Grégory Mahieux & Audrey Levitre, Tombé dans l’oreille d’un sourd

tombé dans l'oreille d'un sourd grégory mahieux, Audrey LevitreJe ne me résume pas à mon handicap

Nadège et Grégory sont les heureux parents des adorables Tristan et Charles. La quiétude de ce cocon familial est mise à rude épreuve, car les médecins découvrent que Charles souffre d’une intolérance alimentaire qui peut mettre sa vie en danger et que Tristan est sourd. Tombé dans l’oreille d’un sourd nous montre les épreuves du quotidien forcément délicat de cette famille.

Entre culpabilité, parcours médical et administratif nébuleux, combat de chaque instant pour permettre l’inclusion de Tristan à l’école, difficultés de communication avec leur enfant, manque de soutien des professionnels et même de leurs familles et de leurs amis, le périple de Nadège, Grégory, Tristan et Charles s’avère laborieux.

Il leur faudra beaucoup de courage, d’amour et de persévérance pour resserrer leurs liens et pour affronter le système qui montre des trésors de machiavélisme pour mettre des bâtons dans les roues de cette famille, isolée face à l’adversité.

Heureusement, Tristan peut compter sur l’opiniâtreté de ses parents qui ne se laissent pas abattre et qui jouent les Saint-Georges contre les dragons à plusieurs têtes d’un conglomérat de professionnels manquant d’ouverture et d’écoute.

Découvrez dans cette BD, rééditée pour les dix ans de Steinkis Éditions, le chemin compliqué d’un enfant particulier qui ne veut qu’une chose : ne pas être résumé à un handicap.

L’amour de son enfant.

Le dessin sensitif de Grégory Mahieux joue sur les noirs et les blancs avec adresse. La BD en noir et blanc crée un univers fort et profond, autant qu’une œuvre en couleurs. Les traits participent de la ligne claire, c’est-à-dire que les traits sont pleins et nets. Ils s’opposent à des traits plus nerveux et interrompus. Ainsi, Grégory Mahieux développe dans Tombé dans l’oreille d’un sourd, qui vous l’aurez compris le touche personnellement, une esthétique soignée et percutante qui sert parfaitement le propos mis en mots par le duo scénaristique qu’il forme avec Audrey Levitre.

Nous nous sentons tout de suite privilégiés d’assister à ces tranches de la vie de cette famille attachante et soudée, malgré les épreuves qui jalonnent sa route. L’amour est au cœur de leurs relations et transparaît tout au long de cette histoire émouvante. L’amour, malgré les flèches dont on les perce, malgré la dureté des mots qu’on leur jette, malgré l’absence d’empathie à leur égard et envers leur fils relégué à un dossier à traiter. Il est question d’amour et de courage : le courage de cet enfant qui est étranger au monde des entendants, mais qui souhaite en faire partie sans nier sa particularité. Ce gamin possède de la vitalité à revendre et donne des leçons à tous les ventres creux qui le pensent amputé de quelque chose d’essentiel pour arpenter le monde, alors que Tristan accueille en lui la seule richesse dont l’être humain ait besoin pour évoluer sainement : celle du cœur !

Ses parents et son frère aussi sont courageux. Ils se battent comme des fauves pour protéger Tristan et pour l’épauler. Nadège et Grégory ne négligent pas Charles et affrontent une cohorte de médecins, thérapeutes, enseignants, administratifs qui les renvoient toujours dix cases en arrière sur le plateau du parcours de leur famille (qui me rappelle celui de Soledad dans Déracinée). Notre mère-louve et notre papa-poule s’accrochent à leur rêve de voir leur enfant heureux, accepté et considéré. C’est bien le manque de considération qui brise peu à peu l’estime de soi. Oui, Tristan est sourd, et alors ? Il est avant tout un petit garçon avec des émotions à exprimer, il a des besoins, mais surtout des capacités qui ne demandent qu’à être développées.

Traditions de négation.

Il y a de l’amour dans Tombé dans l’oreille d’un sourd, mais il y a aussi de la violence. Une violence bien trop commune, lorsque vous êtes une personne en situation de handicap qui tente de faire sa place en ce monde. La violence envers la communauté sourde remonte à très loin dans notre société française.

La Langue des Signes Française (LSF) n’est pas dans notre constitution, alors que c’est une langue vivante, avec ses particularités, son humour, ses expressions propres, une grammaire riche. Elle véhicule des messages forts à travers le chansigne, le théâtre, la poésie. Par ailleurs, cette langue attachée à la culture sourde a été trop longtemps interdite en France, et les autorités ont forcé les sourds à oraliser le plus possible pour « s’intégrer » dans le monde des entendants, ce qui a eu pour effet de traumatiser et « désintégrer » des individus méritant le respect de leur différence et de leur intégrité.

Il faut ajouter à cela le discours des médecins pas toujours clairs (nous le voyons plusieurs fois dans la BD), l’absence de dialogue entre les interlocuteurs et la famille, le recours à l’appareillage, même si l’enfant ne le supporte pas (il faut le « forcer ») et le choix difficile d’opérer l’enfant ou non en vue de la pose d’un implant cochléaire. Dans le cas de Tristan, le choix de l’implant s’avère judicieux, mais combien de gens ont été appareillés sans leur consentement et sans avoir de résultats satisfaisants ? Ils vivent cette opération comme une atteinte à leurs droits élémentaires, ce qui s’ajoute au mépris des institutions à leur égard. En effet, comment expliquer que l’interprète LSF soit souvent cantonné à une case minuscule, lors des débats à l’Assemblée nationale par exemple ? Des efforts sont faits, notamment lorsque l’interprète se trouve derrière la personne qui parle, mais nous sommes loin du compte. Comment expliquer un manque de visibilité de la culture sourde dans l’espace publique, alors même que des résistants toujours plus nombreux sensibilisent et partagent cette culture séculaire partout où ils peuvent y compris sur les réseaux sociaux avec des chaînes YouTube dédiées à la LSF. Quand arrêterons-nous de mettre au placard des pans entiers de la société ?

Une autre violence réside dans les termes que nous employons : « malentendants » ou « sourds profonds ». Une personne sourde se reconnaît de la culture sourde, peu importe si elle entend certains sons, si elle est appareillée ou non. Un sourd appartient à la communauté sourde, avec sa langue, sa richesse, ses ressentis, son identité, son besoin d’interagir avec autrui, même si l’autre ne parle pas sa langue. La communication n’est pas que verbale, et il est possible de communiquer sans mots, même si l’on ne connait aucun mot de LSF. Pourquoi ne pas initier nos enfants à la LSF ? Une version simplifiée est utilisée dans certaines maternelles et permet une meilleure appréhension des désirs des tout-petits. L’option existe dans nos écoles, mais elle est encore trop peu répandue, ce qui est une aberration, car il serait indispensable d’avoir des personnes entendantes signant dans nos administrations, à l’hôpital, dans les entreprises, dans l’éducation nationale, dans un maximum de lieu afin de permettre une véritable inclusion et non des vœux pieux.

Pour conclure.

Tombé dans l’oreille d’un sourd est encore une BD qui vous touchera en plein cœur. Elle fait écho pour moi à Déracinée et Un bébé si je peux, car là encore un individu est pris entre les chélicères d’un système implacable et dépourvu de sentiments. Déracinée nous émouvait avec le parcours de Soledad, cette fillette écartelée entre l’amour de sa famille d’accueil et une administration belge sans âme, Un bébé si je peux, avec celui de Marie Dubois, cette monteuse-illustratrice à l’humour et à l’analyse subtile des rouages médicaux et sociétaux qui culpabilisent les couples victimes d’infertilité. Tristan, ses parents, Charles sont comme Soledad, sa famille d’accueil, Marie et son compagnon : des battants se démenant pour échapper aux cases dans lesquelles on voudrait les enfermer.

Le neuvième art offre toujours à ses lectrices et ses lecteurs des moments décisifs dans leur construction en traitant de tous les sujets et en dénonçant régulièrement les travers de nos sociétés modernes, malades de conformisme et de normes, obsédées par le concept inepte de normalité qui a encore pourtant de beaux jours devant lui, quand nous voyons toute la propagande de corps parfaits (surtout trafiqués par ordinateur en réalité), de recherche de l’argent, de la gloire (bien illusoire), d’obligation d’embrasser une carrière, de se marier, d’avoir des enfants, de cocher des cases, d’appartenir à un groupe soi-disant dominant, de rejeter la différence et de nier la liberté des autres pour les écraser avec sa démesure.
Alors, oui décidément, il faut encore que les chantres du motif et du verbe poursuivent leurs luttes insatiables afin de bousculer encore et toujours la fourmilière insipide et obscure qui étouffe toute atypie.

Le monde est vaste, polymorphe et divers. Les individus ont le droit de vivre en paix et doivent être considérés en tant qu’êtres pensants, acteurs de leur propre destinée, peu importe leurs opinions politiques, leur orientation sexuelle, leur genre ou leur situation au regard du handicap. Et ce vent du changement de comportements et de schémas éculés passera par nous toustes.

Tombé dans l’oreille d’un sourd, de Grégory Mahieux et Audrey Levitre, Steinkis Éditions, 191 pages, parue en 2017 et rééditée pour les 10 ans de Steinkis en avril 2021
Florent Lucéa

Podcast autour de la BD, avec Florent Lucéa.

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Chronique radio Tombé dans l’oreille d’un sourd

 

 

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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