[ BD ] SEVEN, Chinese queer (éditions Sarbacane)

Cœur de Queer dans un corps prismatique.

Nouvelle chronique de bande dessinée, toujours sous l’oeil implacable de notre chroniqueur Florent Lucéa. Il nous parle aujourd’hui de Chinese Queer, de Seven, paru aux Editions Sarbacane, qui parle de quête de soi dans un pays où la différence est (encore, toujours) un crime.

L’histoire

Tian Fushi est un étudiant en pleine crise existentielle. Il moisit à Haimen, une petite ville chinoise, perdue dans le macrocosme d’un pays gigantesque et perclus de contradictions. Tian se demande « qui suis-je ? ». Il enchaîne les aventures fugaces comme une étoile filante embrasant un ciel bien morose. Ses amis, ses rencontres, sa vie estudiantine, sa perte de repères et sa quête irrésolue de lui-même plongent ce rêveur à l’âme meurtrie dans le désarroi le plus total.
Refuse-t-il de grandir comme un Peter Pan moderne ? Refuse-t-il les responsabilités en fuyant la réalité bien trop violente ?
Tout à ses atermoiements, Tian ne s’oublierait-il pas lui-même ? Ne passerait-il pas à côté de son existence ? En même temps, comment lui en vouloir de se jeter dans les excès, dans la débauche, lui qui est un étranger sur sa propre terre ? En effet, comment se construire en tant que gay dans une société engoncée dans des principes paradoxaux ? Comment exister, lorsque personne ne vous comprend et ne supporte même votre nature ?

Vertigineuse quête de soi-même

Dès les premières pages, le ton est donné : couleurs psychédéliques, découpages cinématographiques, gros plans, déformations des corps et des visages à la sauce manga, saturation des teintes, jeux d’ombres et de motifs qui donnent le tournis. Chinese Queer ne nous laisse aucun répit durant ses 248 pages de folies graphiques décomplexées, et n’est-ce pas cela la touche Queer ? Mot signifiant « bizarre », Queer recèle des sens divers et illustre à merveille le spectre de la communauté LGBTQI+, protéiforme et aussi vaste que la Voie lactée. Tian est en quête de son identité. Il se sent vide, spectateur de sa propre vie, et nous le remarquons très bien dans les phylactères qui s’enchaînent à un rythme entêtant ou s’absentent durant de longues plages d’images subliminales.
Seven est un prodige de la déconstruction de la forme, du morphing, des couleurs entêtantes et vibrantes qui bombardent votre rétine comme des lumières stroboscopiques, des néons chatoyants ou des astres iridescents. Cette déformation n’est pas sans rappeler le clip des Supermen Lovers, intitulé Starlight avec ses personnages étranges. Elle rappelle aussi les corps, les visages caricaturaux et si expressifs des films de Bill Plympton, chantre de la critique acide de la société américaine. Sorte de Daumier de l’Empire du Milieu, Seven reprend les codes des mangas, mais il les amène dans son univers intime et crashe les couleurs et les formes les unes dans les autres comme des collisions stellaires. Vous êtes invités à « mettre des paillettes » mélancoliques dans votre vie.

Spleen d’une jeunesse désenchantée

Malgré le côté déluré et excessif de Tian, nous ne pouvons que nous attacher à ce grand gaillard à la mine déconfite qui cache dans son poitrail de Minotaure Queer un cœur débordant d’amour et de sentiments antagonistes. Il ne sait pas sur quel pied danser, notre pauvre énamouré incompris, et il se débat dans une ville de fous furieux. Cette galerie de fracassés de la vie, de déglingués du bulbe ou d’étoiles vrillées nous fait tantôt rire, tantôt pleurer, en tous les cas, nous émeut et nous chavire.
Tian est en proie à un spleen que nous sentons transpirer par tous les pores des dermes liquéfiés des citoyens de Haimen, ville fantôme et fantasmagorique. Ici, nous lâchons prise, nous nous laissons embarquer par la prouesse créative de l’auteur qui est notre hôte et notre tortionnaire, mais pour la bonne cause. Tian est un personnage fantasque qui ne fait pas dans la demi-mesure. Il vit intensément et nous pousse dans nos retranchements. Il nous permet d’entrevoir la réalité d’un jeune gay dans la Chine d’aujourd’hui, et plus largement la vie d’un peuple vivant dans l’ombre d’un parti unique omnipotent, écho cinglant de toute peuplade opprimée de manière évidente par un despote ou de manière subtile par une classe dirigeante adepte de la manipulation de masse.

Pour conclure

Chinese Queer est une claque nécessaire et flamboyante comme le neuvième art sait nous en donner. Oscillant entre codes cinématographiques et destruction des moules égotiques dans lesquels nos sociétés de surconsommation veulent nous faire entrer, ce roman graphique, au format massif et à la qualité des teintes et du papier (respectant l’environnement et la réduction des émissions carbones) vous ravira les prunelles et ébranlera vos certitudes sur une communauté hétéroclite qui a dû mal à exister dans un monde bien trop étriqué et terne, alors qu’elle rêve de faste, de frasques et d’abjuration des masques moralistes.
Quand un univers à la Wong Kar Waï arrosé de parfum baudelairien entre trashs attitudes et envolées lyriques rencontrent la folie douce dingue d’une jeunesse désabusée, le tout jugulé par un auteur qui prend clairement son pied à jouer avec ses lecteurs comme un marionnettiste manipule ses marionnettes, sans malveillance, mais avec une tendresse évidente, empreinte de purgation de nos passions les plus recroquevillées en nous-mêmes. Montez donc à bord, vous ne serez pas déçus de ce voyage hypnotique, intime et pourtant si proche de nos propres velléités existentielles.

seven chinese queerUne autre chronique BD par Florent Lucéa : L’étrange cas Barbora S.

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Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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