STÉPHANE BETBEDER & CHRISTOPHE BEC, Anna

Anna, Stéphane Betbeder et Christophe Bec, La Boîte à Bulles

Retour de manivelle

Oscar est un artiste qui se délecte des mauvais tours qu’il joue à ses courtisans. Une véritable mini cour gravite autour de lui, et il aime ça. Il adore malmener, manipuler, réprimander ses « suiveurs ». Il pense qu’ils n’ont aucune personnalité et qu’ils mangent dans sa main, parce qu’ils manquent de talent et d’envergure. Il les invite à exposer avec lui, mais impose ses règles et ses desiderata. Il se croit supérieur à eux et se glisse dans les savates d’un dominateur à l’apogée de sa gloire magnétique.

En amour aussi, Oscar est une teigne qui vampirise les femmes. Il les humilie, leur fait croire qu’elles ont de l’importance à ses yeux et les jette comme de vulgaires mouchoirs usagés. Il s’amuse comme un chat avec des souris. Barbara est sa « régulière ». Anna, sa voisine, a été une passade. Oscar s’est lassé et l’a rejetée comme une pauvre sirène échouée sur un rivage inhospitalier.

Or, Oscar, comme tous les pervers narcissiques, tire sur la corde, et ne voit pas que le putsch couve sous le sein de ses partisans. Anna semble s’accrocher à lui comme s’il était sa bouée de sauvetage. Il pense qu’il pourra se défaire de cette fille-épave, mais Anna ne joue plus la même partition. Elle fomente une rébellion fine et habile qui pourrait inverser les rôles.

Oscar imagine qu’il a toutes les cartes en main, mais à trop jouer avec le feu, on risque de vivre un retour de flammes des plus désagréables !

L’ombre dévorante

Il se dégage de cette BD une atmosphère noire, caustique, lugubre même. Les joutes verbales sont acides, acerbes et dressent un portrait édifiant d’un monde de l’art qui s’égare.

Les dessins sont sublimes avec un rendu de roman photo gothique, où la vérité crue des personnages est rendue grâce à un trait qui sature tantôt l’espace et tantôt délimite vaguement les formes. Ce flou artistique brouille les pistes, trompe nos yeux hypnotisés par les planches qui défilent et nous remue les entrailles comme un film de genre où l’angoisse et l’étrange se mêlent avec hardiesse.

Quant à ces aplats noirs qui mangent les cases et les personnages, ils apparaissent comme des Horlas inquiétants prêts à nous dévorer et à nous faire sombrer totalement. Ces vagues d’ombres grignotent et entachent les protagonistes et les objets. Elles laissent une marque indélébile comme la preuve que tous ces individus portent le sceau de l’infamie.

Sont-ils réellement humains ou ne sont-ils que des enveloppes, des masques ? Sous leurs traits humanoïdes, se cachent peut-être bien des créatures de la nuit, prêtes à vider le sang de nos veines vibrantes.

Le tréfonds des âmes

Stéphane Betbeder et Christophe Bec mixent leurs univers pour nous livrer une pièce maîtresse qui nous laisse ébaubis. Leurs personnages, tous agités du bocal, se développent en ombres et en lumière, s’habillent de folie et de cruauté, se vautrent dans la débauche et la luxure comme des phalènes trop près d’une lampe UV.

Je reprendrais les mots de Souchon (Foule sentimentale) pour traduire le mal-être d’Oscar et sa clique : « il se dégage de ses cartons d’emballage, des gens lavés, hors d’usage, et tristes et sans aucun avantage ». Engoncés dans des rôles que la société leur a assignés, nos antihéros dévergondés tentent de subsister comme ils peuvent. Les suiveurs, telles des Bacchantes décadentes, s’accrochent à Oscar comme des tiques sur un pauvre chien, mais ont-ils réellement besoin de lui pour se réaliser ?

Et cette Anna, trouble et ambivalente, à la fois victime de la perversion d’Oscar et source du retour de bâton qui vient donner un uppercut dans le menton égotique de ce mâle dominant, est un personnage à la complexité incroyable, digne d’une héroïne de Balzac ou de Zola, mi-Nana, fatale et fragile, mi-Cousine Bette, revancharde et dangereuse.

Pour conclure

Anna est une BD qui remuera les lectrices et lecteurs de tout acabit, tant l’intrigue joue avec nous comme une hyène avec son os. Elle enchantera les amatrices et amateurs de bijou graphique à l’esthétique soignée et délectable.

Le monde de l’art est sans pitié, tout en mascarade et en faux-semblants. Le monde de lard se camoufle sous le fard affable de ces visages mangés par l’encre obscure. Sous cette couche d’encre obsédante, véritable masque hypocrite, se décline peu à peu la réalité de chaque personnage qui navigue entre maîtrise, soumission, domination et abandon. Leur combat est rude, âpre et le goût âcre du sel d’une existence diluée marquera nos papilles mutiques et nos pupilles mimétiques.

Anna nous subjugue, nous attire dans sa toile, joue avec nous, pauvres petits moucherons insignifiants, nous consume et nous dévore avec ses chélicères amères de veuve noire téméraire.
Buvez la tasse et écopez, car très vite, votre frêle esquif de certitude prendra l’eau !

Anna, de Stéphane Betbeder et Christophe Bec, La Boîte à Bulles, Collection Contre-Jour, 116 pages, mai 2021

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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