GABRIEL KEVLEC, En toi (disponible chez Ex Aequo/collection Alcôve)
Présence fantomatique.
Dernier roman en date de Gabriel Kevlec, En toi nous narre la relation amoureuse à sens unique de Thomas et Adrian. L’un, Adrian, est à peine trentenaire, est un homme d’affaires à la tête de sa boîte et de ses salariés, célibataire, en relations conflictuelles avec un père qui le rejette pour cause de son homosexualité, de l’autre nous avons Thomas, jeune homme de 24 ans, décédé 50 ans plus tôt sur un champ de bataille, quelque part au Vietnam.
Devenu âme errante, il retourne à San Fransisco, sa ville natale, où il cherche à retrouver une trace de seins. Il « tombe » sur Adrian par hasard, et c’est le coup de foudre instantané. Il restera auprès de lui, en lui, et vivra une expérience unique de vie après la mort. Livre d’amour et de science-fiction autant qu’aventure érotique gay, En toi revient une fois encore sur le thème de l’acceptation de son orientation sexuelle, à travers les relations brisées entre un père et son fils, mais en y appliquant une dimension « historique » supplémentaire.
Évolution.
En effet, cette dernière se fait par le truchement de deux mondes aux antipodes, c’est-à-dire celui des années 60-70, période à laquelle l’homosexualité était considérée comme une grave maladie, nécessitant des soins, le plus souvent très violents (électrochocs par exemple), période à laquelle un homme devait aimer une femme sous peine d’être rejeté, le plus souvent, par un patriarche inflexible.
Et puis nous avons les années 2010-20, période où les progrès d’acceptation envers les homosexuels, en partie « acquis » de longues luttes (les autres livres de Gabriel Kevlec nous montrent, un peu comme le montre nôtre société, que tout n’est pas encore acquis à 100%). Voir deux hommes se tenir la main en pleine rue, découvrir qu’ils peuvent se marier, qu’ils n’ont plus obligatoirement besoin de se cacher pour vivre leur amour au grand jour bouleverse Thomas.
En effet, ce jeune homme s’est engagé dans l’armée faute de pouvoir assumer son homosexualité de façon pleine et entière, avec le résultat que l’on connaît, à savoir qu’il se retrouve le ventre ouvert par une rafale de balles provenant du camp vietcong (et d’ailleurs les allusions à la guerre sont elle aussi, de manière un peu détournée, et même si juste effleurées, un prétexte à crier son amour de l’autre).
Constat d’époques différentes.
Tout le livre est jalonné de cette constatation que les choses ont évolué, en bien, au fil des ans. Paradoxalement, Thomas le « vit » relativement mal, notamment parce qu’il est mort. Logique. Il arrive à se fondre dans le corps d’Adrian (c’est le seul avec qui il peut le faire, évoquant ainsi l’un des mystères amoureux les plus tenaces, à savoir le principe de l’âme sœur), à ressentir ce que ce dernier ressent physiquement. Une barrière cependant se dresse lorsque Thomas essaye de pénétrer les pensées de son hôte. Le contact s’arrêtant effectivement aux seules sensations physique.
Avec Adrian, il vit ses premières fois avec un homme, la volupté des corps qui s’emboîtent, l’amour physique qu’il n’a qu’à peine eu le temps d’effleurer, une seule fois, avec Gary, son ami d’enfance, sous la forme d’un baiser. Il peut ainsi assouvir son envie de connaître les plaisirs de la chair, tout en restant totalement frustré qu’Adrian ne puisse l’embrasser, le toucher, ni même le voir (même si…). De la même façon, il ressent une jalousie incoercible lorsque l’homme qu’il aime se fond avec d’autres hommes, s’offrant sans complexe à des pratiques extrêmes qu’il juge dévalorisantes (forcément, il reste bloqué à ses repères des années 70).
Amour.
Mais l’amour, le grand, le puissant (Gabriel Kevlec évoque l’idée qu’il y aurait trois amours dans une vie, le premier, le grand, le dernier) lui permet d’évoluer, de passer outre la jalousie pour rester auprès de son amant, même si invisible, même si n’arrivant pas à communiquer avec lui, d’aucune façon. Sa frustration est la nôtre, nous qui aimerions les voir se « rapprocher ». Une grosse partie du livre repose sur ce constat d’observation à sens unique, d’exposition de sentiments forts qui restent muets. Mais l’amour est là, présence elle aussi fantomatique mais qui enveloppe tout le roman d’une aura protectrice.
En toi poursuit le travail de Gabriel Kevlec dans l’expression de ce qu’est l’amour, de comment ses personnages peuvent le vivre, tout en nous amenant forcément un peu à nous interroger sur notre propre rapport à celui-ci. Car, que l’on soit homo ou non, le sentiment reste universel (et même au-delà, la communion des corps est la même pour tous), et la magie de l’auteur réside en partie dans le fait de placer cette universalité au cœur de ses livres.
La boucle bouclée
Nous verrions presque dans cet enchaînement de 3 romans (Cordons, Le choix de l’oranger et En toi) une série dédiée à l’amour, partant de la reconstruction suite au rejet de l’autre, la reconstruction suite à la haine physique de l’autre (celui qui cogne) et enfin la reconstruction d’une âme qui peut alors trouver le calme intérieur, et le repos.
Ce dernier livre est une déclaration d’amour à l’amour. Si vous en doutiez, Gabriel Kevlec ne cherche que ça, à dire l’amour sous toutes ses formes. Comme s’il n’était qu’amour lui-même (ce qui nous est confirmé par ses propos dans l’interview qu’il nous a accordée). Ce dernier chapitre, pour l’instant, clôt donc la bulle de façon gracieuse et intense. Jusqu’à la prochaine fois.
Infos
Première partie de l’interview; deuxième partie de l’interview
Relire le portrait subjectif de Gabriel Kevlec
Découvrir sa plume avec sa nouvelle Sou mi
Lire la chronique de Cordons, celle de Le choix de l’oranger
Site officiel de Gabriel Kevlec
Acquérir Le choix de l’oranger
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