[BD] XAVIER DORISON & FELIX DELEP, Le château des animaux

Le château des animaux de Xavier Dorison et Félix Delep (disponible chez Casterman).

Dans Le château des animaux, Xavier Dorison et Félix Delep réunisse Georges Orwell, Aldous Huxley et nous tisse une histoire nous invitant à faire entendre notre voix pour mettre fin aux tyrannies.

Bienvenue en République-trafic

Dans un château perdu de la campagne française, des animaux vivent sous l’égide du Président Silvio, un taureau concupiscent et despotique. Sa meute de chiens miliciens dicte la loi implacable de ce despote poilu qui a clairement grillé un fusible. À l’instar d’un dictateur moustachu et obtus, imprimant la terreur dans les cœurs de ses concitoyens comme l’on marque au fer rouge les pauvres bêtes d’élevage, le Président Silvio apparaît très vite comme un monstre d’anthologie qui vous condamne à mort sans procès et méprise la vie de ses ouailles soi-disant protégées par sa mansuétude présidentielle.

Les seuls à se dresser contre son pouvoir ignominieux sont une chatte, un lapin gigolo et un rat à lunettes, aussi futé qu’un Renart se jouant de son cousin Ysengrin. La chatte, Miss Bengalore, doit jongler entre la peur de représailles, son devoir de subvenir à la pitance de ses deux rejetons et sa soif inextinguible de liberté. Le parcours sera ardu, l’entreprise risquée, parce que résonne sans doute dans l’esprit de bien des bêtes, la morale mythique : « la raison du plus fort est toujours la meilleure. »

Comment affaiblir le pouvoir des plus forts, des plus en crocs, des plus en cornes sans y laisser des plumes, des poils ou la vie ?

Le pire des mondes.

Les animaux sont dessinés avec un souci du détail qui rappelle les naturalistes. Les couleurs pastel et tendres tranchent avec la cruauté qui se distille tout au long de cette aventure.

Ici, il n’y a pas de pitié, il n’y a pas de retour en arrière, une erreur vous sera fatale, une rébellion entraînera des conséquences désastreuses sur toute la communauté, mais en même temps, comment peut-on vivre comme des automates ?

Le rat itinérant et espiègle nous rappelle Gandhi avec ses besicles rondes et son bâton de pèlerin. Il est le vent du changement et de la redistribution des cartes dans un système déséquilibré où chaque animal a un rôle précis dans la mécanique sans cœur. Le bien commun doit primer, mais en réalité, seul le bien-être de Silvio et son engeance importe. L’illusion de la sécurité et de la protection des citoyens ou des dogmes à suivre pour mener une vie digne de ce nom agite les lèvres gercées des brandisseurs de bras, des inquisiteurs patentés ou des terroristes tous azimutés depuis des siècles, et le dictateur cornu ne déroge pas à la règle.

Des références immédiates.

Le château des animaux fait tout de suite penser à La ferme des animaux de Georges Orwell. Ici, ce n’est pas un cochon qui joue les empereurs avides, mais un impressionnant taureau, dont l’orgueil est aussi volumineux que sa personne. L’endoctrinement des animaux, obligés de glorifier leur président avec des chants estampillés « culte de la personnalité », m’a fait penser aux clameurs émaillant les discours grandiloquents d’Hitler. D’ailleurs, la BD se déroule pendant l’Entre-deux-guerres, Silvio ressemble à un Hitler animal et porte le même prénom que Berlusconi, pendant malsain du maître du haut château. Silvio est un avant-goût des affres de la guerre qui s’annonce dans le monde des humains.

J’ai aussi songé au roman d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes avec ses individus privés de liberté, assignés à un rôle dont ils ne peuvent se défaire. De plus, la chatte Miss Bengalore et ses amis remettent en cause l’ordre établi tout comme Bernard Marx ou d’autres personnages emblématiques des romans dystopiques modernes qui sont étouffés par des sociétés déviantes comme dans Hunger Games ou Divergente, clairement héritières de celles d’Huxley d’ailleurs avec les districts ou les factions. On y met les gens dans des cases, on les dépossède de leur humanité et on les traite comme du bétail.

Éveiller nos consciences ébaubies.

Dans le château des animaux comme dans les ouvrages précités, l’autorité gomme toute individualité, tout libre-arbitre, tout rêve, toute perspective d’avenir, et le pouvoir en place ose vous dire qu’il agit pour votre bien. Sans aucun doute, l’apanage des plus grandes dictatures qui jalonnent l’Histoire humaine, mais la pire des dictatures est celle qui avance masquée et sait taire son nom.

Cette BD nous met une claque au sens propre comme au figuré. Nous nous retrouvons dans une fable de La Fontaine, dans un pamphlet virulent contre nos sociétés modernes, dans une précieuse et subtile satire qui nous questionne et nous interroge en passant par le biais de ces animaux auxquels nous nous identifions sans problème.

Ces bêtes pas si bêtes nous renvoient à nos propres agissements, à notre façon d’envisager le monde et de subir parfois des situations, un peu comme des moutons menés à l’abattoir, sans remise en question des informations prémâchées dont nous abreuvent les médias. Ceux qui nous ont précédés ont eu à se départir de dirigeants non éclairés qui ont plongé le monde dans la terreur et les nuits de cristal ou de cheminées dressées vers un ciel moribond.

N’est-ce pas le propre de tous les arts de nous alerter sur les dérives de notre monde moderne ?

Lorsque j’ai lu dans la BD la phrase : « Rire, c’est déjà ne plus subir », j’ai pensé à des œuvres qui montrent que l’humour est une arme absolue pour faire un pied de nez à la barbarie la plus veule. J’ai pensé à Charlie Chaplin et Le dictateur dans lequel il ridiculise le parangon du nazisme, à Roberto Benini et La vita è bella (La vie est belle) qui met en scène un père usant de l’humour pour empêcher son enfant d’être exposé à l’horreur des camps de concentration ou encore à Persepolis de Marjane Satrapi qui recèle des moments humoristiques malgré l’arrivée au pouvoir des islamistes en Iran. L’œuvre de Satrapi fait d’ailleurs écho à Maus d’Art Spiegelman qui met en scène des animaux humanisés durant la Seconde Guerre mondiale.

La terreur, l’extrémisme, l’obscurantisme, le dictat sont désarmés face au rire. Il appartient à tous les artistes de les fragiliser pour les ridiculiser, pour ouvrir les yeux aux masses manipulées et pour refuser de courber l’échine en attendant passivement que le changement soit apporté par le mistral, le sirocco ou le zéphire. Les deux auteurs ont rempli cette mission avec efficacité. Alerter, lancer la graine de la prise de conscience, faire évoluer les mentalités tout en divertissant, voici le leitmotiv des saltimbanques et autres chantres de la plume, du motif ou du mouvement.

Pour conclure

Le château des animaux s’inscrit dans une longue tradition d’œuvres de fiction qui amusent le public tout en le poussant dans ses retranchements et en lui ouvrant les portes de la réflexion. Nous faisons l’expérience d’une catharsis en suivant les pattes de ces animaux attachants et anthropomorphes qui sont comme des miroirs de nous-mêmes.

Faire entendre sa voix, lutter pour les valeurs humanistes que nous défendons, refuser la violence la plus vile contre une personne ou une communauté, refuser les extrémismes, les comportements déviants, la censure, refuser qu’une poignée d’irréductibles ignares musèle notre liberté, notre créativité et cherche à étouffer la plus pure expression de notre sensibilité ne sont pas exégèses, billevesées et affabulations, mais des affirmations nobles de notre nature profonde.

Florent Lucéa

Le château des animaux Xavier Dorison Félix Delep

 

Une autre chronique BD : Après le monde

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Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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