PHILIPPE SARR Les habitants du périphérique chapitres 3 & 4

Vous pouvez retrouver les chapitres 1 & 2 ici.

On comparait Ghita à Jane Birkin. Agée de soixante dix ans, elle en paraissait facilement dix de moins.

Ghita me reconnut de suite. Je lui avais envoyé une photo de moi pour qu’elle se fasse une idée un peu plus précise de qui j’étais physiquement avant de signer le contrat de location : une chambre équipée d’une douche et d’une kitchenette privées intégrée dans un luxueux T4 proche de la gare qu’elle louait pour la modique somme de 25 euros la nuit. L’appartement faisait partie d’un immeuble BBC (bâtiment basse consommation) dont la construction remontait au milieu des années 90 et disposait d’un mode énergétique innovant (couverture photovoltaïque). D’un coût à l’achat relativement élevé (280000 euros), pour un retour conséquent sur investissement, il lui avait fallu attendre une bonne dizaine d’années à l’issue desquelles elle avait pu dégager, entre les économies réalisées sur sa consommation énergétique et les bénéfices issus des parties locatives du logement, un gain de prés de 20000 euros. Le principe du « logement partagé » (proximité de la gare dans un contexte économique et social tel que le nôtre) avait indiscutablement du bon, selon elle. En fait, l’appartement appartenait à son fils qui avait pu bénéficier d’un PTZ (prêt à taux zéro) au moment de son acquisition.

Ghita avait connu Woodstock, fréquenté les milieux beatniks, consommé toutes sortes de drogues, s’était spirituellement élevée grâce à ses rencontres… « enfin, tu vois ce que je veux dire !… », avait, en contrepoint, provoqué la ruine de son corps dont elle avait exploité les ressources naturelles de manière abusive. Depuis, Ghita était entrée dans une période de « transition », tant au niveau de son corps dont elle s’efforçait de limiter les apports en énergie par une hygiène de vie appropriée, que de son habitat : un mode de vie hédoniste, disait-elle, qui intégrait à la fois habitat, énergie et territoire, donc !

Aujourd’hui, la quête du plaisir ne résidait plus dans l’excès, mais dans la mesure…

*

J’eus droit à une critique en règle du capitalisme, des dérèglements dont il s’était rendu responsable dans nos sociétés, et au niveau du climat. Jusque dans notre écosystème. Tout ne pouvait pas être permis. Comme le démontraient notre voracité illimitée et notre indiscipline forcenée qui risquaient à présent de se retourner contre nous et de nous précipiter, si l’on en croyait les nombreuses prédictions d’experts, dans l’abîme.

J’allais me coucher au moment où Ghita m’exposa rapidement deux, trois trucs concernant la production de chaleur, notamment au niveau de l’eau et du chauffage, ainsi que sur un dispositif innovant qui en permettait la conservation et le recyclage. Cela étant fait, j’eus beaucoup de mal à m’endormir, un tas de pensées lubriques me traversant l’esprit chaque fois que je fermais les yeux. Malgré son âge, Ghita était restée une femme somme toute désirable et encore désirante à en croire la façon délibérément insistante avec laquelle elle m’avait regardé au moment où je m’éloignais d’elle pour regagner mes quartiers.

– Je vous souhaite un bonne suit, Zondorn !

– Merci Ghita !

Ma chambre, bien qu’étroite, disposait de tout le confort hédoniste nécessaire dont un homme tel que moi, pouvait avoir besoin ! Un téléviseur était fixé au mur, face au lit, et une petite bibliothèque remplie de livres de S-F occupait toute une partie du mur sur la gauche. La fenêtre étant restée ouverte, les bruits de la rue me parvenaient. Ceux, juvéniles notamment, d’une clameur d’enfants célébrant la victoire de leur équipe de foot favorite.

Pour la saison, il faisait relativement bon, presque chaud. L’hiver se faisait désespérément attendre et la température affichait vingt degrés, pas un de plus, pas un de moins. Finalement, je m’endormis en pensant à Lampade. Rien qui aurait pu causer un réchauffement exagéré de l’endroit où je me trouvais. De la planète entière. Du cosmos… Des idées plates et neutres, disons, du genre de celles qui agitent notre esprit dans ces moments là pour favoriser l’endormissement.

4

En pleine nuit, je fus réveillé par d’étranges murmures qui me semblèrent provenir du couloir. Je me levai d’un bond, allumai la petite lampe de chevet, et me précipitai vers la porte de ma chambre que j’ouvris brusquement. Ghita était là, nue, se caressait la vulve d’une main experte. Il se dégageait d’elle une telle énergie que j’en restai sur le cul.

– Euh… bredouillai-je.

Je m’approchai d’elle, la pris par les épaules puis la raccompagnai jusque dans sa chambre au milieu de laquelle trônait un immense lit à baldaquins. Une question me traversa aussitôt l’esprit : combien d’hommes Ghita avait-elle conduit ici, dans cette antre aux couleurs kitchs ?

– Tu pourrais être ma mère, dis-je.

– Et toi mon fils, répondit-elle.

Je la laissai là, regagnai ma chambre au petit trot, puis me réinstallai dans mon lit en pensant à Ghita. A ce qu’une femme de son âge pouvait ressentir sexuellement parlant. Concernant Ghita, l’énergie qu’elle avait déployée sur le palier tendait à démontrer qu’il devait lui en rester encore suffisamment. J’avais lu un article intéressant sur la question signalant qu’une activité physique et sexuelle régulière, augmentait de manière sensible le nombre de nos mitochondries, véritables centrales énergétiques de nos cellules, et donc notre résistance à l’effort, favorisait le travail musculaire. Sûr que dans le cas de Ghita, un excès de production mitochondriale l’avait quasiment jetée devant ma porte. D’où en avait résulté l’étrange scène particulièrement « hot » qui avait suivi. Et ce n’était pas qu’une simple impression. Car la température ambiante de la chambre, mais aussi vraisemblablement celle de tout l’appartement, avait réellement augmenté. Étant allé le vérifier sur le thermomètre mural, la température était en effet montée à 21°C, au lieu des 20,5° initiaux mesurés au moment où j’allais m’endormir. Soit un gain d’un demi degré en quelques minutes. Nul doute que le « coup de folie » de Ghita, ajouté au stress que cela avait généré en moi, y avaient contribué, sachant que chez l’être humain, les échanges de chaleur avec le milieu environnant se font (c’est le prof de SVT qui parle) sous quatre formes physiques qui sont la radiation, ou rayonnement infra-rouge (un corps, lorsqu’il est nu, perd environ, dans une ambiance normale à 21°, la moitié de sa chaleur), la conduction (échanges par contact avec l’eau), la convection (liée aux mouvements des molécules sur la peau), et l’évaporation, voie majeure de la perte thermique.

*

Je suis sorti. Me suis retrouvé place de la comédie, dans l’un des rares troquets encore ouverts à cette heure-ci. Sur la place, je croisai une bande de jeunes conférenciers reconnaissables à leurs sacoches grises portant le logo de l’association, deux mains tendues l’une vers l’autre avec en toile de fond un dessin très basique représentant un toit.

Je commandai un whisky. Me mis à rêvasser. Montpellier était une ville phare en matière de constructions innovantes, ce que m’avait confié Lampade avant de partir. La place était joliment éclairée, sous le charme d’un jeune accordéoniste qui jouait du Piaf. Comme il ne faisait pas si froid que cela, il se mit torse nu.

– Ouaouh, fit une femme à mes côtés.

On m’apporta mon whisky. Bientôt, un gosse vint s’asseoir face à moi. Il me demanda si j’étais du coin – que non ! – me dit avoir fêté ses dix huit ans la veille, avoir arrêté l’école à l’âge de seize ans, vivre dans l’un de ces quartiers de Montpellier qu’on décrivait comme étant l’un des plus « pauvres » et « chauds » de la région. L’un des moins « sécures » ! Mais, comme j’allais bientôt l’apprendre, l’insécurité ce n’était pas que les dealers, et c’était là que beaucoup se plantaient, mais c’était le chômage, la précarité, le manque d’accès aux soins, également. Lui avait un truc en plus dont ne disposaient pas ses petits camarades de la cité : la rage et une volonté d’en sortir hors du commun. « Monsieur, vous voyez, je veux pas devenir comme la plupart de mes potes : finir avec une bastos dans la tronche… Je bus un deuxième whisky, le truc m’arracha la gueule. Le gosse enchaîna sur ses activités de joueur de poker. Ou comment transformer l’énergie négative en énergie positive. J’appelai le barman, lui demandai ce que je lui devais. Deux whiskies et la bière du jeune homme, dis-je.

*

La ville semblait s’être endormie. De vivante elle était passée à léthargique. De ville « chaude » à ville « froide ». Veines en vasoconstriction… Limiter les échanges, la dissipation thermique.

Pas du même monde, cela signifiait pas les mêmes capacités mentales à contrôler ses dépenses énergétiques. Cela pouvait dépendre de l’âge. Jeune, on se dépensait sans compter, n’avait aucune disposition à économiser et canaliser notre énergie, ce qui pouvait se ressentir jusque dans nos relations.

Bref, ça moulinait plein gaz là-haut. Les deux whiskies m’avaient complètement désinhibé et des tas de pensées accaparaient mon esprit, d’où un afflux de sang au niveau de mon cortex cérébral. Un cerveau qui pense est un cerveau qui dépense ! N’empêche, je ne vis pas, ni n’entendis la voiture de flics qui arrivait toutes sirènes hurlantes sur ma droite (écouter, entendre impacte sur vos dépenses) et faillis bien être percuté par elle. Stress = production et libération instantanée d’énergie vive en réponse au caractère urgent de la situation = fuite ou évitement, mis en branle de ses systèmes de défense… Ce que je fis – fuir, donc – en courant à toute berzingue.

Aussi incroyable que cela pouvait paraître, il ne s’était pas écoulé plus d’une heure entre le moment où j’avais quitté ma chambre et celui où je la regagnais. La lumière du couloir s’allumant automatiquement, je n’eus pas besoin de chercher un quelconque interrupteur. Je me rendis aux toilettes. Une affiche au-dessus de la cuvette me rappela que « philosopher, c’était tenter de résoudre les problèmes de l’existence ». Je laissai tomber mes pantalons jusqu’aux chevilles, examinai mon sexe qui avait gagné en volume et semblait plus lourd qu’à l’ordinaire, et accomplis mon besoin en essayant d’imaginer la tête que ferait Ghita si jamais elle me surprenait encore debout. Pour autant, je ne me souvenais pas qu’elle m’ait imposé quoi que ce soit de particulier, si ce n’était penser à bien verrouiller la porte d’entrée si je devais sortir. Je tirai donc la chasse d’eau, qui fit un boucan épouvantable, regardai mes urines se diluer dans la flotte en la colorant très légèrement. Elles seraient recyclées, leur énergie thermique réinjectée dans le circuit de chauffage. Dans celui du vivant. Chez Ghita, rien ne se perdait !

Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Philippe Sarr.

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