aquarelles environnantes

Les aquarelles de Gaspard Talmasse cognent nos rétines comme des coups de heurtoir. Sublimes et chargées de pigments et d’émotions, elles martèlent nos cortex, nous obsèdent et se refusent à nous voir les balayer dans un recoin anecdotique de nos architectures mémorielles.

Le geste maîtrisé, les couleurs agencées avec soin, le trait brouillé, tous ces éléments créent une atmosphère particulière qui nous émeut, nous renverse et nous laisse une impression étrange d’être présents aux côtés d’Alice, comme englués avec elle dans la boue, dans la forêt, dans l’eau gluante, dans le sang poisseux, dans les larmes sinistres, cernés de visages inquiétants, de cadavres fumants et de regards fuyants et torves.

Et dans le même temps, ces paysages, ces lieux, ces visages, ces corps en mouvement, cette Alice, qui grandit au fil des drames et des pages, nous environnent aussi pour donner une réalité saisissante à ce témoignage hors du temps, une trace indélébile qui rend compte de toute l’horreur des mâchoires implacables des génocides.

Ici, c’est le Rwanda, mais se pourraient être l’Ex-Yougoslavie, la Turquie, la Pologne, le Cambodge, se pourraient être aussi les famines de Chine, la Révolution Russe, la soif dorée de Cortés, la mise en réserve des Natifs Américains, la marchandisation d’environ 13 millions de personnes jetées dans les fers de l’esclave ou les camps mortifères pour 6 millions de Juifs, pour des Tziganes, des homosexuels, des opposants politiques et autres résistants…

La transmission à travers la plume et le motif

Gaspard Talmasse donne vie à l’histoire d’Alice. Il se met à son niveau. Il respecte à la lettre sa stature, son regard d’enfant prise en otage par des histoires dont elle ne comprend rien, ses émotions et les bribes d’informations qu’elle détient.

En effet, le génocide nous est transmis à travers les yeux d’Alice. Nous connaissons ce que nous avons lu ou entendu dans des médias, mais il n’est pas question de nous parler de tous les détails. Nous ne savons pas tout avec Alice, et c’est tant mieux. Des documents annexes nous donnent quelques pistes, mais le fait de nous glisser dans la peau d’Alice rend cette BD bien plus chavirante que si l’omniscience manichéenne était de mise.

Nous nous incarnons dans ce corps de petite fille qui jouait en toute insouciance, et l’instant d’après, court à en perdre haleine pour échapper à la mort injuste et stupide qui la poursuit comme si elle était coupable de tous les maux du globe.

Témoignage direct.

Et ce qui nous remue d’autant plus, c’est de savoir que cette Alice si courageuse, si déterminée à se tirer de ce nid de serpents à sonnette dans lequel elle n’a pas eu le choix que de plonger tout entière, oui, cette Alice est celle qui partage la vie de Gaspard Talmasse.

Alice a confié son histoire à son mari créatif, et ce dernier a patiemment, respectueusement et définitivement rendu un vibrant hommage à cette confiance, à toutes ces personnes qui ont perdu la vie, à ce Rwanda sacrifié sur l’autel de la cruauté, de la bassesse, du silence et de l’inaction des criminels de guerre comme des observateurs de l’époque.

Deux individualités interconnectées se sont combinées pour faire de Le Grand Voyage d’Alice une ode à l’amour, cet amour qui alimente en nous l’espoir, même dans la nuit la plus lugubre.

Pour conclure

Le Grand Voyage d’Alice est une BD d’une infinie nécessité. Elle ne peut que faire éclater tous les cœurs de pyrex, et avec ses silex, elle allume en nous le feu vif du devoir de mémoire.

Sans doute, maints exactions et génocides jalonneront encore et encore nos tablettes historiques, mais des œuvres créatives et émotionnelles, comme celle de Gaspard Talmasse, contribuent à honorer les victimes, à soutenir les survivants, à alerter les ignorants et à bousculer les inactifs attentistes qui se disent que du moment que cela n’arrive pas chez eux, c’est que ce n’est pas réel !

M’enfin, comme dirait Gaston Lagaffe, il serait peut-être temps de retirer vos œillères égotiques et de vous bouger un peu les neurones ! Que Diable, nous sommes tout de même en 2022 !

Bonne année à toustes ! Et révoltez-vous avant que d’autres ne se mettent à penser à votre place !

Le Grand Voyage d’Alice, de Gaspard Talmasse, La Boîte à Bulles, 144 pages, novembre 2021

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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Florent

Florent Lucéa a rejoint l'équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l'oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l'on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019. Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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