[BD] BAJRAM, MANGIN, ROCHEBRUNE , Inhumain

Inhumain,  paru chez Dupuis, chronique d’un paradis déphasé

L’histoire d’Inhumain repose sur un principe mille fois  répété, pour nous dévoiler une réflexion sur ce qu’est « être humain ». Un équipage naviguant dans les confins de l’espace s’écrase sur une planète étrange, après une perte de repères de ses membres. Seule Ellis n’est pas impactée. Il faut dire que c’est un androïde.

La planète ne compte qu’une unique île. Ellis et ses compagnons découvrent un monde hospitalier avec une tribu serviable en apparence. Très vite, des détails clochent. Les habitants parlent à chaque phrase d’un « Grand Tout » qui subvient à tous leurs besoins, et qu’ils semblent révérer comme une entité primordiale à leur survie. Hélas, les choses vont de mal en pis, car nos explorateurs se rendent compte que ces gens sont des cannibales et qu’il y a d’autres autochtones sous la surface de l’île volcanique. De plus, des créatures tentaculaires peuplent l’océan planétaire. Inoffensives de prime abord, elles sont une présence de plus en plus inquiétante.

Ellis et les survivants de l’équipage s’enfonceront au cœur de la terre pour démêler une bonne fois pour toutes ce mystère qui les poussera à remettre en question leurs certitudes.

Rendez-vous en terre inattendue

Cette bande dessinée nous distille du suspens tout au long de ces planches dont les couleurs et le trait détonent avec la monstruosité que l’on sent poindre dans ces figures autochtones si amicales dans un premier temps. Sont-ils des monstres d’ailleurs ? Oui, ils mangent de la chair humaine, mais ils sont déconnectés d’eux-mêmes. Hébétés, ils ne se rendent compte de ce qu’ils font, ce qui effraie grandement nos héros. Même si Ellis est une machine, elle veut comprendre ce qui se joue sur cette île étrange. Sa curiosité, sa soif de résolution de l’énigme, son opiniâtreté la rendent si humaine, elle, qui ne le sera jamais.

Cette déshumanisation pourrait nous pousser à nous interroger sur le singulier dans le titre « Inhumain », mais n’est-ce pas ce « Grand Tout » abstrait et pourtant si présent qui se révèle inhumain, car il pousse ces esclaves à des actes désincarnés. Qui est-il ? Que veut-il ? Vous vous poserez mille questions avant de découvrir le fin mot de cette histoire. Ce « Grand Tout » est-il si coupable que cela d’ailleurs ? Enfin, s’il existe…

Esprits vides, manipulation aisée

Métaphore de l’entité suprême qui chapeaute les moindres faits et gestes de la populace, Inhumain nous plonge dans un monde où l’individualité ne compte pas. Chacun chacune a un rôle assigné, chacun chacune ne s’éloigne pas d’un schéma précis. Ici, on ne décide de rien, on se laisse porter par ce « Grand Tout » qui exige, châtie, nourrit et en même temps détruit petit à petit les esprits. Ici, il n’y a pas d’humanité, pas de liberté, pas de fraternité, pas d’équité. On est un rouage, on est broyé par le système normatif et on ne se plaint jamais. Gare à ceux qui dérogent à la règle ou qui blasphèment en disant du mal du « Grand Tout ».

Ellis et ses acolytes sont atterrés par l’absence de toute conscience chez ces marionnettes qui ont l’apparence d’humains sans l’esprit. Ces êtres sont manipulés, ils n’aspirent à rien, ils n’ont pas de désirs à part des préoccupations primaires, voire bestiales, ils ne se plaignent pas, ils ne sont que des coquilles vides marchant sans but vers leur propre fin. Nous pensons encore une fois au Meilleur des mondes de Huxley, au film Equilibrium ou aux dystopies adolescentes qui brossent un portrait de mondes sans libre arbitre où chaque personne est un maillon de la société normée et réglée comme une horloge parfaitement huilée.

En conclusion

Inhumain nous pousse à nous demander ce qui fait de nous des êtres conscients, pensants et dotés de capacités cognitives individuelles. Certes, nous vivons dans des sociétés avec des règles et des normes que nous subissons parfois, mais nous gardons notre liberté de penser. Nous pourrions, pris dans l’engrenage du train-train quotidien, nous égarer, déposer les armes, nous fondre dans la masse, nous laisser contrôler afin de ne plus nous poser de questions et vivre comme des automates.
Or, c’est bien parce que nous sommes tous des individus avec nos défauts et nos qualités que nous pouvons dialoguer les uns avec les autres, apprendre des autres et nous réaliser en tant qu’être humain.

Il serait bien dangereux de construire un monde où les gens s’en remettraient à une entité supérieure, quelle qu’elle soit pour penser à leur place et diriger leur vie, c’est là le terrain des plus grandes dictatures : dictature des médias, des écrans, des extrémismes, des sectes, de la violence obscurantiste, de l’instrumentalisation, de l’ignorance sournoise et des hautes sphères élitistes. L’humanité est plurielle, chaque membre doit pouvoir exprimer sa voix, suivre son chemin de traverse et faire ses propres erreurs sans perdre sa dignité ou sa sincérité en cours de route.

Florent Lucéa

Inhumain de Denis Bajram, Valérie Mangin et Thibaud Rochebrune, Dupuis, collection Air Libre, 104 pages, octobre 2020

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Florent vous donne rendez-vous à la rentrée avec des nouvelles chroniques BD. En attendant, vous pouvez relire sa dernière en date, Le voyage de Marcel Grob
Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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