[ROMAN]BENJAMIN FOGEL, Le silence selon Manon // Forts, très fort !

benjamin fogel le silence selon manonDeux mondes en opposition.

D’un côté, il y a les ultra incels, de l’autre les neo straight edge. Les premiers sont menés par KenKiller et sa « bande », les seconds se rallient sous la bannière des frères De Christo/Langalter. Les deux « factions » se livrent une guerre froide, par déclarations chocs, via les réseaux sociaux, jusqu’au jour où les incels investissent un concert de Significant Youth, groupe punk hardcore du frère aîné, Yvan Langalter. Cet événement mettra la feu aux poudres et rudoiera les convictions des uns et des autres. Sans morale aucune, Le silence selon Manon de Benjamin Fogel (tout juste paru aux éditions Rivages/collection noir) nous place en spectateur de cette guerre aux enjeux pas si manichéens qu’il y paraît.

Les incels/ultra incels.

Les incels, se sont ces hommes qui, faute à un physique disgracieux, se retrouvent contre leur gré célibataires, sans avoir jamais connu de femme. Ils en veulent « forcément » à la gent féminine qui les ignore royalement (pour ne pas dire qu’elle les mérpise d’une certaine manière). Les plus modérés font état de leur détresse sur les réseaux sociaux, protégés par la bulle de l’anonymat, les plus remontés vont jusqu’à harceler en ligne ces femmes, les « Stacy », celles qui obtiennent des notes de 9 et 10/10 selon leurs critères de beauté jusqu’à ce qu’elles commettent l’irréparable. Parmi les « ultra », nous suivons en particulier le parcours de Mialek, Tristan Largile, qui commet une agression physique sur les personnes de Kahina et Simon De Christo.

Benjamin Fogel nous place dans le constat de la détresse de ces hommes dont la douleur est réelle. Si le côté masculiniste peut parfois être gerbant, notamment lors des violences en lignes, nous ne pouvons que penser, ayant nous-même eut l’impression de subir ce délit de « sale gueule », que leur souffrance est légitime. De quel droit ne pourraient-ils pas prétendre au bonheur simple d’être en couple avec une femme vraiment jolie (physiquement parlant) ?

D’autant plus que tous ne sont pas des « ratés » complets puisque certains ont une belle carrière professionnelle, en plus de qualités humaines réelles. Celles-ci, malheureusement, noyées sous la frustration d’être puceaux à des âges avancés, ne surnagent pas forcément, amplifiant encore le mal-être et surtout la colère sourde qui gronde en eux. Le personnage de Tristan Largile est un parfait exemple de cette humanité bafouée et des dérives qui sont les siennes.

Les neo straight edge.

Ce mouvement, initié par les groupes punk de la première génération, a pris un second souffle sous l’impulsion de Significant Youth et de son leader, Yvan De Christo. Ce mouvement s’insurge en partie contre les violences en ligne en réclamant une politique de suppression de l’anonymat sur les réseaux sociaux tels twitter ou facebook. Cette transparence étant selon eux une manière d’empêcher les crimes de harcèlement puisqu’il sera impossible de se cacher derrière un pseudo.

Les neo straight edge suivent est une ligne de conduite derrière laquelle ils se rallient « corps et âmes ». Ses fondements sont de ne pas boire d’alcool, de ne pas avoir de relations sexuelles aléatoires, c’est-à-dire de n’en avoir qu’avec la femme qui partagera leur vie. Ils s’imposent en quelque sorte une véritable dictature éthique, brimant quelque peu leur humanité.

Nous suivons plusieurs personnages de cette « faction », les frères Yvan et Simon De Christo, Iris et dans une moindre mesure Kahina et Manon. L’accent est surtout porté sur les deux frères, pas aussi « straight » qu’il y paraît car, sous les injonctions qui sont celles du mouvement, nous nous rendons compte qu’ils ont un véritable problème de communication, comme si leur dogme les empêchait de se comporter spontanément. Ainsi, nous avons un peu l’impression de suivre des robots, des êtres un peu déshumanisés, qui sont bourrés de défauts bien plus graves que supposés.

Un théâtre tragique.

Avec une écriture à la fois d’être en retrait et en déséquilibre avant (cette écriture qui fait que chaque mot nous entraine à lire le suivant), Benjamin Fogel nous place dans un théâtre social fort, dérangeant car brouillant les repères entre le bien et le mal. Nous ne cautionnons évidemment pas le harcèlement des incels/ultra incels, mais ne pouvons pas non plus être totalement indifférents à leur souffrance.

De la même manière, le mode de fonctionnement des neo straight edge est décrit de façon totalement lucide, montrant qu’il existe là aussi des souffrances, tues cette fois-ci, qui ravagent également les psychés. Si ce n’était la conviction réelle et positive, pour eux, de certains, nous pourrions dire que ses membres s’enferment dans un culte fanatique particulièrement dangereux également. Car la bien-pensance peut également conduire, derrière des apparences séduisantes, à une dictature des comportements.

Le silence selon Manon nous place donc dans un état de spectateurs acteurs. Spectateurs car une certaine « froideur » nous empêche de nous identifier corps et âmes aux différents protagonistes. Tout homme que nous soyons, nous nous projetons paradoxalement plus facilement dans les personnages féminins, voir dans celui de Tristan Largile, plutôt que dans celui de Simon et Yvan (même si notre avis personnel évolue sans cesse durant la lecture du livre).

Un roman dérangeant.

Acteurs, nous sommes placés devant une problématique réelle, sociétale, qui existe déjà en partie (nous pensons notamment aux phénomènes de harcèlement scolaire ou de haine en ligne) et dont le manque de législation claire permet justement les dérapages tragiques. Mais serions-nous prêts à prendre parti pour l’un des groupes ? À la lecture du roman, rien n’est moins sûr ! Nous ressentons presque un malaise une fois le roman dévoré. Il provient justement du fait que Benjamin Fogel n’est pas moralisateur, n’est pas le gourou du prêt à penser, mais qu’il pose les problématiques de façon factuelle, nous plaçant volontairement face à nos propres valeurs morales. Et autant dire que c’est un peu le bazar dans nos ressentis, raisonnements et conclusions.

Nous ressortons de Le silence selon Manon avec une boule au ventre, synonyme de ce flottement de positionnement de notre part. Où se situe le juste milieu de ce qui est bien ou mal ? Comment nos actes doivent-ils être pensés pour ne pas conduire à des gestes malheureux de l’autre côté de l’écran ? Comment se protéger face à un déferlement de haine ? Faut-il imposer la fin de l’anonymat et ainsi tuer une partie de la liberté d’expression ? Peut-on sortir de simples considérations physiques quand il est question d’amour ? Sommes-nous si « straight » que nous pensons l’être (la réponse ici paraît plus claire, quoique…).

Fort.

Avec ce préquel à La transparence selon Irina (qui vient aussi tout juste de (re) paraître en version poche chez le même éditeur), Benjamin Fogel décrit avec une acuité et une perspicacité aiguisée certains des grands enjeux sociétaux à venir, nous en sommes sûrs, qui viendront alimenter les débats politiques dans un futur proche. Cette œuvre « dystopique utopique » comme il la décrit lui-même laisse une marque indélébile dans notre psyché.

Nous n’en ressortons pas indemnes et, une nouvelle fois, c’est tout ce que nous demandons à la littérature, de nous bousculer et nous amener à réfléchir sur qui nous sommes et ce à quoi nos actes nous conduisent. Fort, très fort !

Relire le portrait subjectif de Benjamin Fogel

Relire quelques lignes de Le silence selon Manon

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