TIMOTHÉ LE BOUCHER, Dans les vestiaires//Harceler ou être harcelé
L’adolescence et sa violence
Nous retrouvons avec plaisir le style esthétisant et léché de Timothé Le Boucher que nous avions déjà disséqué avec admiration dans notre chronique sur Ces jours qui disparaissent. Dans les vestiaires a déjà été publié voilà 6 ans, mais avec le titre Les vestiaires. Nouveau titre, nouvelle couverture, plus explicite, qui nous fait entrevoir très vite l’antagonisme entre les personnages en arrière-plan et celui qui est au premier plan et a son front sur un mur de carreau. Ce jeune homme, qui pleure et se détourne des autres que l’on voit en reflet, nous projette dans un monde parallèle à celui du macrocosme habituel dans lequel évoluent les adolescents.
Ici, ces enfants jouant aux adultes nous rejouent Sa Majesté des mouches, Les enfants de Timpelbach, des Goonies ou de Peter Pan. Les adultes n’ont pas voix au chapitre dans ces œuvres comme dans ses vestiaires flambant neufs où l’on banalise la violence, le viol d’intimité, le harcèlement.
L’histoire
Le vestiaire des garçons d’un collège vient d’être refait à neuf. Ils le découvrent avec intérêt, mais se rendent compte très vite que la notion d’intimité a été oubliée. Les douches sont collectives, ce qui déclenche les critiques véhémentes de la plupart des élèves.
Au fil des séances de sport, les garçons se font à l’idée de prendre leur douche devant les autres. Hélas, des événements de harcèlement, de voyeurisme, puis de violence s’enchaînent jusqu’à la perte de contrôle absolu. L’un des meneurs jette en effet son dévolu sur un élève qui subit la vindicte de la majorité, mais gare au renversement de situation, et à la maltraitance de trop.
Héritage de nos travers sociétaux
Ces adolescents sont happés par leurs écrans, par la violence de tous les jours, par ces corps offerts sur des supports divers (publicitaires, réseaux sociaux, photos ou vidéo éphémères en apparence, car tout se fixe sur internet et sur leurs rétines), par la cruauté du monde des adultes, par les relations de domination entre les adultes qui les entourent (père, mère, professeurs). Ils se réfèrent à des modèles tronqués ou des rapports fallacieux. Ils n’ont pas les armes pour déroger à un moule qui n’est pas reluisant et qui les relaie à une place de prédateurs ou de proies. Soit vous êtes mangés par les loups, soit vous devenez un loup pour rejeter le sceau de la disgrâce (totalement mensongère) sur un autre bouc émissaire.
Leur petit monde se façonne par mimétisme. Il se calque et se traduit dans une valorisation de la force brutale à la bêtise et à la vacuité sans nom. Ces adultes en devenir se construisent sur des schémas éculés, immoraux et abjects, en toute impunité, parce que personne ne leur montre le chemin, personne ne les met en garde sur les dangers de leurs travers, personne ne fait attention à ces ombres parmi les ombres, ce qui ne peut conduire qu’à une tragédie digne des pièces antiques dans lesquelles les héros et les héroïnes se prennent pour des êtres divins et sont châtiés de manière funeste.
En conclusion
Dans les vestiaires nous met une bonne mandale. Cette BD joue avec nous comme si elle était le chat et nous les souris. Elle distille son suspens avec adresse en nous tenant en haleine et en provoquant en même temps chez nous un malaise. Certains garçons revêtent la peau de voyeurs et de harceleurs, mais qui peut dire qu’il n’a jamais été une victime ou un bourreau, ou l’un, puis l’autre.
Nous entrons avec cette BD dans les vestiaires d’adolescents qui méritent d’avoir leur intimité comme tout un chacun. Alors, nous sommes placés d’emblée dans la position de voyeurs nous aussi. Nous voulons savoir ce qui va se passer, mais nous pouvons être gênés en même temps du regard inquisiteur que nous posons dans ces vestiaires. Nous voilà alors ambivalents, à la fois atterrés par les comportements et en faute de par notre intrusion. Dans ses vestiaires se cristallisent tous les paradoxes de nos sociétés modernes malades à force de s’abreuver à la fontaine du conformisme et de l’intolérance. Heureusement que des œuvres de la Culture plurielle, essentielle et primordiale, nous placent face à ce miroir peu flatteur. Gageons que certains en tireront un enseignement salutaire.
Dans les vestiaires de Timothé Le Boucher, Éditions La Boîte à Bulles, 128 pages, juin 2020
Florent Lucéa
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Florent vous donne rendez-vous à la rentrée avec des nouvelles chroniques BD. En attendant, vous pouvez relire sa dernière en date, Le voyage de Marcel Grob
Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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