Mœbius et Jodorowsky, The eyes of the cat// quand je vois tes yeux

L’histoire

The eyes of the cat se déroule dans une cité énigmatique où un individu encore plus mystérieux lance un appel. Il semble seul dans sa tour imprenable, sa tour d’ivoire. Un seul être lui obéit aveuglément et répond à son appel : un rapace majestueux et redoutable qui se lance dans une quête. L’être, avide, joue à un jeu bien macabre.

La rencontre funeste entre l’aigle majestueux et un chat révèle à nos yeux atterrés le terrible négoce du despote désincarné qui s’amuse avec la vie comme un dieu obscur avide et déterminé à assouvir son plaisir morbide.

Virtuosité cosmique.

Ce que j’aime avec ces chroniques, c’est la multiplicité des genres et des styles des BD qui passent entre mes mains et devant mes yeux. The Eyes of the Cat est une prouesse graphique et mystique, car elle met en place un univers étrange et glaçant en seulement quelques planches.

Les planches sont ciselées d’une main de maître par un Mœbius, digne héritier de Dürer. Une virtuosité qui rime avec génie. Une couleur domine : le jaune, un jaune qui pourrait être solaire, mais qui est en réalité acide, tranchant comme une lame de rasoir, saisissant et qui joue avec des noirs à la densité hypnotique. Les dessins sont de véritables gravures, aux détails vertigineux, aux traits assurés et incisifs. Les pleins et les vides se répondent et composent un espace grandiose, obsédant et terrifiant. Les trois seuls protagonistes sont englobés, mangés, dévorés par ce jaune entêtant. Nous ne comprenons pas tout de suite ce qui se joue ici. Le suspens nous tient en haleine jusqu’à un dénouement des plus dérangeants.

Duo mythique

Mœbius et Jodorowsky nous offrent une pièce unique tant par son esthétisme que par l’économie de mots. Il n’y a pas de bulles, pas d’explications limpides, mais une atmosphère et quelle atmosphère ! Nos deux pontes de la planète neuvième art, qui ont œuvré sur le projet Dune (resté à l’état de projet, mais a pourtant marqué des générations entières), nous poussent dans nos retranchements, nous glacent le sang, nous malmènent pour notre plus grand plaisir, et nous en redemandons.

Leur duo a su conjuguer leurs talents respectifs avec brio et a su se renouveler sans cesse pour nous faire vivre des émotions à même de purger nos passions coupables. Les œuvres culturelles participent toujours à cette purgation des passions et font écho aux tragédies grecques (à noter le logo des Humanoïdes Associés, dont Mœbius est l’un des pères, avec ces trois masques expressifs, héritages d’Aristophane et ses comparses). L’Incal emblématique a été la pierre angulaire de notre duo avec un personnage qui nous a marqués : John Difool. Fool, fou en anglais. Les planches signées par notre duo intrépide sont toujours peuplées d’êtres ivres de pouvoir, fous d’amour, en somme des créatures torturées par leurs sentiments exacerbés et qui ont du mal à exister sans démesure et excès, comme un miroir de nos propres travers sociétaux. Nous pensons notamment au Métabaron à qui Jodorowsky a consacré une saga à part entière en utilisant le coup de crayon de Gimenez.

Nous avons une pensée pour Mœbius et Gimenez, deux monstres sacrés de la BD mondiale, qui ont rejoint le cosmos dans lequel évoluaient leurs bestioles tentaculaires et leurs personnages hauts en couleur.

Pour conclure

The Eyes of the Cat est une BD comme il en existe peu. Elle participe à la diversité des formes de la BD moderne. Elle nous fait penser aux scènes peintes par Hokusai et que le maître fou de dessins nommait la manga. Ces scènes de la vie courante du Japon médiéval ont inspiré plus tard la vague manga qui déferle depuis quelques années sur tout le globe.

Plongez-vous donc dans ces planches qui fleurent bon le fantastique angoissant, comme une transfiguration d’un univers à la Maupassant, à la Hoffmann ou à la Gauthier. Il pourrait inspirer Tim Burton ou Guillermo del Toro qui seraient à même d’intégrer le despote flippant dans l’une de leurs œuvres cinématographiques. L’individu à l’aigle sadique serait un antagoniste idéal pour Edward aux mains d’argent ou Hellboy, si tant est que ces personnages puissent revivre à l’écran. Il n’a rien à envier au terrible Pale Man du Labyrinthe de Pan, la créature vile qui met ses yeux dans ses paumes. À moins que le grand maître Jodorowsky en personne nous gratifie d’une adaptation de cette BD qui m’a laissé pantois et admiratif.

Florent Lucéa

the eyes of the car moebius jodorowskiMœbius et Jodorowsky, The Eyes of the Cat, Humanoids (Humanoïdes Associés), 56 pages, 2013, BD en langue anglaise

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Florent vous donne rendez-vous à la rentrée avec des nouvelles chroniques BD. En attendant, vous pouvez relire sa dernière en date, Le voyage de Marcel Grob
Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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