[ BD ] V.MASEK, M.POKORNY et M.SINDELKA, L’Étrange cas Barbora Š.

Fille factice, vraie virtuose de la barbarie

La littérature mets de temps à autres des faits divers en lumière. Nous l’avons démontré avec le roman d’Adeline Fleury, Ida n’existe pas, et notre chroniqueur Florent Lucéa enfonce le clou avec cette sordide histoire contée dans L’Étrange cas Barbora Š. de Vojtech MasekMarek Pokorny et Marek Sindelka qui vient de sortir chez Denoël graphic. Une histoire qui glace le sang, comme vous allez pouvoir le découvrir.

L’histoire

Quand un bon père de famille capte sur le babyphone censé surveiller son chérubin endormi des images d’une enfant maltraitée dans la cave de sa voisine, son sang se glace dans ses veines et il prévient immédiatement la police.

Nous sommes en Tchéquie, au vingt-et-unième siècle, et les autorités pensent d’abord à une énième affaire de sévices sur mineure, mais la fillette placée dans un centre pour sa sécurité s’échappe. De plus, on découvre une vérité qui dérange, déconcerte et attise l’avidité médiatique : Anna n’est pas une gosse. En réalité, elle a trente-quatre ans. Anna est Barbora. On ne retrouve sa trace que bien plus tard, en Norvège, où elle a endossé l’identité d’Adam qui serait maltraité par son père.

Une journaliste tchèque mène l’enquête. Elle entre alors dans le sérail d’hommes et de femmes machiavéliques qui aspirent la vie des autres comme des chats joueraient avec leurs proies. Sur fond de secte d’illuminés nostalgique de pureté et du retour d’un Messie providentiel. L’affaire est un sac de nœuds. Pis, un borborygme guttural qui s’échappe de la gorge d’une créature barbare.

Barbora est-elle une victime ? Est-elle un bourreau ? Un peu des deux ?

Notre journaliste creuse profondément dans les tréfonds d’une âme complexe, composite et morcelée, quitte à s’y perdre corps et âme, quitte à renoncer à sa santé mentale, à sa sécurité, à son couple et peut-être même à son humanité.

Nœud de Möbius

Le plus glaçant dans cette histoire, c’est qu’elle est basée sur des faits réels. Toutes les briques éparses de ce château vil sont emberlificotées les unes dans les autres comme dans le nœud de Möbius, les connexions sont multiples, c’est un peu le serpent qui se mord la queue et se dévore lui-même. Les conséquences sont désastreuses et les dommages collatéraux sont légion. Toute la Tchéquie a été ébranlée par cette affaire, et cette BD nous fait chavirer à plus d’un titre.

Dès la couverture qui recèle des indices sur les éléments décryptés dans la BD, les auteurs nous plongent dans l’esprit morcelé et torturé de Barbora, cette femme-enfant ambivalente qui abrite plusieurs personnalités un peu comme dans le film Split où James McAvoy incarne avec brio un gamin de huit ans et l’instant d’après une femme mûre et plusieurs autres personnalités tout au long du long métrage. D’ailleurs, le film américain Esther s’est clairement inspiré du fait divers tchèque en le projetant dans le film de genre.

Barbora est telle un puzzle dont certaines pièces nous apparaîtront à jamais obscures, mais avons-nous réellement envie de tout savoir ?

En effet, Andrea, la figure de proue de cette enquête édifiante et fascinante à la fois, a soif de vérité, mais elle s’approche un peu trop du précipice. De plus, les tentacules lovecraftiennes de l’affaire semblent gangréner toute la société tchèque, si bien que nous nous demandons quelles hautes sphères sont empoisonnées par le fiel nauséabond du père de Barbora, cet abominable marionnettiste malsain. Il a déconstruit sa fille pour en faire un instrument de destruction massive du monde.

Nier toute humanité

Barbora est une femme qui veut devenir une fillette. Elle est engoncée dans les doctrines nazillardes d’un père despotique qui reste dans l’ombre et tire les ficelles. Fantasme tordu, embrigadement digne des jeunesses hitlériennes, dérive sectaire, pédophilie abjecte et imbroglio médiatique, tous les ingrédients sont réunis pour marquer vos esprits durant un bout de temps, mais la force de cet ouvrage au graphisme léché est de s’attacher aux pas d’Andrea et de déplacer donc le prisme sur un personnage fictif et non de relater les faits, les horreurs et le voyeurisme latent auquel nous habituent un peu trop les chaînes d’infos internationales, comme si se repaître de la détresse d’autrui pourrait purger nos passions, nos vies monotones ou nos questions existentielles.

Les auteurs l’ont bien compris : ressasser inutilement les tortures infligées ou remuer la fange putride concoctée par les protagonistes fanatiques de l’affaire serait une insulte aux victimes. Le sensationnel, le scoop, l’exposition irrespectueuse n’ont pas lieu d’être ici, et c’est cette rigueur qu’il faut saluer. Nous nous concentrons sur Barbora, sur son ambiguïté. Cette femme qui a nié sa féminité, qui a embrassé une cause étrange, qui a mené les enquêteurs par le bout du nez, qui brouille les pistes jusqu’à brouiller sa propre identité, cette femme, nous fascine et nous terrifie à la fois. Nous sommes d’autant plus atterrés qu’elle a nié son humanité et celle de tant d’autres.
Tout ça pour quoi ? Voilà bien une question à laquelle personne ne pourra jamais répondre.

Pour conclure

L’Étrange cas Barbora Š. m’a clairement laissé pantois, sans voix, comme dépossédé de moi-même. Ce labyrinthe mysticopolitique recèle de multiples tiroirs et lorsqu’Andréa, et nous autres qui souffrons avec elle, tirons l’un de ces tiroirs, nous tremblons de tous nos membres, notre cœur se serre, notre estomac se tord et une morsure glacée se referme sur notre échine.

Mille questions nous taraudent encore après la dernière page de ce roman graphique qui allie maîtrise artistique et maîtrise scénaristique. Les pièces s’imbriquent, brisent nos illusions et pourraient nous broyer si le fait de nous attacher à Andrea ne nous sauvait pas de l’abîme sans fond de ces inhumains représentants d’une légion immonde que chaque individu un tant soit peu sensitif se doit de combattre avec force.

Cette cohorte, qui se reproduit et se divise comme des bactéries dans nos sociétés connectées à des machines plus qu’à des personnes de chair, véhicule ces idées rétrogrades comme une traînée de poudre et allume la mèche des séparatismes les plus obscurantistes, des guerres civiles les plus abâtardies et des théories fumeuses sur le retour de la lumière dans nos existences en confiant nos destins à des gourous, des bien-pensants ou des orateurs égotiques. Méfions-nous donc des charmeurs en parole, des faux vertueux haranguant des foules en jouant avec leurs peurs primales et des prédateurs déguisés en agneaux chassant nos bambins sur les réseaux ou à la sortie des écoles.

L'Étrange cas Barbora Š.

Une autre chronique BD par Florent Lucéa : Calfboy2 par Rémi Farnos

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Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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