MICHEL ESSELBRÜGGE, Menotte et Quenotte

menotte et quenotteLes garnements à la dent dure

Menotte est un adolescent en perte de repères, qui s’est enfui du foyer où il se trouvait, pour vivre dans le grand monde. Il peut compter sur son fidèle compagnon à quatre pattes, Quenotte, qui lui sert de moyen de défense, avec ses dents effilées, et de serrurier afin de s’introduire partout. Menotte et Quenotte dérobent des objets qui semblent sans grande importance. Ils forment un duo atypique, seul contre l’adversité.

Ils s’acoquinent avec Max et son mystérieux Crapaud. Max rêve de faire partie du clan de Menotte et Quenotte, et d’échapper ainsi à ses parents en pleine crise de couple. Il le suit partout et participe à la déclaration de guerre contre le clan du chêne.

Les deux bandes rivales s’affrontent sans que l’on sache vraiment pourquoi. Les coups bas pleuvent, les retournements de situation s’enchaînent, les amitiés se fragilisent, les rivalités s’amenuisent, les trahisons se révèlent. Leur microcosme adolescent cherche à exister dans le macrocosme des adultes. Chaque monde cohabite avec l’autre sans parvenir à se comprendre réellement.

Agités du bocal

Cette BD a la taille d’un manga avec une prise en main idéale pour faire défiler les planches avec facilité. Le trait développé est organique. Nous sommes dans du noir et blanc, et pourtant, nous vivons intensément les textures des écorces par exemple, mais aussi la matière brute des corps qui se tordent et se détordent et des vêtements hérissés de poils. La matière organique a un rendu incroyable avec du sang noir, comme une humeur de bile noire moyenâgeuse, avec de la chair qui connaît des modifications inattendues, notamment avec le doigt qui s’allonge de Menotte.

Cette joute perpétuelle entre les blancs, les noirs, les traits agités et les lignes plus douces crée une atmosphère étrange, flirtant avec le merveilleux des contes d’antan. L’auteur nous plonge dans un monde dans lequel il est normal d’avoir un Menotte avec un index qui s’allonge quand il en a besoin, un Quenotte, sorte de chien avec des dents qui poussent à l’envi et qui crochètent des serrures comme un Arsène Lupin canin ou un Max aux aptitudes peu ragoutantes et à la bestiole rocheuse bizarroïde.

Justement, ce sentiment bizarre qui court tout le long de cet ouvrage atypique nous renvoie au surréalisme, au mouvement dada même, où l’absurde côtoie la virtuosité. Nous ne savons pas très bien vers quelle direction nous mène l’auteur, mais nous nous laissons prendre par son histoire rocambolesque. Michel Esselbrügge traite, avec légèreté et gravité, de sujets très actuels avec ces adolescents livrés à eux-mêmes, ce couple qui s’entredéchire sans voir la détresse de leur rejeton ou les premiers émois sentimentaux.

Un monde obsolescent

Cette BD souffle un vent de folie dans le paysage du neuvième art. Elle raconte une histoire qui a l’air sans queue ni tête de prime abord dans un monde moribond. Les situations s’enchaînent à un rythme effréné si bien que les lectrices et les lecteurs s’en trouveront déstabilisés. Or, le propre des arts pluriels n’est certainement pas de dorloter et de rassurer celles et ceux qui les regardent.

Nous avons déjà parlé de surréalisme et de dadaïsme, car, nous ne connaissons pas toutes les motivations des personnages, leurs dialogues sont parfois bien obscurs, leurs relations sont ambiguës à souhait et l’action se déroule sans suivre un schéma très clair. Nous pensons aussi au théâtre de l’absurde (apparu au XXe siècle et fortement inspiré par les surréalistes et les dadas), cher à Ionesco ou Beckett, dans lequel le théâtre classique avec ses codes explicites vole en éclats sous la plume affûtée de ces maîtres.

Michel Esselbrügge déconstruit la forme et le fond. Il nous broie entre ses mâchoires créatives et nous livre une proposition graphique et inventive de haute volée qui laissera pantois les amatrices et amateurs patentés des délires de bulles et de cases enfiévrées. Ces jeunes fous furieux, secoués du bulbe, en guerre contre la société, contre l’autre clan et surtout contre eux-mêmes, sont étrangement attachants. Ils nous remuent les entrailles, comme si entre les phylactères et les lignes de notre voyage en absurdie se devinait une émouvante sincérité : l’auteur coucherait-il sur le papier des heurts de sa propre psyché ? En tout cas, il réussit le pari de nous interpeller et de nous interroger sur notre monde moderne. N’est-ce pas le propre de l’art de divertir, de secouer notre prunier et de nous faire cogiter ?

Pour conclure

Menotte et Quenotte est un véritable LVNI (Livre Volant Non Identifié) qui nous remue comme si nous étions montés à bord de quelques vaisseaux galactiques pilotés par un pirate balafré, entouré de ses naïades filiformes et mutiques. Sauf qu’ici, tous les personnages expriment des douleurs intimes et se battent pour faire leur trou dans un monde qui les rejette du fait de leur inadéquation à adopter ses codes normatifs.

Cette BD nous offre donc un moment de divertissement pur, de démence bienvenue à l’heure d’un monde hyper connecté et super avilissant, et en même temps, nous emporte dans son tourbillon de questions existentielles et de métaphores subtiles sur les relations humaines et la place de celles et ceux qui se considèrent à la marge de la société.

Or, est-ce si important d’embrasser tous les rites et toutes les normes du monde dans lequel nous vivons ? Ne serait-il pas plus intéressant de tracer sa route en restant soi-même, sans se conformer aux rôles que l’on veut nous assigner ? L’artiste est le chantre de cet anticonformisme. Il ne rentre pas dans une case, il se libère des modèles éculés et tente de faire évoluer l’horizon de la masse manipulée par d’obscurs dictats.

Encore une fois, laissez-vous tenter par une BD hors des sentiers battus ! Ça fait toujours un bien fou !

Menotte et Quenotte, de Michel Esselbrügge, L’Employé du Moi, 176 pages, janvier 2021

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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