[ INTERVIEW ] CHRISTOPHE SIÉBERT vous dit tout

Interview de Christophe Siébert.

Nous avons mené une interview avec Christophe Siébert, qui sort dans un peu moins de 3 semaines (le 14 mars) son nouveau roman, Images de la fin du monde (tome 1 du cycle des Chroniques de Mertvecgorod qui paraît aux Éditions Au diable vauvert). L’auteur y livre un pan de son histoire littéraire dans une discussion au long cours, passionnante. L’homme est bavard, prenez une bonne respiration… C’est parti !

L’interview !

Litzic : Bonjour Christophe. Traditionnelle question après une poignée de main, même virtuelle : comment vas-tu ?

Christophe Siébert : Bonjour Patrick, je vais très bien !

L : Peux-tu te présenter rapidement pour ceux qui ne te connaissent pas ?

Christophe Siébert : Alors, je m’appelle Christophe Siébert et je suis l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages : romans de genre principalement orientés noir/horreur, recueils de nouvelles, recueils de poésie. Ils sont publiés depuis 2007 dans des maisons d’édition plutôt underground (à l’exception de La Musardine où j’ai sorti mon premier roman et ensuite six pornos de gare) telles que Rivière Blanche, Les Crocs électriques, Le Dernier cri et quelques autres. Depuis l’an dernier – et jusqu’à ce que mort s’ensuive, j’espère bien – je suis édité au Diable vauvert où mon dernier roman (Métaphysique de la viande) a obtenu le prix Sade. Le prochain, Images de la fin du monde, sort en mars. Je place également des textes courts dans des revues ou des fanzines, tels que Violences, Bizoubiz ou Bad to the bone. Je lis très régulièrement mes textes sur scène pour en faire la promotion, accompagné de musique et quelquefois de projection vidéo. Enfin, je suis depuis peu éditeur pour La Musardine (retour aux sources !), où je dirige la collection Les Nouveaux Interdits, qui a pour but de donner à lire une pornographie de qualité, masturbatoire, bien écrite et contemporaine.

L : Pour ma part, je te suis en pointillés depuis presque deux ans. Je voyais ton nom apparaître dans pas mal de projets, notamment des fanzines, parfois en collaboration active avec Luna Beretta (qui a été auteure/autrice du mois sur Litzic), des événements autour de la lecture. Un véritable bourreau de travail, non ?

Christophe Siébert : Je ne sais pas trop. Quand on regarde la production de Simenon ou Balzac, c’est difficile de ne pas se sentir un peu feignant ! En musique c’est pareil, on s’extasie d’artistes qui arrivent à sortir deux albums par an mais si on observe le travail qu’abattaient Bach ou Beethoven ou d’autres, trois heures de musique annuelle, c’est un peu ridicule.
En réalité je ne travaille guère plus que n’importe quel employé de bureau, et souvent moins – disons que c’est plus irrégulier, je peux me taper des journées de quinze heures quand je suis dans le rush tout comme je peux abandonner tous mes projets pour m’offrir trois jours de cuite si tel est mon bon plaisir.
À l’arrivée je n’ai pas l’impression de bosser tant que ça. Pour mon nouveau projet, Chroniques de Mertvecgorod, qui est (pour aller vite) une saga post-apocalyptique d’horreur sociale, j’aurais aimé sortir deux ou trois volumes par an mais mon éditrice m’a vite fait comprendre que ça n’allait pas être possible, que je n’étais pas G.-J. Arnaud ni elle le Fleuve Noir de la grande époque. Dommage. Me voilà condamné à publier un livre par an dans le meilleur des cas. Pour me venger je ferai en sorte qu’il soit le plus gros possible !

Celui qui m’a donné envie d’écrire des histoires, c’est avant tout Lovecraft

L : On va revenir un peu aux origines de tout cela. Quel est le premier livre que tu aies lu (ou du moins le premier qui t’a laissé un souvenir tenace) ?

Christophe Siébert : Le premier truc que j’ai lu, c’est un Bibliothèque verte, Langelot et le gratte-ciel, une histoire d’espionnage dont je n’ai plus le moindre souvenir à part que ça m’avait convaincu que la lecture c’est trop cool. Du coup, pour trouver le titre exact de ce bouquin je viens d’aller faire un tour sur Wikipédia et je découvre donc enfin, trente-cinq ans après les faits, l’identité de l’auteur de cette série : Vladimir Volkoff qui a écrit, je cite, de « nombreux romans ayant trait notamment à l’histoire russe, à la guerre froide et à la guerre d’Algérie, [et des] essais consacrés à la désinformation ». Tout un programme ! À la Bibliothèque verte, il avait pris le pseudo – surexcitant pour l’enfant de dix ans que j’étais – de Lieutenant X. Quelle classe ultime !
Mais évidemment le premier bouquin qui m’a bouleversé et laissé un souvenir tenace n’est pas celui-là. J’aurais du mal à en trouver un seul, en fait. En gros, ma vie a changé une première fois quand à 12-13 ans j’ai découvert la SF (surtout Dick) et l’horreur (surtout Lovecraft et Stephen King), une deuxième fois quelques années après quand j’ai découvert le roman noir et une troisième fois en 1998-2000 quand j’ai découvert conjointement Bukowski et la littérature française des années 90 : principalement Despentes, Ravalec, Jaenada, Houellebecq, Dustan, Carrère. D’ailleurs, pour la petite histoire, cette littérature je l’ai découverte comme beaucoup de jeunes gens de mon âge grâce à une collection de poche qui s’appelait Nouvelle Génération (chez J’ai lu), dirigée par… Marion Mazauric, qui fonderait en 2000 Au diable vauvert. Il n’y a pas de hasard ! (De même que mes premiers émois érotiques ont été fournis par les bouquins édités par Esparbec chez Media 1000 – Esparbec qui devient en 2008 mon éditeur et Media 1000 le label, racheté entre temps par La Musardine, où prend place la collection que je dirige depuis l’an dernier).

L : Qui t’a donné l’envie d’écrire des histoires ?

Christophe Siébert : Celui qui m’a donné envie d’écrire des histoires, c’est avant tout Lovecraft – que, au moment où je ponds mes premiers textes (je suis en sixième ou cinquième), je n’ai jamais lu : je ne le connaissais qu’à travers le jeu de rôles (je pratiquais assidûment L’Appel de Cthulhu) et c’est pour ça que j’ai eu envie d’écrire des nouvelles de Lovecraft, comme si c’était un genre à part entière. Influencé donc par le jeu de rôles, mais aussi par les couvertures de la collection Gore du Fleuve noir (dessinées par Topor, que j’avais aperçues chez un ami), et le film Re-animator, vaguement adapté d’une de ses nouvelles et que regardais littéralement en boucle (et que je continue à tenir pour un chef-d’œuvre du genre), j’ai écrit quelques nouvelles maladroitement gores et me suis arrêté assez vite, au bout d’un an ou deux, je pense. J’ai repris vers 17 ans en commençant, un dimanche après-midi où je m’ennuyais, un roman très influencé par Lovecraft (que j’avais enfin réussi à lire) et Stephen King (dont je dévorais tous les livres). Ce roman était très mauvais évidemment, j’ai mis à peu près un an à le terminer, j’ai enchaîné sur le suivant, très mauvais aussi et je n’ai jamais vraiment cessé, jusqu’à maintenant, d’écrire des romans, des nouvelles ou de la poésie, avec une nette préférence pour le roman.

…chaque bouquin t’influence d’une manière ou d’une autre…

L : Quels sont les auteurs qui t’ont marqué et qui ont, de façon plus ou moins profonde, influencé ta façon d’écrire ?

Christophe Siébert : Ils sont vraiment très nombreux, chaque bouquin t’influence d’une manière ou d’une autre, les bons comme les mauvais mais, disons, en ce qui concerne les sources principales, celles que je revendique consciemment : Manchette, Bataille, Despentes, Dick, Hammet, Bukowski, Ellis pour les racines et Hemingway, Bolano, Dostoïevski, Welsh, Simenon pour des influences plus récentes – plus tous ceux que j’oublie, tous ceux que je refoule, tous ceux dont j’ignore l’impact sur moi et tous ceux qui sont en train de me travailler et produiront tôt ou tard leurs effets.

L : Tu possèdes une écriture que je qualifierai de viscérale. Je t’imagine très bien lire ou regarder, adolescent, des livres et films horrifiques. Suis-je dans le juste ?

Christophe Siébert : En ce qui concerne le cinéma, effectivement, je hantais le rayon horreur de mon vidéo-club tous les samedis et j’ai bouffé des kilos de VHS d’horreur plus ou moins tarées, plus ou moins pourries, avec dans le lot des chefs-d’œuvre ou des trucs qui sont devenus depuis des classiques. Je consommais tout ça au kilomètre, sans discernement ni culture, bien loin de l’esprit cinéphage qui animait par exemple les articles de Mad Movies – que je ne lisais pas du tout, d’ailleurs.
Mes goûts n’ont guère évolué : ce que j’aime dans l’art c’est le jusqu’au-boutisme. J’aime autant le drone que le power violence, ou les chants grégoriens que Mozart, mais les mélodies tièdes m’ennuient. J’aime Soulages autant que Bosch mais j’en ai peu à foutre des paysages ou des portraits. En littérature c’est pareil. Pour moi, toute œuvre quelle qu’elle soit doit, en plus de ne pas être ennuyeuse (c’est quand même le minimum du minimum, bordel), provoquer des émotions fortes. Peu importe dans quel champ elle creuse. Ça peut être de l’amour ou de la joie comme de la peur ou de la tristesse, du moment qu’on a sa dose, qu’on sort de là rincé.
Quand je faisais du jeu de rôles, je suis tombé dans Chroniques d’outre-monde, un magazine spécialisé, sur un article écrit par Christian Lehmann, qui deviendra plus tard un écrivain connu. Cet article donnait des conseils pour rendre les parties plus vivantes et plus intenses et se concluait à peu près par cette phrase : « vos joueurs, après avoir terminé leur séjour à l’asile [consécutif à votre manière bien vénère d’animer une partie, donc] vous remercieront et en redemanderont. » Le meilleur conseil que j’aie jamais lu.

L : Quel est le premier livre qui t’a complètement retourné la tête ?

Christophe Siébert : Difficile à dire. Il y en a eu tellement. Le Festin nu, de Burroughs ? Sans doute pas le premier, mais le premier dont je me souvienne. J’étais au début du lycée, genre en seconde. J’avais donc 16 ans, ça faisait six ans que je lisais tout le temps, des bouquins très forts ont sûrement précédé celui-ci mais c’est Le festin nu qui me vient à l’esprit. Ubik a fait très fort aussi. Et L’Histoire de l’œil de Bataille. Lequel de ces trois monstres-là j’ai lu en premier ? Aucune idée.

…mais, au lieu d’éditer l’organe de la jeunesse qui veut niquer le vingtième siècle, éditer celui des vieux baltringues qui essaient de lui cracher à la gueule…

L : Et quel auteur (qui n’est pas forcément celui de cet ouvrage, puisqu’il peut s’agir d’un auteur dont l’œuvre globale t’a touché) ?

Christophe Siébert : Là, du coup, ce sera peu ou prou la même liste que celle de mes influences. Manchette, Simenon, Despentes, Dustan, Dick, Goodis, Jim Thompson, plus récemment David Peace et Robin Cook, encore plus récemment Ballard… Beaucoup d’auteurs retournent les têtes, en fait, pour peu qu’on soit propice à se la faire retourner.
Parmi les auteurs moins connus, plus contemporains ou plus confidentiels, j’ai découvert avec délices Alex Jestaire, auteur de Tourville et des Contes du Soleil noir au Diable vauvert ; Clément Milian, auteur du Triomphant chez EquinoX – dont il faudra qu’on reparle – ; Dominique Manotti, immense polareuse ; Luna Beretta, qui en plus d’éditer le fanzine Violences est une auteure de textes courts (et bientôt d’un premier roman) souvent bouleversants ; Raphaël Eymery, auteur chez Denoël d’un premier roman taré et magnifique, Pornarina ; Jérôme Bertin, le meilleur poète de sa génération ; Marlène Tissot, l’une des meilleures auteures de sa génération elle aussi (les deux provenant comme moi de la micro-édition et récemment signés au Diable), Sébastien Gayraud, auteur du superbe Galerie noir chez Rivière Blanche ; et, pour faire court, la moitié du sommaire de Violences – c’est pas un hasard si j’essaie d’être publié dans chaque numéro de ce zine et que j’en fais sur les réseaux sociaux une promo telle que des lecteurs peu attentifs finissent par s’imaginer que j’en suis co-éditeur : c’est une publication qui compte énormément pour moi, en tant que lecteur mais aussi en tant qu’auteur, parce qu’elle ouvre beaucoup, beaucoup de portes et m’a offert des copains, des copines, des gens qui pensent et écrivent non pas comme moi, mais contre les mêmes moulins à vent que moi, pour les mêmes raisons que moi, qui m’a offert une famille artistique et intellectuelle. Et je suis convaincu qu’à un moment ou à un autre – quand nous serons tous morts, vraisemblablement – la Kultur se penchera sur ce petit machin photocopié et vendu cinq ou six balles pour nous expliquer, à nous qui le savions déjà depuis lurette, pourquoi il aurait fallu le lire, et tartineront des pages et des pages (subventionnées) sur l’« École Violences ».

L : Tu viens de sortir un fanzine intitulé Un demi-siècle de merde. Peux-tu en expliquer le principe, l’idée directrice ?

Christophe Siébert : L’idée m’est venue à Madrid en visitant une expo consacrée, entre autres choses, à la revue Acéphale et à des publications lettristes. Des publications très belles, très radicales, fabriquées par des jeunes gens énergiquement furieux contre le monde. Et je me suis dit : pourquoi ne pas faire la même chose (la même colère, le même soin esthétique) mais, au lieu d’éditer l’organe de la jeunesse qui veut niquer le vingtième siècle, éditer celui des vieux baltringues qui essaient de lui cracher à la gueule (et au vingt et unième aussi, pour faire bonne mesure) mais n’ont plus assez de poumons ni de salive ?
J’ai donc contacté tous mes copains auteurs nés entre 68 et 78 (d’où le titre du zine) qui à mes yeux constituaient des exemples de ratage réussi, pour leur demander d’écrire à ce sujet. Jérôme Bertin, Marlène Tissot, Immanuw’el Rosen, Sébastien Gayraud, Pascal Dandois et Gilles Laffay ont accepté. Leurs textes sont bouleversants, drôles, furibards, désespérés, encourageants, violents et d’une qualité d’écriture folle. J’ai moi aussi écrit un truc en m’efforçant d’être à la hauteur. Luna Beretta s’est occupée de la maquette et je suis très, très fier du résultat – cet objet constituant, à mes yeux, mes adieux au fanzinat, il valait mieux ne pas le foirer !

Dans le monde de l’édition je connais surtout des gens qui se bougent le cul.

L : Tu le distribues gratuitement, à condition que 3 exemplaires soient pris simultanément et distribués à droite à gauche, de façon à répandre cette lecture un peu partout. C’est assez original comme formule, loin des schémas classiques de distribution. Penses-tu que cela peut rende la littérature plus vivante, attrayante ? (NDLR : pour commander vos exemplaires d’Un demi-siècle de merde, en faire la demande à l’adresse suivante : konsstrukt@hotmail.com)

Christophe Siébert : Non, je pense au contraire que sur le plan purement marketing c’est une  connerie. Les gens prennent davantage au sérieux un truc payant (même s’il n’est pas cher) qu’un truc gratuit, mais j’ai opté pour la gratuité pour une raison simple : j’avais les moyens de perdre du pognon là-dedans, ce qui me permettait de revenir aux sources selon moi du fanzinat, c’est-à-dire l’amateurisme pur et l’extériorité à toute économie du livre (ceci énoncé sans le moindre jugement dirigé vers ceux qui s’efforcent de rendre leurs publications rentables ou au moins pas trop dispendieuses, évidemment).
Mais ce qui rend la littérature vivante et attrayante c’est pas de fabriquer pendant deux ans une danseuse comme celle que je viens de sortir. C’est d’éditer un fanzine, ou des livres, ou ce que tu veux, mois après mois, année après année, y laisser son énergie, son temps, son fric et parfois sa santé, conserver sa fougue et sa curiosité et aller chercher les lecteurs un par un jusque dans leurs chiottes comme Poutine. Autrement dit tout le contraire de mon truc, qui n’est qu’un petit plaisir égoïste et éphémère.

L : J’ai l’impression, depuis que je te suis, que tout cela est très punk dans l’âme, dans l’esprit « on fait par nous-même parce que personne ne le fera pour nous ». Que penses-tu du monde de l’édition en général ?

Christophe Siébert : Dans le monde de l’édition je connais surtout des gens qui se bougent le cul. Que ça soit mon éditrice Marion Mazauric qui a fondé Au diable vauvert en 2000, Aurélien Masson qui après avoir ressuscité la Série Noire a fondé la collection EquinoX aux Arènes, Gwenaëlle Denoyers qui dirige le Carré noir au Seuil, Benoît Virot et le Nouvel Attila, Johann Zarca et sa clique des éditions Goutte-d’or, Laurent Cauwet et Al Dante, Davy Athuil et Mu, sans oublier La Musardine ; que ça soit – chez les amateurs ou considérés comme tels – Philippe Ward et Artikel Unbekannt pour Rivière Blanche, Mathias Richard pour les Caméras animales et dix mille éditeurs de poésie qui font voguer la galère ; que ça soit des revuistes et des fanzineux tels que Luna Beretta pour Violences, Jessica Rispal pour Le Bateau, Hervé Coutin pour Bad to the bone, Jérémie Grima et sa bande pour Zone 52, Julien Hertz pour Schnaps, Yoann Sarrat pour Freeing et j’en oublie des tas et des tas, je vois des gens qui, effectivement, se sont dits : Grasset ne le fait pas, Télérama ne le fait pas, personne ne le fait, allons-y. Avec ou sans pognon, avec ou sans subvention, avec ou sans désir de payer son loyer grâce aux bénéfices, avec ou sans possibilités de faire vivre les auteurs, mais faisons-le.
Bien sûr, entre un fanzine qui coûte deux ou trois euros le numéro et tire à 100 ou 150 exemplaires, entre une maison d’édition indépendante qui publie 25 livres par an avec un tirage moyen de 1000 exemplaires et entre une collection qui tente d’exister librement chez un gros éditeur lui-même appartenant éventuellement à un groupe d’envergure mondiale, on peut observer différentes nuances de do-it-yourself – mais je constate surtout que tous ces gens, qui ont des ambitions, des outils et des résultats fort différents, quand ils boivent des coups ensemble ils se comprennent et savent qu’ils exercent tous le même métier : tenter de fabriquer des bons textes ; tenter de débusquer les lecteurs qui s’y intéresseront.
De cette toute petite partie du monde de l’édition que je connais et arpente depuis maintenant quelques années, je ne pense donc que du bien. Je n’y croise que des gens humainement passionnants et qui vénèrent tous la littérature (mais pas la même, heureusement). Quelques cons aussi, quelques escrocs, quelques ordures au passage, c’est pas idyllique, mais ils disparaissent vite de mon champ de vision (et quelquefois, par chance, du paysage littéraire).

L : Tu es signé chez Au diable vauvert, une maison d’édition plutôt aventureuse, pour ne par dire couillue dans ses partis pris et dans les auteurs qu’elle défend. Tu dois t’y sentir plutôt bien, non ?

Christophe Siébert : Alors, déjà, en parlant de couilles, dans la mesure ou le Diable a été fondé par une femme et qui plus est très présente dans le milieu taurin, je te laisse la responsabilité de ton adjectif et te conseille de faire gaffe aux tiennes, hahaha !
Mais pour répondre plus sérieusement : oui, je m’y sens formidablement bien. Quand on est dans un catalogue qui comporte des noms comme Poppy Z. Brite, Neil Gaiman, Pierre Bordage, Irvine Welsh, John King, Coralie Trin-Thi, Ayerdhal et cinquante autres du même calibre, on se sent super fier. Quand on appartient à une maison qui, seule contre toutes les autres, a eu les tripes de publier Juan Branco ou Zoé Sagan, on se sent bien entouré.
Tout le monde y fait un travail formidable (et titanesque, parce qu’il faut voir ce que c’est, de faire tourner à quatre une maison d’édition d’envergure internationale) et la boss, Marion Mazauric, est une vraie amoureuse de la littérature et de ses auteurs.
Quant aux choix éditoriaux, à la vision de ce que doit être la littérature, de ce que doit être un livre, d’à quoi ça sert de se casser le cul, effectivement, je m’y retrouve beaucoup.
Le seul bémol c’est que presque personne n’y est alcoolique. Quelle tristesse. Mais j’espère bien remédier à ça.

Je ne fume pas, à part très rarement le cigare – oui, bon, ça fait un peu connard

L : Tu parles du piètre nombre d’alcooliques dans ta maison d’édition. De quelle boisson alcoolisée te délectes-tu ? Du champagne comme Amélie Nothomb (rires) ?

Christophe Siébert : Je bois de tout, avec une dilection particulière pour les cocktails et le scotch, mais je consomme bien plus fréquemment de la bière et du vin – quant au champagne, évidemment, mais uniquement du bon. Quitte à se ruiner, autant savoir pourquoi !

L : Et tu bois avant, pendant, après avoir écrit ?

Christophe Siébert : Je bois très rarement quand je travaille et en tout cas jamais quand je travaille sur un texte à moi – d’une façon générale et dans la mesure où peu de choses m’intéressent, j’essaie de ne pas les mélanger. Il m’arrive par contre souvent de lire sur scène, tenir mon stand ou participer à une rencontre en étant en gueule de bois ou un peu bourré – ou les deux (enfin, successivement, je veux dire).

L : T’adonnes-tu à d’autres vices (même si, nous sommes d’accord, boire un coup ne fait pas forcément de mal) ?

Christophe Siébert : Je ne fume pas, à part très rarement le cigare – oui, bon, ça fait un peu connard mais c’est surtout que j’aime le tabac, je crois bien, mais ne supporte pas d’avaler la fumée ; je me drogue un peu mais rien de dingo, sur l’échelle d’Abel Ferrara je me situe à un et demi, disons.

Amis parisiens, si vous venez de sortir votre calculatrice en lisant ça, c’est normal. Venez nous voir, nous, les bouseux !

L : Tes écrits ont souvent des thèmes jugés violents, dérangeants, peut-être même malsains car transgressifs. Question toute bête mais aimes-tu choquer et si oui, y prends-tu du plaisir ? Mais d’ailleurs, sont-ils vraiment transgressifs tes écrits ? Pour moi, ils évoquent potentiellement des sujets tabous, mais nous y sentons quand même de l’humanité et un certain amour pour ces personnages et situations ?

Christophe Siébert : Je vais répondre aux deux questions en même temps car elles me semblent très voisines. De mon point de vue, les sujets que je traite ne sont ni transgressifs ni choquants ni tabous.
Sauf exception, je ne ressens ni amour ni haine pour mes personnages mais plutôt le désir de comprendre comment ils en sont arrivés là, quels moteurs internes les ont conduits à la situation qui est la leur au moment où je les découvre et quelles vont être leurs réactions.
Aimer ou ne pas aimer un personnage c’est l’affaire des lecteurs. La mienne est la justesse (au sens musical du terme) et la langue – je suis incapable de voir mes personnages comme des êtres de chair et de sang, même si je m’efforce de plus en plus de faire semblant – quand j’en parle en promo, par exemple. Pour moi ils se résument à des assemblages de mots et de ponctuation, un mélange de musique, de logos et – tout de même – d’une certain forme de vérité concrète, même si le mot ne semble pas bien choisi. Je veux dire par là que bien que n’existant pas, jamais, à aucun moment pour moi (j’insiste là-dessus : la suspension volontaire d’incrédulité est le travail du lecteur ; le mien œuvre à construire une machine, un labyrinthe, un luna-park, tout ce qu’on veut, mais pas d’y croire), ils constituent – mes personnages mais aussi mes décors et tout le reste, au fond – les reflets, les émanations d’une réalité, d’une vérité dont je porte l’expérience (directe ou non) et dont je veux parler.

Je reviens souvent à deux citations – que je cite d’ailleurs toujours approximativement – l’une d’Hemingway et l’autre d’Artaud. Le premier explique qu’écrire c’est se rendre quelque part, observer ce qui s’y passe, revenir et rapporter fidèlement ce qu’on a vu. Le second affirme que la littérature doit être la voix de ceux qui en sont privés : les bêtes, les morts et les fous. C’est exactement ainsi que je considère mon travail : je vais dans les lieux où gisent les bêtes, morts et les fous, c’est-à-dire dans les différents enfers personnels, dans les têtes ravagées, dans les vies pétées en huit, j’observe, je reviens et je rapporte le plus fidèlement possible ce que j’ai vu sans oublier de leur laisser la parole, à mes bêtes, mes morts, mes fous – c’est en ce sens, oui, que je fais preuve d’humanité et d’amour, d’empathie : pas pour mes personnages mais pour la réalité dont ils sont le reflet.

Donc, de fait, non, il n’y a aucune volonté de choquer ni de transgresser dans mes propos. Il y a en revanche le désir conscient et assumé de visiter les zones de l’expérience humaine peu fréquentées par la plupart des lecteurs et – hélas – peu fréquentées par la plupart des auteurs. Et c’est là que nous revenons à des éditeurs comme Au diable vauvert, des collections comme EquinoX, des fanzines comme Violences, qui se tapent eux aussi le sale boulot : pas un hasard si je suis édité chez le premier, suis pote avec l’éditeur et quelques auteurs du second et suis auteur et fan inconditionnel du troisième. Nous ne sommes pas si nombreux que ça à effectuer ce travail et, comme je le disais plus haut, nous formons, je trouve, une famille. Enfin, faudrait voir avec eux si je suis en plein fantasme ou si ce que je raconte fait sens à leurs yeux.

Pas de volonté de choquer mais en revanche un désir – très net, conscient et assumé, là aussi – de proposer aux lecteurs une littérature qui soit la plus vivante et rythmée possible et qui leur procure les émotions les plus fortes possibles. Je vois le roman comme un grand huit pour adulte, un truc qui te secoue dans tous les sens, te fait vivre des expériences et des sensations hors normes et te laisse lessivé, rincé, le cœur au bord des lèvres et avec une seule envie : racheter un ticket pour te taper un tour supplémentaire.
C’est d’ailleurs un des principaux problèmes auxquels je dois me confronter : dans la mesure où je raconte des trucs souvent horribles, tristes, violents, sordides, comment faire pour que le lecteur ait envie de tourner les pages ? Tout mon travail formel s’axe là-dessus – et je suis content, parce que j’ai l’impression qu’entre Nuit noire, écrit en 2008-2009, et Images de la fin du monde, écrit dix ans plus tard, j’ai progressé. Je suis toujours aussi hardcore mais plus séduisant – je n’ai pas mis d’eau dans mon vin mais mon pinard est meilleur, quoi.

Et pour dire encore un mot sur cette histoire de finition, personnellement…, je préfère… l’aspect un peu rugueux, manquant de brillant et de patine, de Simenon à la perfection trop lisse à mes yeux de Prous…

L : T’arrive-t-il de te censurer ?

Christophe Siébert : Non, jamais. Il m’arrive de foirer mon truc, d’abandonner en cours de route pour diverses raisons, mais pas de me censurer. La seule limite que je m’impose est celle de la vérité de mon texte. C’est lui et lui seul qui commande et qui impose ce qui doit ou ne doit pas s’écrire. Une fois posées les règles, les bases de l’univers (mental ou concret) que j’explore, une fois que j’ai compris qui parle (qui est le narrateur, voire – parce que cette question-là me passionne depuis toujours – qui est l’auteur fictif) et quelle est sa langue, alors tout devient possible – et nécessaire.
Un romancier est là pour suivre jusqu’au bout le chemin qu’il a lui-même décidé d’ouvrir. C’est quand même pour ça qu’il est payé – je veux dire, les gens déboursent vingt balles pour lire mes conneries, donc si je ne fais pas preuve d’honnêteté et de radicalité, si je me montre timoré face à des enjeux que j’ai moi-même définis comme importants, vaut mieux garder son pognon ! Vingt balles, ça représente plus de deux litres de bière en terrasse, tout de même ! (Amis parisiens, si vous venez de sortir votre calculatrice en lisant ça, c’est normal. Venez nous voir, nous, les bouseux ! Vous serez étonnés.)
Et pour en revenir à cette histoire d’auteur fictif, c’est pas seulement une coquetterie et c’est pas non plus sans rapport avec la question de la censure. J’ai besoin de connaître la place du livre que je suis en train d’écrire dans l’univers de fiction raconté par ce même livre. Ainsi, dans Nuit noire, ce que le lecteur tient entre les mains, c’est réellement le livre écrit par le narrateur. Le roman que je suis en train d’écrire actuellement se présente comme la compilation du contenu de l’ordinateur d’un enquêteur indépendant, mort avant d’avoir finalisé son dernier bouquin.

Une fois que tu sais non seulement qui raconte mais aussi qui écrit, qui publie, quel rapport entretient le livre réel, celui que possède le lecteur, avec l’univers de fiction qui le contient (ou ne le contient pas, selon), tu peux te reposer la question de la censure et même de la vérité et ça devient absolument passionnant. Est-ce que le mec de Nuit noire dit la vérité ? Est-ce qu’il dit sa vérité ou bien raconte-t-il des trucs objectifs, vérifiables ? Que ne dit-il pas ? Et pourquoi ne les dit-il pas ? Par autocensure ? Parce que ce sont des angles morts de son psychisme ?
Voilà. C’est le seul terrain où la question de l’autocensure soit féconde puisqu’elle offre la possibilité de renseigner sur le narrateur, sur les événements racontés, voire sur l’univers de fiction lui-même.

L : Pour rassurer nos lecteurs, peux-tu leur confirmer que tu n’es pas un grand malade mental ?

Christophe Siébert : Non, je suis un malade mental de taille moyenne, affligé d’un léger surpoids – tout va bien, donc !

L : Qu’est-ce que, d’après toi, permettent les littératures horrifiques, pornographiques, qu’une littérature plus classique ne permet pas ? N’est-ce pas un rapport comme celui entretenu par le caricaturiste qui, par ses portraits exagérés, permet de faire ressortir un aspect caché ou dissimulé (tout ou partie) d’une personne, d’une œuvre ?

Christophe Siébert : Je vais prendre la question dans l’autre sens. Selon moi les littératures dites de genre ne sont pas des versions caricaturales, outrancières ou étroites d’une prétendue littérature générale qui serait plus englobante, plus mesurée ou plus proche de la réalité.
Je pense au contraire que la littérature dite « blanche » n’est rien d’autre qu’une version amputée des littératures de genre. La littérature générale c’est du polar auquel il manque la dimension criminelle, de l’imaginaire sans imagination, du porno non masturbatoire, de l’horreur qui ne produit aucune réaction viscérale. La littérature blanche c’est comme les pâtes blanches : il manque quand même un truc, même un peu d’huile ou de fromage, les gars, pourquoi être aussi radin ?
Au fond les sujets sont les mêmes et les enjeux formels aussi. Le seul élément qui peut à la rigueur sembler différent c’est le degré de finition, éventuellement plus brut dans les littératures de genre – mais il dépend des conditions de production, autrement dit de l’économie, pas nécessairement de choix esthétiques. D’ailleurs mon travail d’éditeur pour La musardine a aussi pour but de rentrer dans le lard de cette idée-là, que la littérature de genre est pauvre et facile alors que la littérature générale est riche et profonde.

Et pour dire encore un mot sur cette histoire de finition, personnellement – en tant qu’auteur, lecteur ou éditeur, je préfère – et de très loin – l’aspect un peu rugueux, manquant de brillant et de patine, de Simenon (par exemple et pour prendre le très haut du panier) à la perfection trop lisse à mes yeux de Proust (pour prendre le très haut de cet autre panier). Mon ambition, en tant que directeur de collection, c’est de découvrir (ou de fabriquer) les Simenon du cul. Les Proust du cul, je m’en fous, ils ne m’intéressent pas.

Sans compter que ranger un auteur dans tel ou tel genre est aussi une question de marketing. Le second livre de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, aurait dû être publié dans la même collection polar que son prédécesseur, Nos animaux la guerre. Mais, conscient de ses chances d’obtenir un prix littéraire (et il a effectivement obtenu le Goncourt), ses éditeurs ont décidé de le sortir en « blanche ». Pourquoi ? Parce qu’on ne file pas un prix littéraire de la rentrée (Goncourt, Renaudot, etc.) à un roman « de genre ». Les deux magnifiques polars d’Irvine Welsh (Crime et Une ordure), parus au Diable vauvert, éditeur qui s’efforce de ne pas différencier les différentes catégories littéraires et de tout vendre à la même enseigne, a-t-il été réédité en poche dans une collection de romans noirs ? Non. Pourquoi, alors qu’il s’agit bien d’histoires criminelles racontées par des flics et obéissant à beaucoup de codes inhérents à ce genre ? Tout simplement parce que Welsh est identifié en France comme auteur de littérature générale.

Donc, tout ça est bien baltringue et peu intéressant, au fond. C’est de la cuisine éditoriale, de la cuisine de librairie, voire si on veut de la cuisine de lecteur. Est-ce que ça concerne le texte et la façon de le fabriquer ? Pas tant que ça, je crois.
À une table ronde récente où nous parlions de poésie, j’ai suscité une vague consternation de la part de certains des invités en expliquant que la poésie n’existait pas, qu’on écrivait des trucs, de la littérature comme un processus constant et qu’il en résultait des objets qu’on nommait après coup ; j’ai pris pour exemple deux de mes recueils qui ne sont considérés comme de la poésie que parce qu’ils sont sortis chez un éditeur spécialisé. Mais qu’une collection publiant de la prose aurait très bien pu les accueillir et alors auraient-ils été de la poésie ? Peut-être, peut-être pas. Tout ça n’est qu’une question de perception a posteriori et de public visé, rien de plus.

Nuit noire, c’est quoi ? Deux ou trois genres qui coexistent.

Pourquoi Sade et Bataille ne sont pas publiés chez Media 1000 ? Parce que c’est de la Kultur. Parce qu’imaginer des gens se branler sur Justine ou L’Histoire de l’œil c’est même pas obscène, c’est de mauvais goût – ce serait comme bander devant l’origine du monde, mais vous n’y pensez pas, voyons ? (Alors que ça aurait sans doute fait plaisir à Sade, Bataille et Courbet)
Les Éditions Actes Sud ont démontré tout ça de manière maline en rééditant Crime et châtiment, le chef-d’œuvre de Dostoïevski, dans leur collection polar. Quelle idée géniale ! Et en plus dans une traduction récente qui est probablement la meilleure de toute – quel magnifique doigt adressé à ceux qui considèrent la littérature de genre comme un sous-truc !

Folio-SF a fait le même coup en rééditant la version poche du Festin nu de Burroughs.
Et à l’inverse : les premières traductions françaises de Dashiell Hammet ont paru en littérature générale. On le considère alors comme l’égal d’Hemingway – voire, par certains, comme supérieur à son camarade : plus radical dans la forme, moins bêtement viriliste dans le fond, plus authentique, plus nécessaire en somme. Mais dès l’instant où Duhamel crée la Série Noire (et qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : c’est très important que Duhamel donne naissance à cette collection) Hammett quitte sa position pour ne plus devenir « que » le fondateur du roman noir, du polar, du roman hard-boiled comme on l’appelera tour-à-tour – un genre, donc, postérieur à la première édition de ses livres et dont il apprend l’existence grâce à ses éditeurs français (pour apporter une précision : aux USA Hammet publiait dans des revues et des collections policières mais l’apport de Duhamel est de créer une distinction entre Agatha Cristie et le roman criminel socialement engagé et d’inventer un sous-genre à la nécessité évidente).

Et pour finir : on parle de genre au singulier mais c’est déjà une connerie. À part quelques collections qui recherchent une certaine pureté (comme, dans le cas de la pornographie, celle que je dirige pour La Musardine et qui se veut uniquement porno), il devrait plutôt être question de genres au pluriel. Horreur + Roman noir. Fantastique + Thriller. Policier + Porno. Etc. Nuit noire, c’est quoi ? Deux ou trois genres qui coexistent. Noir, thriller, horreur, imaginaire, plus tout un tas de sous-genre, plus des emprunts formels à la pornographie, etc…

Je reviens à mon analogie pas si bidon que ça avec les pâtes. Est-ce que tu t’interroges pour savoir si tu dois utiliser de la tomate OU des oignons ? Eh non. Tu mets les deux en proportions variables selon le goût que tu veux obtenir et détermines les doses en fonction de tes envies et de ton degré d’obéissance aux recettes. Et tu peux même ajouter de la viande et des champignons si tu aimes ça.
Aussi, pour revenir à ta question après cette longue digression : qu’est-ce qui est caricatural ? Les aventures sentimentales de personnes qui habitent le centre de Paris et ne subissent aucun problèmes de fric ou les galères des gens qui remplissent les pages faits-divers des journaux ? Je vais te dire : dans la vie de tous les jours et même si je tends à m’embourgeoiser, je croise davantage de clodos que de rentiers, de cassos que CSP++. Entre les personnages qui peuplent les pages de Violences et ceux qui peuplent les récits de Christine Angot, Frédéric Beigbéder, Houellebecq et consorts, je sais très bien lesquels existent dans la réalité dont je fais l’expérience tous les jours et lesquels sont des caricatures incompréhensibles.

…je m’impose plusieurs relectures à voix haute…

L : Tu donnes parfois des lectures comme tu le mentionnes plus haut, parfois accompagnées de musique. Qu’apporte la lecture à haute voix par rapport à celle que nous pratiquons d’ordinaire, c’est-à-dire silencieuse ? Te dis-tu, parfois, qu’à voix haute l’idée que tu voulais transmettre sonne moins bien que ce que tu imaginais ? Peut-être corriges-tu tes brouillons de cette façon, justement, en le relisant à voix haute ?

Christophe Siébert : Oui, je m’impose plusieurs relectures à voix haute lors de la phase finale de travail sur le texte, c’est-à-dire avant que je le considère comme terminé et l’envoie à mes éditeurs. C’est un moment qui permet de se concentrer sur le rythme et de repérer plus facilement les conneries telles que répétitions, rimes involontaires, assonances ou allitérations non voulues, passages lourdingues ou trop mous, etc.
Quand je débutais et avais très peu de lecteurs, lire mes textes devant un public était le seul moyen de les faire exister – et, effectivement, comme tu le soulignes, la réaction des gens me permettait souvent de corriger le tir, vérifier en direct ce qui était emmerdant, ne fonctionnait pas, donnait envie au public d’aller boire un coup plutôt que m’écouter. C’était une bonne école, qui m’a beaucoup appris.

Maintenant évidemment la situation est différente puisque quand je présente un texte sur scène il est disponible sous la forme d’un livre et donc, même si je repère des trucs que j’aimerais changer, c’est trop tard, c’est foutu – je me console en me disant que j’ai fait de mon mieux.
Quand je lis mes textes en public l’idée n’est pas tellement de transmettre quelque chose. Ce que je voulais transmettre je m’en suis occupé au moment de l’écriture et la manière dont les lecteurs (ou les auditeurs) reçoivent tout ça je n’y peux plus grand-chose. En plus, en toute honnêteté, à part raconter sincèrement et efficacement une histoire qui me tient à cœur, je n’ai pas grand-chose à faire passer, je n’ai pas vraiment de message à part des émotions et la vérité d’un personnage ou d’une histoire : je crée un dispositif assez puissant pour que le lecteur ouvre les vannes émotionnelles et entre dans un rapport au monde plus sensible, plus à fleur de peau, plus métaphysique aussi. Mais ce qui en sort, ma foi, il le découvre en même temps que moi et s’il éprouve de l’excitation sexuelle en lisant une scène de viol dans Nuit noire je ne le dénoncerai pas à son psychanalyste – par contre ça peut lui fournir un fil à tirer afin de mieux se connaître. La littérature sert aussi à ça.

Pour en revenir à la lecture sur scène, mon ambition est que l’expérience ne soit pas très différente d’une lecture silencieuse, tranquillement dans son fauteuil. C’est pour cette raison que je lis au lieu de réciter ou de jouer. L’idée est d’être à la fois le plus immersif possible (d’où le recours à de la musique, des éclairages, quelquefois des vidéos), de prendre en otage, si tu veux, la concentration du lecteur ; mais aussi de se montrer le moins intrusif possible : de supprimer tous les filtres entre le texte et son auditeur. Donc ma lecture respecte au maximum le rythme de ma prose (même si désormais il m’arrive de travailler ça dans une voie un peu différente et d’expérimenter des silences et des accélérations qui n’ont pas forcément de rapports avec le rythme de la phrase écrite), et surtout ma manière de lire, atone, ne privilégie aucune interprétation au détriment d’une autre. Il n’y a que le texte écrit devenu oral, le lecteur devenu auditeur, et le moins d’intermédiaires possibles entre les deux.
Tu vas me dire, alors, pourquoi se casser le cul à tenter de reproduire sur une scène, devant un public, l’expérience intime d’une lecture silencieuse dans son salon ? L’appât du gain, mon bon ami ! Je me livre à et exercice parce qu’il s’agit d’un moyen parmi d’autres – comme répondre à une interview – d’aider le livre à trouver ses lecteurs. (Et c’est aussi, dans un métier quand même assez solitaire et sédentaire, une bonne raison de sortir de chez soi, rencontrer des gens, revoir les copains auteurs et – last but non least – s’enfiler à l’œil des hectolitres de binouze).

Pour te situer, mon dossier « Mertvecgorod » se compose actuellement de 188 dossiers, 2122 fichiers et totalise 18,3 gigaoctets de matériel mélangeant textes, images et sons.

L : Comment procèdes-tu à l’entame d’un nouveau texte/roman ? Y a-t-il un brouillon, un plan, ou attaques-tu l’écriture bille en tête, à partir d’une bribe d’idée que tu développes au feeling ? Et tu es plutôt clavier ou feuille de papier ?

Christophe Siébert : C’est un bordel énorme. Je prends des kilos de notes, creuse des dizaines d’idées, met en place et en scène des wagons de personnages, m’offre des faux-départs à gogo (le coup du « Bon sang, ça y est, j’ai mon début ! » claironné tous les trois jours pendant six mois est d’ailleurs devenu le running-gag favori de mon amoureuse), écris dans tous les sens des débuts, des milieux, des fins, des morceaux détachés de tout contexte narratif, des séquences dialoguées, des punchlines, n’importe quoi… Et je « range » tout ça dans des fichiers aux noms aussi précis que « Début définitif 1 », « Début définitif 2 », « Début définitif définitif », « Dialogue à recaser quelque part » (je te jure, hein, je n’invente pas ça pour faire le malin!), …
Et puis un beau jour tout s’affine, se met au point (dans le sens photographique du terme : c’est-à-dire qu’après des mois et des mois de flou j’y vois enfin net) et le roman commence pour de bon. Mais ça peut encore se casser la gueule. Grosso-modo s’il dépasse les 100 000 signes sans m’échapper des mains et s’écraser au sol comme une crêpe qui aurait raté sa poêle il y a quand même 75% de chances pour que je le termine. Et sinon il finit en pièces détachées et nourrira le bouquin suivant.

De plus, comme avec le cycle des Chroniques de Mertvecgorod je m’embarque pour des années (des décennies ?) de travail dans un même univers, soutenu par une méta-intrigue peuplée de personnages récurrents, le tout prenant place dans un vaste décor que je commence à connaître dans les moindres détails, etc. etc., que tout ça donnera suffisamment de volumes pour caler toutes les tables bancales qui branlent dans le manoir d’Antoine Gallimard (et non l’inverse), tout ce travail que je viens de te décrire a été multiplié par dix. Résultat : j’ai attaqué le premier volume du cycle (Images de la fin du monde, qui sort en mars au Diable vauvert) après avoir passé trois ou quatre ans à gamberger et prendre des notes, dessiner des cartes, délirer sur des détails qui n’amusent que moi (combien coûte un ticket de métro dans cette ville ?) et bâtir un univers entier, depuis ses fondements surnaturels jusqu’à la meilleure adresse pour bouffer de la junk-food à quatre heures du matin. Pour te situer, mon dossier « Mertvecgorod » se compose actuellement de 188 dossiers, 2122 fichiers et totalise 18,3 gigaoctets de matériel mélangeant textes, images et sons. Argh !!!

En ce qui concerne l’écriture proprement dite je travaille exclusivement sur ordinateur (les autres outils ne vont pas assez vite), mais pour les prises de notes je fais feu de tout bois (feuilles volantes, smartphone, carnets, sous-bock, billets de train, …) en essayant quand même de régulièrement saisir dans l’ordi ce qui est important. La semaine dernière, ivre, j’ai fait tomber mon téléphone dans les chiottes et il ne s’est jamais rallumé. Coup de bol, j’avais transféré la veille dans mon PC les notes qu’il contenait. Ça ne se passe pas toujours aussi bien et dans ce cas il faut faire confiance à sa mémoire – ou, dans mon cas, se convaincre qu’une idée oubliée ou perdue ne devait pas être si fantastique que ça.

Mais la cohérence est à ce prix…

L : Nous avons évoqué un peu le cinéma, mais qu’en est-il de la musique ? On image que tu écoutes des choses plutôt trash, genre metal et dérivés, peut-être du punk, mais bien écrit (oui ça existe), peut-être un peu de chanson française. On est dans le juste ?

Christophe Siébert : J’ai une grande passion pour la musique industrielle et post-industrielle, ça va de Coil, Current 93 et The Residents à Death In June, Diamanda Galas, Legendary Pink Dots, Einstuerzende Neubauten, Tuxedomoon, etc. Enfin, tu vois le genre, je pourrais te citer des dizaines de groupes – d’ailleurs quelques-uns se trouvent représentés sur les compils que j’ai mises en ligne sur une chaîne Youtube consacrée aux Chroniques de Mertvecgorod et qui a pour but de donner à entendre l’ambiance sonore de cette joyeuse mégapole.
J’écoute aussi beaucoup de musique savante, comme on dit (avec une préférence très marquée pour la période qui s’étend de Bach à Beethoven), et, par période de pure boulimie, la radio.
(Et, oui, le punk bien écrit existe, il est même – quand on sait où regarder – plutôt majoritaire)
J’écoute peu de chanson française et en tout cas pas du tout quand je travaille, ça me déconcentre, mais je nourris une passion incandescente pour Jean-Jacques Goldman (un des plus grands poètes du vingtième siècle à mes yeux) et aime aussi avec ardeur William Sheller, le Polnareff des débuts, Dominique A., Nonstop, Bérurier noir, Métal urbain, Programme et quelques autres.

L : Si tu n’avais pas écrit, vers quelle forme d’art te serais-tu dirigé ?

Christophe Siébert : Si je n’avais pas écrit je serai devenu dépressif ou con ou mort – selon la manière dont mon instinct de survie se serait ou non exprimé.
Je dessinais quand j’étais gamin, j’ai tenté à plusieurs reprises de faire de la musique et ça m’a permis de conclure que je n’avais rien à dire d’intéressant à travers ces formes-là.

L : J’entame tout juste la lecture de Métaphysique de la viande (chroniqué depuis cette question NLDR). Une chose m’interroge, que ne relève pas Emmanuel Pierrat qui en rédige la préface, qui concerne Nuit noire : ce roman n’est-il pas un peu biblique sur les bords, avec ce découpage en chapitres de la forme, par exemple, 15:19 évoquant les références chapitre/verset de la Bible (ici chapitre 15 verset 19)?

Christophe Siébert : Non, il ne s’agit pas de références bibliques bien que le livre, conformément à l’esprit tordu de son narrateur qui en est aussi l’auteur fictif et donc en a choisi la structure, obéisse à un certain nombre de règles ésotériques et symboliques, certaines bien cachées, d’autres plus faciles à percevoir – et la numérotation des séquences obéit à la même loi occulte que tout le reste du livre, sur laquelle je ne dirai rien ici pour ne pas spoiler les lecteurs qui prennent leur pied à débusquer ce genre de truc – mais le narrateur, bonne pomme, donne un certain nombre de détails à un moment donné.
Par ailleurs je tiens à préciser qu’autant pour l’auteur fictif il s’agissait d’un rituel magique essentiel et jouissif, autant pour l’auteur réel – moi, donc – ça ressemblait plutôt à un casse-tête épouvantable. Et quant à la correctrice, qui a dû s’armer non seulement d’un dictionnaire conformément aux usages de son métier, mais aussi d’une calculatrice, je pense qu’elle me maudit encore !
Mais la cohérence est à ce prix, haha !

Ne plus rien avoir à dire, prendre ma retraite et être heureux comme ça serait une drôle de récompense

L : Tu es plutôt prolixe quand tu parles de genres dédiés policier/horreur etc… Ne trouves-tu pas qu’il existe une frontière entre les familles littéraires ? Que les auteurs ne se mélangent pas trop, qu’ils restent souvent « dans leur genre » ?

Christophe Siébert : Haha, oui, je suis carrément bavard, tu peux le dire ! Il existe autant de frontières entre les familles littéraires qu’il en existe entre les pays – et il existe d’ailleurs autant de familles littéraires que de pays, et la liste est aussi floue et soumise à variations dans un cas que dans l’autre – et elles servent à la même chose : à séparer artificiellement des objets qui ne le sont pas par nature. Et la fonction de l’écrivain dans ce cas est très simple : no border ! Là où celle du libraire est de planter des drapeaux pour aider les lecteurs à s’y retrouver.
Les auteurs que j’aime le plus sont souvent ceux qui habitent leur propre pays, aux frontières aussi mouvantes qu’une micro-nation en haute mer ou qu’une utopie, et ceux qui, touristes de tous les genres, ont un pied dans chaque : Bolaño dans un cas, Echenoz dans l’autre, par exemple.
Pour paraphraser Johnny, je dirais que mon pays, c’est la phrase !

L : Quel serait pour toi la plus belle récompense ? Achever un bouquin au long cours et te consacrer à un autre projet (je pense à ton cycle des Chroniques de Mertvecgorod) ? Obtenir un prix littéraire ? Ne plus rien avoir à dire et de poser la plume définitivement (je n’y crois pas à cette dernière) ? Ou autre chose ?

Christophe Siébert : Ne plus rien avoir à dire, prendre ma retraite et être heureux comme ça serait une drôle de récompense, je ne suis pas sûr d’avoir envie de la recevoir tout de suite !
Mener les Chroniques de Mertvecgorod à terme – considérant que je me lance là-dedans en ayant à peu près tout en tête sauf la narration elle-même – serait une belle victoire, mais la récompense serait que les lecteurs me suivent en masse dans ce joyeux bad trip.
Si des fous décident de me filer le GPI ou le Goncourt, je ne cracherai pas dessus, bien sûr, mais ça ne flatte que le narcissisme – et le portefeuille – sans pour autant changer grand-chose à ce qui se passe à l’intérieur des boyaux, sauf si on est un peu con – c’est d’ailleurs un test efficace et on pourra mesurer, le cas échéant, si je le suis ou pas.
C’est marrant, c’est la deuxième fois en peu de temps que j’ai à répondre à cette question en interview et je suis emmerdé : je n’ai jamais pensé à mon travail comme à un truc qui pourrait donner lieu à des récompenses mais plutôt comme un métier méritant salaire.
Filez-moi du pognon ! Plein de fric ! Et des lecteurs et des lectrices nu.e.s sous mes fenêtres, agitant leurs zgegs et leurs nichons chaque matin pour me dire bonjour ! Voilà une belle récompense.

L : As-tu d’autres projets littéraires que ton cycle de Mertvecgorod ? Un autre projet d’ampleur peut-être ? Ou alors un de ces projets qui traînent en tête mais que nous ne savons pas par quel bout prendre ?

Christophe Siébert : Des projets y en a plein (des commandes en tant qu’auteur et aussi peut-être un nouveau recueil de poésie, tout un tas de trucs sur le feu en tant qu’éditeur, des performances à venir, des salons, etc.), mais quant à mon activité principale – raconter de la fiction –, Mertvecgorod bouffe tout, phagocyte toutes mes idées et c’est très bien comme ça !

L : Tu as carte libre pour évoquer ce que bon te semble. C’est à toi !

Christophe Siébert : Je crois que j’ai été bien assez prolixe, je vais foutre la paix cinq minutes à tes lecteurs ! Achetez des livres au lieu de perdre votre temps avec le bavardage éhonté de leurs auteurs, hahaha !

christophe siébert

 

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