Interview Konejo

Acteur incontournable du (vrai) underground depuis presque vingt ans, Konejo (appelons-le ainsi parmi ses multiples alias) revient avec nous sur ses foisonnantes activités musicales à travers ses albums les plus marquants. Mais pas que. Musique, cinéma, gastronomie, actualités : tout y passe. Sans oublier sa passion pour les listes, bien sûr. 

L : Musicien, journaliste, patron de label : tu as toutes ces casquettes à la fois. Peux-tu nous refaire une petite chronologie de tout ça ?

Alors, tout commence fin 2005 je crois, lorsque je rejoins l’équipe naissante d’Indie Rock Mag, un projet né sur le Forum Indie Rock (le FIR pour les intimes, lieu d’échanges virtuel très actif à l’époque) que je fréquentais depuis environ un an et demi. J’étais encore journaliste en presse quotidienne, mais j’avais rarement l’occasion d’écrire sur mes passions cinéphiles et musicales dans ma ville natale du Sud-Est où pas grand chose ne se passait culturellement parlant. Déjà très éclectique dans mes écoutes depuis le début des années 2000 (période où j’ai notamment découvert des labels tels que Warp, Anticon, Constellation etc), je commence rapidement à tirer le site – d’abord très orienté indie rock d’où son nom mais relativement ouvert tout de même – vers des horizons musicaux plus divers, du hip-hop aux musiques expérimentales (ambient, noise, etc) en passant par l’electronica/IDM, et lorsque de nouveaux membres toujours actifs aujourd’hui nous rejoignent au tournant des années 2010 (d’abord leoluce en 2009 puis Elnorton un an plus tard, Riton en 2011 et enfin Le Crapaud en 2013 si ma mémoire est bonne), entre autres contributeurs qui ne feront que passer, le site devient véritablement IRM, reflet de notre désintéressement progressif pour un genre de moins en moins aventureux et aujourd’hui très largement récupéré par le mainstream et les grosses maisons de disques.

En 2012, pour « désengorger » un peu IRM de toute cette musique sombre et expérimentale que l’on privilégie déjà un peu trop aux yeux de certains, je crée avec leoluce le blog Des Cendres à la Cave, bientôt rejoint notamment par Manolito, une ancienne du site Chroniques électroniques. Un site que je n’ai plus le temps d’alimenter aujourd’hui mais que leoluce continue de tenir activement avec des chroniques régulières entre noise plombée, post-punk radical, metal expérimental et autres musiques transverses.
A la même époque, on commence à sortir des compils de morceaux originaux sur les deux sites, ça culminera en 2017 côté IRM avec une compil hommage à Twin Peaks en 16 parties pour 200 morceaux inédits de musiciens qui nous passionnent toutes scènes confondues (ces dernières restent disponibles en téléchargement libre sur notre page Bandcamp).

Puis en 2019, après une première orga de concert improvisée fin 2018 pour deux musiciens chroniqués dans nos pages qui se cherchaient une date parisienne le même soir (Ensemble Économique et Jeremiah Cymerman pour les nommer, entre électronique, free jazz et ambient), c’est l’aventure Sulfure Festival, avec une première édition à Paris qui malheureusement restera la dernière, programmée sur 11 soirées thématiques (plus une date introductive) avec une grosse trentaine de musiciens et groupes d’une douzaine de pays (on peut citer Aidan Baker de Nadja, Christ., ex Boards of Canada, Jon Porras de Barn Owl, thisquietarmy, Mathias Delplanque, Giulio Aldinucci, Chantal Acda, Seabuckthorn, le trio hip-hop londonien Strangelove ou encore nos chouchous électro-pop d’Istanbul Fuji Kureta pour le tout dernier concert du projet). Un joli succès pour un début, qui nous aura permis de rentrer dans nos frais et encouragé à continuer avec des concerts réguliers, du moins jusqu’à la pandémie.

En 2020, une demi-douzaine de dates annulées au printemps à cause des confinements et des restrictions de l’époque et me voilà privé de terrain de jeu (concerts en spectateur compris). C’est donc là, aux vacances de Pâques si ma mémoire est bonne, que je commence à bidouiller de la musique sous le nom Konejo (« lapin » en espagnol, référence à mon pseudo d’IRM et du FIR RabbitInYourHeadlights, lui même tiré de la fameuse chanson d’UNKLE avec Thom Yorke). Rapidement, en quête d’une plateforme pour diffuser à mon petit niveau ces premières créations ainsi que celles de mon collègue Elnorton aka Valgidrà avec qui je commence rapidement à collaborer, j’en profite pour lancer IRM Netlabel, à partir du Bandcamp où figurait déjà notre vingtaine de compils côté IRM, une plateforme inaugurée par notre EP commun « Matchmade Screens » et qui dès 2021 servira également à partager régulièrement des projets de musiciens que l’on admire, souvent trop inclassables pour trouver chaussure à leur pied en termes de structure de diffusion. Voilà, tu sais tout !

L : Tu es un grand cinéphile. Le cinéma est d’ailleurs inextricable de la musique de Konejo. Dès « Matchmade Screens » il me semble, tu commences à intégrer des samples de dialogues dans tes morceaux. On pourrait imaginer ta musique sans aucune influence cinématographique  ?

Je crois même avoir samplé quelques échanges, déjà, sur mon tout premier EP « Shadow of a Doubt » qui le précède de quelques semaines mais effectivement ça devient plus récurrent sur « Matchmade Screens ». En effet, le cinéma incarne vraiment mes premières amours et l’origine de mon engouement pour la musique sous toutes ses formes, par l’intermédiaire des bandes originales de films qui m’ont d’emblée familiarisé avec le jazz, le rock voire le hip-hop et la musique électronique. Dès le départ, c’est avec l’idée de sampler des films de chevet qu’est né le projet Konejo, une manière de rendre hommage au cinéma qui tient une place importante dans ma vie mais aussi aux compositeurs qui ont déclenché cette passion dévorante. Donc effectivement, pas de Konejo sans influence cinématographique, laquelle reste à quelques sorties près l’ossature du projet, de même que le sampling, quasi systématique.

L : Tu écrivais un jour – il me semble que c’était pour l’album « The Moodygoer » – que tu incluais des samples de films non tant par rapport à ce qu’ils signifiaient explicitement mais plus en fonction de leur résonance intime chez toi. Peux-tu nous en dire plus sur ton rapport à l’utilisation de ces samples ?

Bien sûr ! Pour préciser on pourrait dire que lorsqu’il s’agit d’un dialogue, il résonne le plus souvent différemment pour moi de son sens initial dans le film samplé, tandis que la musique, jamais vraiment choisie par hasard, évoque souvent quelque chose de personnel par association d’idées. J’ai une mémoire obsessive en matière de musique et de cinéma, et visionne beaucoup de films, donc les samples s’imposent d’eux-mêmes et ce sont souvent eux, par le biais d’une boucle ou d’un motif, qui sont à l’origine de mes morceaux. Je ne fais jamais de « crate digging », terme bien connu des beatmakers hip-hop, au sens où je ne vais jamais rechercher au petit bonheur la chance des samples dont la texture ou l’harmonie seraient idéales pour tel ou tel morceau, ou alors seulement parmi des samples déjà mis de côté pour ce qu’ils m’évoquent, qu’il s’agisse d’un titre de morceau, d’une ambiance, de la thématique abordée par un cinéaste ou un film. Le plus souvent, je sample directement sur le film, même quand j’ai sa BO à disposition, pour avoir cette texture de la bande, le background sonore, quelque chose de plus organique en somme, comme un field recording quelque part. Pour moi, c’est avant tout très narratif, sans la moindre recherche d’une illusoire perfection. Je les pitche souvent un minimum bien sûr, mais j’essaie d’en garder l’essence en termes de sonorité, à la fois en tant qu’hommage et parce que c’est cette tonalité d’origine qui m’a parlé, tout en les recontextualisant dans un micro-récit qui m’est propre. Par exemple, pour rester sur « The Moodygoer » où c’est un peu différent car les samples sont essentiellement de longues plages d’ambiances cinématographiques qui se fondent les unes dans les autres et sur lesquelles j’ai improvisé des motifs de synthés ou autres VST, le sample de machine à écrire sur « Typing It as It Goes », tiré des « Visiteurs » d’Elia Kazan, m’a plu pour sa résonance dans une atmosphère venteuse et enneigée, le genre d’ambiance de désolation et d’isolation que je recherchais pour l’album, et m’a inspiré ce titre en référence au concept largement improvisé du disque façon courant de conscience instrumental ; le monologue de « The 9th Circle of No Privacy » détourne un échange de « L’armée des ombres » de Melville en devenant une référence à l’atteinte à la vie privée, à laquelle nous nous sentons tous de plus en plus confrontés au quotidien ; quant au sample du marché futuriste de « Blade Runner » sur « Starless Night Market Blues », il m’évoquait l’atmosphère un peu irréelle du marché nocturne de Temple Street à Hong-Kong dans un moment de nostalgie pour cette époque où je vivais entre Shanghai et HK. Cela peut aussi donner lieu à des associations plus potaches et autres jeux de mots capillotractés, comme avec « Washer Texas Ranger » sur l’EP « Friendly Faces » où se mêlent un sample du score d’un vieux western et un field recording de… mon lave-vaisselle, ou « Dis Scissor Son » sur « Buy Shit. Look Cool. Take Pic. Post Shit. Repeat. » (lequel devrait bientôt ressortir en cassette) qui parle de ciseaux par samples interposés, en écho au concept 100% découpage/collage de l’EP et mésinterprète volontairement les paroles du morceau de T.Rex qui lui sert de boucle principale. Je cite aussi souvent, peut-être parce que c’est l’un de mes disques où c’est le plus évident, « Customs Purgatory » sur « Snapping Back In », qui associe des dialogues de l’épisode « Nightmare at 20,000 Feet » de la série « Twilight Zone » et un sample du soundtrack de « Vertigo » d’Hitchcock (l’une de mes série préférées et l’un de mes films de chevet donc, idem pour Bernard Herrmann, fidèle metteur en musique des films d’Hitchcock qui figure à mon panthéon des compositeurs tous genres confondus) pour évoquer ma phobie des décollages et des atterrissages d’avion, devenue un véritable cauchemar lorsque j’ai dû sauter dans le premier vol disponible à Shanghai, expulsé sans vergogne à la douane sur un malentendu concernant le nombre d’entrées restantes sur mon visa à mon retour d’un séjour aux Philippines.

L : Tu as d’ailleurs consacré cet album à Morricone que tu décris comme ton compositeur préféré. Qu’est-ce qui te plaît tant chez lui ?

Effectivement s’agissant de mon premier long format et surtout de ma première sortie depuis le décès du Maestro cette année-là, je ne pouvais que lui dédier humblement ce « Snapping Back In » où il est samplé à plusieurs reprises. Morricone incarne à lui seul ma passion à la fois de la musique et du cinéma, j’ai un rapport intime à tellement d’œuvres qu’il a mises en musique, il est tout simplement le musicien qui me fascine et m’émeut le plus. Son audace de compositeur et d’arrangeur (y compris dans un cadre pop ou même variété) continue de m’impressionner et son esprit aventureux et mélangeur a laissé des traces sur tellement de musiciens de chevet, de Portishead à John Zorn en passant par Crookram, Mike Patton, Amon Tobin, Isaac Hayes et bien sûr tout un tas de rappeurs (Stereo MCs, Wu-Tang, Buck 65… c’est sans fin). Morricone c’est aussi bien le lyrisme piloérectile des BOs pour Leone que les requiems pour De Palma ou les comptines dissonantes et cauchemardées pour Dario Argento, c’est de la musique atonale ou improvisée, des chansons psyché lounge délicieusement tordues, de la bossa triste avec Chico Buarque (le génial « Sonho De Um Carnaval » aka « Per un pugno di samba » dans sa version italienne), les séries B d’heroic fantasy avec Schwarzy en armure caoutchouc et les films de charme transalpins dont il transcende les coquilles vides à coups d’expérimentations insensées, de l’ambient ou même du trip-hop avant l’heure, l’un des musiciens les plus samplés de tous les temps dans le hip-hop… à la fois populaire et singulier, il fait partie, comme Kubrick, Bach, William Blake ou J.M.W. Turner, précurseur à la fois de l’art abstrait et de l’impressionnisme, de ces artistes presque plus grands que leur art.

L : Tu sors ton premier EP en juin 2020. À l’époque, sur IRM, Elnorton écrit que « l’auditeur lambda aura bien du mal à croire que Konejo a débuté ses expérimentations musicales seulement deux mois plus tôt. » Comment expliques-tu cette maturité presque immédiate ?

Surtout par beaucoup d’indulgence de la part de mes premiers auditeurs et chroniqueurs ! Disons qu’il y avait une envie subconsciente de longue date, des choses à exprimer et des idées enfouies qui se sont bousculées pour donner d’emblée quelque chose qui puisse ressembler à un univers, même si le savoir-faire parti de zéro avait encore du mal à suivre. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui malgré les progrès accomplis en trois ans, j’ai continué de privilégier une créativité en flux tendu plutôt que de me pencher en profondeur sur une dimension plus « technique » qui me rebute toujours un peu, d’où un mixage rudimentaire presque sans égalisation et l’utilisation depuis le départ et jusqu’à maintenant du DAW le plus simple et basique qui soit (au point qu’il n’a même rien d’un séquenceur classique), Audacity (si-si !) : un bon moyen quelque part de faciliter la spontanéité, de respecter l’imperfection (parce que la « perfection » en musique c’est souvent chiant et déshumanisé) et d’échapper à l’uniformisation des techniques de production, et au son forcément plus ou moins calibré qui va avec.

L : Avec « Beetz » tu inaugures un format que tu emploieras à nouveau plus tard (sur « Music To Kook By » bien sûr, mais aussi sur « Cloud Charmers » et, dans un certain sens, sur « Abel’s Journey To Revival »), celui de l’album composé d’un très grand nombre de très courts titres. Dans l’esprit, ça me rappelle presque les « Madrigaux » de Monteverdi. On est presque dans la vignette, la miniature sonore. Pourquoi privilégies-tu aussi souvent ce format ?  

Pour plusieurs raisons. D’abord j’aime bien la dynamique que ce format implique sur la durée d’un album, le jeu des contrepieds que cela permet, la nécessité de faire en sorte que les morceaux se répondent suffisamment pour préserver le rythme ou à l’inverse pour le casser et ainsi mieux le relancer, il y a quelque chose d’assez équilibriste là-dedans. On retrouve notamment ce format chez Jel d’Anticon (les « Greenball »), Flying Lotus, The Gaslamp Killer, le projet Quakers de Geoff Barrow (Portishead) ou encore DJ Preservation, qui sont autant d’influences pour Konejo dans l’univers du beatmaking au même titre que Crookram, DJ Shadow, Daedelus ou le premier Avalanches. Même sur le plus ambient « The Moodygoer », il y a finalement 53 vignettes à raison de 3 par pistes, d’où ce besoin de les faire couler les unes dans les autres par le biais d’ambiances samplées en perpétuelle évolution afin de conserver le flow propice à l’immersion que demande ce genre de projet. Et puis, quelque part, je dois avoir peur d’être ennuyeux, je ne me sens pas encore capable de développer des morceaux plus longs sans tomber dans une forme de routine, quel que soit le genre musical que j’aborde, probablement du fait de ma tendance à travailler à partir de boucles.

L : Il y a un album que j’aime particulièrement dans ta discographie, c’est celui réalisé avec B-Maltais, « Abel’s Journey to Revival ». Peux-tu nous en expliquer la genèse ?

C’est aussi l’un de mes préférés à vrai dire ! Après avoir improvisé à quatre mains la mélodie de clavier Casio de « Hint Ravenous » sur « Beetz », puis « Unquiet Night » enregistré en direct à la SP-404 pour l’EP « Friendly Faces », on a décidé de se lancer dans un projet d’album. Au départ, des idées de samples de B-Maltais avec une dimension un peu mystique ou biblique mêlés à des influences asiatiques, et d’autres improvisations sur des vieux claviers et synthés chinés dont je m’amusais à tirer un motif par ici, une boucle par là, puis les thèmes se sont imposés d’eux-mêmes, souvent basés sur son expérience : références bibliques donc, fraternité sur le déclin, régimes autoritaires, mépris de la vie privée, de la dignité humaine et des libertés fondamentales etc, rien de bien gai malgré quelques lueurs d’espoir ici et là. Puis j’ai travaillé à construire tout ça, infusé mon goût du sampling cinématographique et des atmosphères contrastées, tandis que B-Maltais réalisait l’artwork, un collage scanné puis légèrement retravaillé digitalement qui condense symboliquement tout ça : le fond, et aussi la forme du sampling et de l’improvisation. Au final, on est vraiment content de cet univers assez à part qui englobe pas mal d’influences, de l’ambient aux bandes originales, du hip-hop instru au modern classical en passant par l’electronica et la musique concrète, et surtout de sa dimension narrative que l’on n’avait pas ambitionnée aussi forte, l’album a vraiment pris vie quelque part au point qu’en le réécoutant on n’arrive plus vraiment à savoir comment certains morceaux ont été composés… on a un peu l’impression qu’ils viennent d’ailleurs, ou qu’ils ont bénéficié du coup de pouce d’une puissance supérieure comme dirait B-Maltais !

L : Puisqu’on évoque B-Maltais, tu lui confies souvent les artworks de tes projets. Peux-tu nous parler un peu d’elle et de son art ?

C’est quelqu’un de très discret qui préfère que l’on ne parle pas trop d’elle, je me limiterai donc à dire qu’il s’agit de « madame Lapin »… quant à son art, elle vient d’abord de la peinture avec des influences assez variées (impressionnisme, peinture chinoise, art moderne), a fait un peu de collage et s’est pas mal essayée ces dernières années à l’art digital, de façon ludique surtout, avec une grande part d’aléatoire privilégiant la conception à l’exécution, par le biais de logiciels en rapport avec les prémices de l’intelligence artificielle. Une direction qu’elle préfère désormais délaisser avec l’avènement du « AI art » et la démocratisation de ce genre d’outils, pour revenir à quelque chose de plus physique, organique et humain, une dimension qui manque cruellement, la plupart du temps, à ce genre de créations numériques aujourd’hui. Sinon, outre certains de mes artworks passés et à venir, on lui doit la jolie pochette de l’EP de Valgidrà « Watercolor Patchworks » (qui va plutôt bien avec le titre je trouve), et celle du superbe « Persistance » de Christophe Bailleau sorti sur IRM Netlabel.

L : L’EP « Cloud Charmers » est un hommage à neuf immenses actrices de l’âge d’or du cinéma américain. Pourquoi as-tu choisi ces actrices, précisément, et comment as-tu sélectionné les samples de leurs voix parmi les dizaines de milliers de répliques qu’elles ont prononcées au cours de leur carrière ?

Elles font toutes partie de mes actrices préférées, j’ai simplement privilégié des actrices des années 50/60 pour avoir un minimum de cohérence dans le grain, la tonalité des dialogues samplés. Certaines sont un peu moins connues que les autres tout de même, je pense en particulier à Susan Cabot, géniale actrice fétiche de Roger Corman qui arrêta le cinéma à la fin des années 50 après une petite douzaine d’années de carrière, sombra dans la folie puis mourut assassinée par son propre fils au milieu des années 80… mais à côté de ça on a des stars mythiques comme Ingrid Bergman ou Audrey Hepburn, ou les non moins immenses Joan Crawford ou Gene Tierney, le point commun étant qu’elles ont toutes brillé dans des films qui me tiennent particulièrement à coeur, autant dire que le choix des scènes s’est souvent imposé de lui-même, pour des films comme « Autopsie d’un meurtre » par exemple pour Lee Remick, « Sabrina » pour Hepburn ou « L’obsession magnifique » de Sirk pour Jane Wyman qui font vraiment partie de mon panthéon cinématographique. Pour d’autres comme le monologue troublant d’Alida Valli dans « Le procès Paradine », qui ne fait pas vraiment partie de mes Hitchcock favoris, je venais simplement de voir le film et c’était encore frais dans mon esprit… je ne sais toujours pas d’ailleurs comment cette harmonie assez idéale entre la musique de Franz Waxman dans le background et la boucle empruntée à Cloudwarmer (le concept de l’EP étant d’utiliser des boucles samplées sur la compil « Lo-Fi Beats » mise à disposition à cet effet par le duo américain) a pu fonctionner aussi bien, ça fait vraiment partie des hasards du collage et des pitchs au petit bonheur la chance, tant et si bien qu’en réessayant avec une version du film un peu plus « propre » je ne suis jamais arrivé à la reproduire !

L : « Drumloops, Gimmicks & Inner Creeps » est, à mon sens, l’album le plus abouti de ta discographie. On sent une maîtrise de bout en bout. Que penses-tu de cette affirmation ?

En ce qui concerne ma discographie solo jusqu’ici, même si j’ai un faible pour « The Moodygoer » dans un tout autre esprit, je suis assez d’accord, en particulier concernant les albums de « beatmaking ». J’y ai probablement passé plus de temps que sur aucun autre, les morceaux se sont engrangés progressivement sur pas loin d’un an et demi, certains restés longtemps à l’état d’ébauches avant de trouver leur place sur ce projet-là. Et puis j’ai finalement mis à profit mes expériences collaboratives sur ce disque, pour arriver à quelque chose de plus équilibré en terme de mixage tout en conservant une dimension assez lo-fi (égalisation instinctive et limitée à la SP-404, pas de mastering, etc).

L : Je considère presque  « Cloud Charmers », « Drumloops, Gimmicks & Inner Creeps »  et « Music To Kook By » comme une trilogie. Je trouve que ces trois albums fonctionnent vraiment ensemble, résonnent les uns avec les autres, avec une même ambiance musicale et une forme d’unité dans les samples employés. Qu’en penses-tu ?

Je n’y avais pas pensé pour « Cloud Charmers », du fait de son concept un peu particulier dont je parlais précédemment et qui lui donne en partie son titre, mais il y a une continuité en effet, en particulier pour les deux autres, certaines ébauches et certains samples de « Music to Kook By » ayant été laissés de côté quand je travaillais sur « Drumloops », faute de coller à la tonalité du disque, pour se retrouver sur cet espèce de successeur dont le concept (des références à mes plats préférés et autres voyages culinaires) permettait une approche musicale plus éclatée, bien que toujours raccord avec cette idée de narration par le biais de samples de films de genre essentiellement. J’avais déjà abordé ce concept d’une sortie pensée pour « accommoder les restes » avec l’EP « Leftovers for Drummies » qui en tirait son nom, cette fois c’était encore plus approprié dans un contexte référençant des plats et des cuisines du monde… des références qui là aussi renvoient, jeux de mots mis à part, à beaucoup de souvenirs et de choses personnelles, par exemple le « fruit du dragon » de « Pitaya Blanka Breakfast Club » qui était mon fruit préféré au petit déjeuner quand je vivais en Chine, ou sur « Korean Mango Snow » la glace pilée coréenne façon neige avec de vrais morceaux de fruits dedans (le bingsu, peu connu chez nous), mon péché mignon là-bas et une sorte de madeleine de Proust quand il m’arrive d’y repenser ! On retrouve aussi sur « Music to Kook By » des morceaux ébauchés avec les compères d’IRM Valgidrà et Le Crapaud laissés longtemps de côté, merci à eux de m’avoir donné leur feu vert pour les retoucher, les finaliser et les inclure à ce projet. Sinon « Cloud Charmers » laisse peut-être davantage de place aux monologues, l’aspect boucles y est aussi plus marqué mais effectivement on reste dans cet esprit vignettes évoqué plus haut, à la croisée du beatmaking et d’une cinématographie atmosphérique.

L : Il y a quelques EP dans ta discographie où tu sors vraiment du « son Konejo ». Je pense au très réussi « Shadow Warrior EP » ou à cette pièce unique (qui en contient en fait six) « Raiders Of The Lost Harsh », carrément noise. Tu as besoin de récréations, comme ça, de temps en temps ?

Faire de la musique ça reste quelque chose de très récent pour moi, j’ai des années d’exploration et d’expérimentation à rattraper ! Donc oui, même si le sampling reste présent à plus petites doses sur ces sorties, et de diverses manières sur tout ce que j’enregistre, il y a toujours cette curiosité (du débutant j’allais dire mais pas mal de musiciens de chevet l’ont aussi, donc pas forcément de corrélation là-dedans) d’aller voir ailleurs et d’essayer d’autres choses, d’autres processus, j’ai d’ailleurs pas mal de petites machines chinées ici et là dont je n’ai pas encore vraiment pris le temps d’apprendre à me servir et jusqu’ici très peu utilisées sur mes enregistrements, sachant bien que j’y viendrai très certainement à un moment ou à un autre… c’est souvent une question de temps disponible avant toute autre considération, et de motivation d’en passer par la nécessaire période d’apprentissage bien sûr, même si je privilégie naturellement les instruments simples et instinctifs.

L : Tu as vécu plusieurs années en Chine. Cette expérience a-t-elle influencé ta musique ?

C’était avant de me lancer dans la composition, donc je dirais que ce sont plutôt mes expériences personnelles durant cette période de déracinement et de chamboulements en tous genres qui ont pu influencer les thématiques de mes sorties, comme on en parlait plus haut. Ou bien sûr, pour ce qui est de l’album avec B-Maltais, le contexte politique que l’on ressentait forcément moins à Shanghai ou Hong-Kong à l’époque, mais qui reste étouffant quand on a un minimum conscience de la réalité vécue par une partie de la population.

L : Lors de l’invasion de l’Ukraine, tu as vivement réagi en publiant notamment deux titres et un EP sur la question. Pourquoi as-tu ressenti le besoin de t’exprimer musicalement face à cet événement ?

Pour deux raisons essentiellement. D’une part une forme de révolte vis-à-vis de certains discours gerbants de contacts relativement complaisants vis-à-vis de l’invasion russe, malgré – ou à cause de ? – leur orientation politique très à gauche (probablement, en partie du moins, l’effet Mélenchon et cet anti-américanisme primaire qui a poussé un temps cet imposteur à justifier les actes de Poutine et fustiger l’implication de l’UE en jouant sur les mots, pendant que des civils innocents mourraient sans raison), visiblement pas incompatible avec une forme d’indulgence vis-à-vis de ce qui se rapproche pourtant le plus aujourd’hui d’un gouvernement nazi – la pirouette rhétorique de prétendre « dénazifier l’Ukraine » dans la bouche de son prétendu « président » n’en étant que plus obscène. Et surtout, parce que je suivais alors en temps réel, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, les déboires vécus par l’une de mes meilleures amies et son mari, un couple ukrainien rencontré à mon arrivée à Shanghai, confrontés au risque de bombardements et obligés de laisser derrière eux une partie de leur famille dans des villes assiégées pour se mettre en sécurité – tous deux n’ont d’ailleurs pu quitter l’Ukraine que plusieurs mois après le début du conflit. Émigrés en Europe depuis, je viens justement de les revoir à Paris, presque six ans après leur départ de Chine qui précéda de quelques mois le mien… on avait l’impression de s’être quittés la veille !
Quant à ces morceaux, ce sont avant tout des délires ludiques bien lofi à la hauteur du bouffon qu’ils moquent. L’EP, par exemple, est entièrement composé à partir des sons d’un cochon en plastique acheté pour l’occasion, sorte de jouet pour chien que j’ai enregistré directement au micro de ma SP-404 pour en faire des boucles rythmiques et autres drones grâce aux divers effets que permet la machine.

L : Il y a un débat, certes un peu daté, sur la capacité de la musique à changer le monde. Ta démarche semble s’inscrire dans cette idée. Quel est ton avis sur la question ?

Changer le monde je n’ose pas trop y croire, si elle peut le rendre plus vivable pour certains comme c’est évidemment mon cas, c’est déjà bien. Par contre comme le disait Arnaud Chatelard (avec lequel j’ai un EP en préparation) dans son interview pour Litzic justement, la musique permet de belles connexions à distance, entre musiciens indépendants, entre petits labels, au sein de communautés partageant une philosophie, un esprit, surtout dans cet underground de l’autoproduction dans lequel on évolue, et ça c’est devenu quelque chose d’assez précieux dans ma vie, en a notamment résulté le double album « The Moodygoer Remixes » que Mahorka, label du disque d’origine, m’a fait le plaisir de sortir, avec des relectures signées par toute cette communauté de musiciens qui me fait l’honneur de s’intéresser à mes humbles bidouillages.

L : Valgidrà est ton collaborateur le plus régulier. Peux-tu nous expliquer la relation qui vous lie ?

Valgidrà c’est donc Elnorton d’IRM, chroniqueur sur le site depuis une grosse douzaine d’années. Bizarrement, on ne s’est rencontrés qu’à deux reprises, lors du premier Sulfure Festival à l’occasion du concert de Christ. avec Alexandre Navarro et Analept, une soirée sous le signe de l’electronica, puis à un concert parisien consacré à l’excellent label Chinabot quelques mois du plus tard, mais on a tellement communiqué sur le FIR à l’époque puis via facebook que l’idée de collaborer est venue tout naturellement après qu’on se soit lancés tous les deux dans la musique (lui un an avant moi, avec un premier EP précédant de quelques mois « Matchmade Screens »). Nos collaborations commencent souvent par des lignes instrumentales qu’il m’envoie, beats et synthés essentiellement. Jusqu’ici, nous avons sorti trois EPs assez différents, un par an depuis 2020 et Valgidrà apparaît en featuring sur un certain nombre de mes sorties solo (tandis que deux de ses albums ont été publiés sur IRM Netlabel). Notre prochaine collaboration, démarrée il y a près de trois ans déjà, sera un album electronica quasi prêt qu’il ne me reste plus qu’à finir de remixer avant de le proposer à un ou deux labels que l’on a dans le collimateur. A priori il s’intitulera « The Stellar Association », un titre plutôt raccord avec son contenu, cosmique et planant avec un esprit un peu Tympanik Audio, un label qu’on adorait tous les deux.

L : Tu prépares aussi un nouvel album d’Aries Death Cult, peux-tu nous en dire un peu plus sur ce projet ?

C’est une autre collaboration récurrente (il y a aussi celle avec Dark Supreme par exemple, nouveau projet de l’ancien guitariste du groupe post-rock Féroces avec lequel je viens de sortir un quatrième morceau inspiré par l’univers de David Cronenberg, dans l’optique d’un futur EP), celle-ci a démarré au début de l’année 2021 à l’initiative du New-Yorkais Eddie Palmer, moitié du duo Cloudwarmer cité plus haut. Je chroniquais depuis quelques années ses divers projets, dont feu The Fucked Up Beat qui fait clairement partie de mes influences en termes de sampling cinématographique et hanté et qui est devenu Cloudwarmer en se délestant quelque peu de sa dimension paranoïaque. L’idée était de trouver un équilibre entre nos deux univers, non sans atomes crochus mais un peu plus « trip-hop » de son côté. Sur « The Lunarians » sorti en juin 2021, sa patte dans l’ensemble garde encore légèrement l’ascendant, faute d’expérience de mon côté et par réticence à trop tirer la couverture face à un musicien aussi accompli et inspiré (à l’exception probablement des morceaux « Cancer Came from Outer Space » et « When Aries Collide » qui me ressemblent davantage). Mais dès l’album suivant, « GAEA », ça commence à s’équilibrer et c’est vraiment sur « Delirium » que je me sens légitime en quelque sorte, avec un disque plus concis dont j’ai construit la plupart des morceaux à partir de ses lignes instrumentales et de mes samples, pour ensuite les mixer moi-même, Eddie se chargeant de l’artwork et du mastering. C’est vraiment le projet dont je suis le plus fier et satisfait jusqu’ici, à la fois efficace, un peu groovy, et très atmosphérique, immersif, angoissé, avec des références au genre de thrillers et de films d’horreur vintage que j’affectionne, des samples par exemple sur le dernier opus qui font la part belle à des cinéastes tels que William Castle et Freddie Francis. J’ai reçu récemment les premières pistes d’Eddie pour une petite dizaine de nouveaux morceaux, plus qu’à trouver le temps de m’attaquer à ce quatrième opus, ça devrait avancer à partir du début de l’été pour une sortie en fin d’année probablement. Quant au nom Aries Death Cult, il vient tout simplement de l’un de nos points communs : nous sommes tous les deux Béliers !

L : Tu as récemment remis sur pied l’organisation des concerts Sulfure en région parisienne. Parle-nous un peu de tes derniers concerts.

On n’avait jamais vraiment arrêté mais en effet la pandémie nous avait mis un coup dans l’aile comme je le disais en début d’interview, avec l’annulation d’une demi-douzaine de dates au printemps 2020 dans des salles qui pour certaines ont malheureusement fermé depuis. En 2022 par exemple on a organisé trois concerts, entre punk/noise, drone, dream-pop et post-rock aux accents électro-indus (les géniaux 2kilos &More pour leur concert d’adieu après 20 ans de carrière, et accessoirement ce qui restera notre plus beau succès en termes de fréquentation). Cette année, après la date hip-hop indé d’avril qui réunissait le mythique Mike Ladd, pionnier d’un rap électronique et déstructuré dans la deuxième moitié des années 90, le duo ricain ShrapKnel affilié au label Backwoodz Studioz du cultissime billy woods, et le beatmaker canadien Fresh Kils du fantastique crew Backburner, un beau plateau qui n’aura malheureusement réuni qu’une poignée de passionnés et de curieux, on est revenu à l’ambient et aux musiques expérimentales et atmosphériques avec deux concerts en formule atypique le dimanche après-midi, toujours en petit comité : d’abord fin mai avec Marc Euvrie aka The Eye of Time (piano néo-classique et violoncelle dronesque) et Hourvari (contrebasse/électronique), puis le 11 juin avec le toujours passionnant Aidan Baker, Canadien aux multiples facettes et projets (dont le fameux duo drone doom Nadja donc, ou plus récemment Hypnodrone Ensemble) qui nous a gratifiés de l’un de ces sets d’ambient à guitare impressionnistes et largement improvisés dont il a le secret. C’était la troisième fois qu’on le faisait jouer, et aussi la dernière puisque j’ai décidé par la force des choses de mettre un point final à Sulfure à cette occasion. Beaucoup d’éléments sont entrés en ligne de compte, et surtout une part de découragement vis-à-vis d’un public de moins en moins curieux des musiques non rock à Paris (à l’exception bien sûr de celles défendues par des institutions type Maison de la Radio/INA-GRM ou Instants Chavirés, ou auréolées de la hype du moment), mais avoir dû changer de lieu et d’horaire la veille du concert d’Aidan – du fait du désistement de dernière minute de la salle qui devait nous accueillir et que je ne citerai pas – a fait office de goutte d’eau pour entériner cette décision, d’autant que ce changement inopiné a obligé Christophe Bailleau, auteur de l’un de mes 3 ou 4 albums préférés de l’an passé qui devait aussi jouer ce jour-là, à annuler sa venue pour cause d’incompatibilité avec ses transports depuis la Belgique. Une seconde édition du festival était pourtant dans les cartons avec des plateaux inédits et très différents de ce qu’on a l’habitude de voir à Paris, mais il faut savoir choisir ses combats et en l’occurrence le contexte est devenu beaucoup trop difficile pour les concerts de musiques singulières à Paris (plus que jamais il n’y en a que pour le rock qui fait bouger la tête, i.e. le post-punk nostalgique de Joy Division au son dégueulasse et aux compos plaquées sur trois accords, le garage, l’indie rock et compagnie, pourtant de plus en plus chiants à mon sens même s’il y a encore des pépites évidemment, souvent dans des sphères moins médiatisées) et pour nous en particulier, de par notre refus à nous cantonner à une niche, ce qui nous a probablement rendus difficiles à suivre et à identifier malgré nos efforts constants en termes de promo.

On n’a sans doute pas assez calculé pour fidéliser un public mais le fait est que je n’ai jamais eu envie d’entrer dans ce jeu-là, de sacrifier la diversité de mes passions musicales, c’était au public de nous suivre mais malheureusement – et c’est un constat partagé côté IRM dont l’audience continue de baisser malgré la reprise très active des chroniques à un rythme presque journalier depuis fin février – l’époque n’est plus à la curiosité, ou plutôt elle est à une pseudo curiosité dictée par des médias qui se collent au train comme des lemmings de peur de louper « the next big thing ». Les musiques underground n’ont jamais été aussi riches en chefs-d’oeuvres depuis que chacun peut enregistrer et distribuer sa musique de chez lui sans avoir à subir le filtre d’intermédiaires souvent blasés, incultes et pourris par l’argent ( à commencer par les maisons de disques évidemment, sachant bien sûr que je ne fais nullement référence ici aux petits labels DIY de passionnés) et dans le même temps aussi peu défendus et mis en avant par les médias, aussi bien les blogs qui se vautrent dans la course aux clics que les prétendus magazines culturels encore plus racoleurs aujourd’hui par la conjonction d’un besoin de survie et d’un passage de flambeau à des générations malheureusement peu promptes à défricher quoi que ce soit, qui ont grandi dans l’illusion que tout était à portée de leurs oreilles alors que leur culture musicale leur a été dictée par des algos et donc par un establishment musical moribond (et le fait que des magazines historiquement importants tels que les Inrocks en fassent aujourd’hui indéniablement partie est symptomatique d’une situation qui n’est pas prête de s’arranger). Forcément, les programmations musicales dignes de ce nom en pâtissent et à Paris c’est encore pire, avec un public de concerts expé de 35 à 45 ans de moyenne d’âge, blasé par le trop-plein d’offre, qui sort moins aujourd’hui qu’avant la pandémie, fréquente toujours les mêmes lieux, choisit ses soirées en fonction des salles, des copains qu’il risque d’y croiser, de la hype médiatique qui entoure ou pas les projets, etc. Des musiciens qui avant jouissaient d’une réputation méritée dans ces cercles souffrent aujourd’hui d’une indifférence absolue de la presse même soi-disant « indépendante » au profit de newcomers aux postures aussi racoleuses que leur musique, qui font vendre du papier et des clics aux Gonzaï, Konbini et compagnie, ces petits flatteurs de tendances jetables qui ne font plus rien découvrir que les blogs ricains putaclics n’aient pas déjà adoubé depuis des lustres avec le goût douteux qu’on leur connaît désormais. C’est bien simple, voir Aidan Baker, pour le moins l’égal d’un Brian Eno à mon sens et ce depuis longtemps, qui devrait être considéré comme l’un des plus importants créateurs de formes (au pluriel) de l’époque, et dont chaque set – dans de bonnes conditions sonores – pourrait faire l’objet d’un enregistrement discographique à part entière, se produire devant une petite vingtaine de spectateurs (ce devait être la 6e ou 7e fois que je le voyais et jamais son audience à Paris n’avait été aussi réduite), c’est juste aberrant, et au sortir de cette date qui fut pourtant un superbe moment, je me dis décidément qu’il était grand temps d’arrêter les frais, quitte à continuer d’aider ces musiciens que l’on défend à se trouver un lieu lorsque cela est nécessaire en les orientant vers les derniers résistants de l’orga de concerts pointue et désintéressée, qui se comptent sur les doigts d’une main (on leur souhaite bien du courage).

L : Celles et ceux qui te suivent sur les réseaux savent que tu es un maniaque de listes. Ça m’a rappelé « High Fidelity » de Nick Hornby. D’où te vient cette obsession des listes ?

J’ai toujours pensé que les listes et autres classements constituaient un bon moyen de faire découvrir. Il ne faut surtout pas prendre ça comme quelque chose de figé, ou y voir une illusoire volonté d’objectivité. C’est forcément à l’instant T, sans prétention, avec la simple idée, par exemple, qu’un auditeur qui connaîtrait et apprécierait 2 albums d’un top ten annuel aura probablement la curiosité d’aller en découvrir quelque autres. Et puis c’est ma manière à moi de documenter ce que j’écoute, lis ou visionne. Dans quelques années, je ne me souviendrai plus forcément de tous les albums que j’aurai aimé en 2023 – c’est d’autant plus vrai quand on est passionné du genre de musiques expérimentales et atmosphériques qui ne s’écoutent pas en boucle à la manière d’un disque pop – mais j’aurai une liste, tenue au jour le jour, pour les retrouver si besoin.

Konejo et Moshed
> albums hip-hop 
Un par artiste :
1. Beastie Boys – Hello Nasty
2. Sole – Live From Rome (les productions d’Odd Nosdam, autre influence perso, sont dingues)
3. Edan – Beauty And The Beat
4. Deep Puddle Dynamics – The Taste Of Rain… Why Kneel ? (la clique d’Anticon déjà au sommet)
5. Public Enemy – It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back
… mais c’est dur de devoir laisser de côté Dälek, Sixtoo, les Hieroglyphics, le Wu-Tang ou Dr. Octagon.

> albums de musique expérimentale
1. The Third Eye Foundation – You Guys Kill Me
1. Phoenecia – Demissions
3. Gastr Del Sol – Upgrade & Afterlife
4. Funki Porcini – Conservative Apocalypse
5. Chris Weeks & The Sadmachine Orchestra – Conductor
… et toute la disco d’Autechre et d’Aidan Baker bien sûr.

> morceaux qu’on n’imagine pas Konejo aimer
1. Benjamin Biolay – Little Darlin’ (sampling assez génial sur ce titre soit dit en passant)
2. The Cardigans – Sick & Tired
3. Kanye West feat. Adam Levine – Heard ‘Em Say (même si Kanye après 2007 c’est juste plus possible)
4. Harry Belafonte – Jump in the Line (revu « Beetlejuice » de Burton il y a peu, toujours le frisson au moment de cette scène finale)
5. Burt Bacharach/Dionne Warwick – I’ll Never Fall in Love Again

> guilty pleasures
1. la pizza 4 fromages
2. Portugal. The Man
3. la galette des rois frangipane
4. TLC
5. KFC (rien de tel qu’un bon bucket de wings épicées mon colonel !)

> sorties de 2023
1. William Ryan Fritch – Polarity
2. Yma – Purger
3. Sightless Pit – Lockstep Bloodwar
4. Grosso Gadgetto – Violenza
5. Dug Yuck & Babelfishh – Cold Labor

> tes propres albums :
1. Delirium (Aries Death Cult)
2. The Moodygoer
3. GAEA (Aries Death Cult)
4. Abel’s Journey to Revival (avec B-Maltais)
5. Drumloops, Gimmicks & Inner Creeps

> musique chinoise
En comptant HK et Taïwan :
1. Sabiwa
2. Carnet de Voyage
3. Tan Dun
4. Faye Wong
5. Wang Wen

> BO de films
J’en ai mis une par compositeur sinon c’est injouable :
1. Ennio Morricone – Once Upon a Time in America
2. Danny Elfman – Batman Returns
3. The Dust Brothers – Fight Club
4. Bernard Herrmann – Vertigo
5. Michael Nyman – Gattaca ou John Williams – The Fury

> compositeurs
Je suis resté dans le ciné sinon ce serait frustrant aussi :
1. Ennio Morricone
2. John Barry
3. Danny Elfman
4. Henry Mancini
5. Lalo Schifrin ou Ryuichi Sakamoto

> albums que tout le monde aime que tu détestes
J’ai pas osé les daubes mainstream bien frelatées qu’on essaie de nous vendre pour du caviar depuis quelques années, de Drake à Rosalia en passant par Taylor Swift ou Beyoncé, mais je te rassure ça va être tout aussi mauvais… donc :
1. Daft Punk – Random Access Memories
2. La Femme – Psycho Tropical Berlin
3. Bon Iver – 22, A Million
4. The Knife – Shaking the Habitual
5. Toute la disco de Prince et d’Oneohtrix Point Never
Les 10 dernières années d’Animal Collective, M83, Gorillaz, Kanye West, St. Vincent, The National et Phoenix c’est hors concours aussi, non ?

L : Ha ha ! Tu es un grand fan de hip-hop. Est-ce qu’on pourrait imaginer un jour te retrouver en beatmaker avec un MC qui rappe sur tes instrus ?

Tu vises particulièrement juste avec cette question, car avant même de m’être essayé à sampler des acapellas de rappeurs sur le diptyque « Jaune Car Panthère » / « Bleu Bus Gros Chat » ou l’EP « Mannerly Marauders » avec Valgidrà, j’avais déjà été contacté par plusieurs rappeurs chroniqués dans les pages d’IRM pour des projets collaboratifs (un Américain, un Australien et un Français). J’ai de mon côté un album d’instrus enregistré à l’époque de « Snapping Back In », deux EPs ainsi qu’un projet spoken word sur les poèmes surréalistes d’un 3e collaborateur qui attendent sagement que le temps ou l’inspiration débloque la chose du côté des MCs… pour certains ça commence à faire long et il est possible que l’une ou l’autre de ces collaborations tombe à l’eau et finisse en simple sortie solo de Konejo, mais j’ai bon espoir que l’un de ces projets au moins aboutira !

L : Merci pour ton temps.

https://konejo.bandcamp.com/

Notre Top 5 des albums de Konejo

1. Abel’s Journey To Revival : avec B-Maltais, Konejo n’a jamais mieux parlé de la petite histoire (la beauté et la fragilité de la vie, du quotidien) qu’en passant par la grande (biblique, celle-là, à travers le récit de Caïn et Abel). Album intimiste où l’émotion affleure à chaque piste.

2. Drumloops, Gimmicks & Inner Creeps : La quintessence du hip-hop cinématographique de Konejo, perfusé aux samples de classiques du 7e art et aux sonorités délicieusement vintage. A écouter en sirotant un (bon) whisky.

3. Leftovers for Drummies EP : En treize miniatures, Konejo invente la BO d’un polar poisseux à la Dashiell Hammett. A écouter une nuit pluvieuse, un rien cafardeux, en déambulant dans Brooklyn, « cigarette au bec à la Humphrey Bogart » pour paraphraser Maeki Maii.

4. The Shadow Warrior EP : Véritable ovni dans la discographie de Konejo, ce guerrier de l’ombre sort guitares électriques et épées à deux mains pour asséner à l’auditeur surpris -mais ravi- un brelan de morceaux aussi sombres que prenants.

5. Cloud Charmers EP : Déclaration d’amour aux actrices préférées de l’artiste, cet EP explore avec goût les sonorités lo-fi, mettant en musique comme rarement les voix de ces figures mythiques du cinéma.

Ben

BEN

Frontman de Wolf City, impliqué dans des projets aussi divers que The Truth Revealed ou La Vérité Avant-Dernière, Ben a grandi dans le culte d’Elvis Presley, des Kinks et du psychédélisme sixties. Par ailleurs grand amateur de littérature, il voit sa vie bouleversée par l’écoute d’ « A Thousand Leaves » de Sonic Youth qui lui ouvre les portes des musiques avant-gardistes et expérimentales pour lesquelles il se passionne. Ancien rédacteur au sein du webzine montréalais Mes Enceintes Font Défaut, il intègre l’équipe de Litzic en janvier 2022.

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