TIFFANIE VANDE GHINSTE, Déracinée (La boite à bulles)

déracinée Soledad et sa famille d'accueilFamille Crazy in Love

Soledad est une enfant malmenée par la vie. Elle a été déracinée, placée dans une famille d’accueil, quand elle était tout bébé. Cette famille aimante lui a apporté une stabilité affective et matérielle, hélas, sa mère biologique revient dans sa vie comme un boomerang vous revient en plein visage.

Soledad, perdue dans ses sentiments contradictoires, choisit de retourner chez cette mère dont elle connaît la fragilité, mais qui reste sa mère. Écartelée, Soledad sera confrontée à la désillusion, au tiraillement entre sa famille biologique et sa famille d’accueil qui souhaite plus que tout l’accompagner dans son chemin de vie et lui épargner le plus de heurts possible.

Hélas, le système est d’une complexité nébuleuse. Il ne s’encombre pas de sentiment, il mâchonne les gens entre ses mâchoires implacables et brisent des liens complexes à tisser et à pérenniser.

Soledad tentait de croître et de développer ses racines relationnelles, mais les aléas de la vie s’entêtent à faire d’elle une Déracinée.

Onirisme graphique

Quelle claque visuelle nous offre Tiffanie Vande Ghinste ! Ce monde coloré, onirique et si fort qu’elle développe à travers ses planches nous emporte dans une farandole graphique. Elle délivre un message d’amour à ces personnages fictifs dérivés de personnes existantes. Elle rend hommage à sa famille et les transfigure avec un souci des harmonies colorées.

Son trait vif et tendre ravit nos pupilles et nos cœurs. Chaque personnage a une personnalité clairement affirmée, des aspirations, des rêves, des doutes, tout un kaléidoscope de sentiments et d’émotions exacerbées, confrontées à la machine judiciaire et administrative qui est un personnage à part entière, telle une hydre monstrueuse dont les têtes repoussent un peu trop aisément, lorsque nos héros les coupent. C’est cette machine qui est la super-vilaine de cette BD. Elle broie les âmes sans se soucier de justesse et de logique.

Les couleurs explosent en feux d’artifice qui traduisent une maîtrise des associations chromatiques. Les cadrages, les points de vue, comme des mouvements de caméra, plantent le décor, donnent vie à l’atmosphère et permettent une réelle connivence avec les héroïnes et les héros.

Thème rare et précieux

Le thème de la famille d’accueil est rare dans la littérature. On traite souvent de marâtres acariâtres, de mères adeptes de la fourchette plantée dans la main, d’ogres goulus dévorateurs d’enfants, de sorcières amatrices de fours et de sucreries séductrices, de parents indignes se délestant de leur progéniture dans la forêt, mais rarement de familles de cœur qui ouvrent leur refuge d’amour à des enfants touchés par les affres de l’existence.

Déracinée est un bijou d’originalité, par son thème bien sûr, parce que l’auteure s’inspire de sa famille formidable et aussi, car le thème est traité avec fantaisie. Les teintes vives, les traits des visages, les attitudes féeriques, les trois assistantes sociales aux allures de Grées annonciatrices de mauvais présages, tous les éléments de la BD concourent à créer une atmosphère magique et à rendre le message encore plus puissant.

Divertir et instruire, adage cher à La Fontaine.

Tiffanie nous livre sa fable familiale et nous entraîne sur les pas de personnalités puissantes qui se débattent dans une société obtuse et normative. Encore une fois, le neuvième art nous offre une partition revendicative qui met en lumière d’une manière émouvante les turpitudes auxquelles sont confrontées les familles d’accueil belges, et cette partition ouvre aussi la voie à une réflexion plus large sur la famille d’accueil en général, dans notre monde moderne. Pourquoi inflige-t-on tant de douleurs à des jeunes ayant démarré dans la vie avec des anicroches dès leur premier âge ?

Pour conclure

Déracinée a enraciné en moi et pour de bon ma conviction que l’art est indispensable pour dénoncer des travers sociétaux, pour rendre hommage à celles et ceux dont les voix s’expriment peu et pour provoquer un éveil des consciences, salutaire en ces temps d’obscurantismes débilitants, de schémas éculés et rebattus devant nos mirettes et dans nos écoutilles, et de séparatismes prônant l’escalade des divisions pour mieux régner sur les individus.

La planète BD est libre, impétueuse et débordante d’amour : l’amour des autres, l’amour des formes diverses, l’amour de la Culture plurielle et l’amour de la liberté pleine et entière dans le respect de chacun chacune. Déracinée participe à cet élan d’amour et de révolution sans effusion violente. Une révolution sensitive de haute volée comme les BD, les mangas, les romans graphiques et les formes hybrides nous en offrent souvent, et dont nos chroniques vous rendent compte chaque semaine.

Déracinée, de Tiffanie Vande Ghinste, La Boîte à Bulles, 128 pages, avril 2021

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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