F. LECLERC, D. AZENCOT, Tiki, une année de chien
Homme-joujou à toutou
Prenez un gars bien sous tous rapports, fraîchement viré, en couple avec une merveilleuse femme, père d’une fille rêveuse, issue d’une précédente union.
Un homme incapable de dire non, cherchant à faire plaisir de manière pathologique, quitte à nier ses propres envies.
Un type prêt à se saigner aux quatre veines, à se sacrifier sur l’autel de l’abnégation, à se plier en carte postale à trois volets, tout cela dans le but de rendre heureuses les deux femmes importantes de sa vie.
Cet individu lambda cède aux demandes pressantes de sa copine et de sa fille.
Fred laisse Tiki, jeune chienne Shiba Inu, race japonaise de canidés vaillants et aboyeurs patentés, entrer dans sa vie. Cette boule de poils et d’amour lui fera vivre l’enfer, au-delà de ses cauchemars les plus fous. En tentant de la garder coûte que coûte, d’aller à l’encontre de son malaise face à cet animal, de faire bonne figure, de tisser du lien avec la bête du Gévaudan miniature, il glisse de la falaise et dévale la pente de l’estime de soi.
Montrer les crocs
L’entente cordiale ne dure pas : très vite, Tiki montre les crocs et mène la danse, ou du moins, elle ne comprend pas tout et se rebelle, car elle sent que Fred n’est pas sincère ?
Fred perd de plus en plus pied. Qu’advient-il lorsque l’on choisit de satisfaire le désir de quelqu’un en mettant le nôtre en second plan ? Est-ce qu’un chiot peut réellement menacer son couple, sa santé psychique, sa morale, son intégrité physique et sa famille ?
Vous le saurez à travers ces pages en couleurs, en humour subtil, en références fines aux codes de notre monde moderne, où acheter un chien revient dans la tête de certains à acheter une table basse, où l’on peut ramener ce cabot lorsque l’on veut prendre un autre « modèle » plus grand, plus velu, plus « tout tout » en fait !
Préparez-vous à descendre de votre petit nuage rose bonbon acidulé
Un pavé dans la mare aux canards blafards ou dans le bocal étroit d’un poisson rouge neurasthénique ou dans l’écuelle résiduelle d’un lapin à myxomatose en phase critique après le maquillage sarcophage de gamines crétines qui trouvent fun de déguiser et de grimer une pauvre créature du règne du vivant : voilà les bases de cette BD nécessaire (encore une fois !) pour casser l’angélisme notoire et éculé de l’adoption d’un animal de compagnie, traditionnel genre chien et chat, NAC type crocodile trop grand pour la baignoire, arachnide urticant pour votre petit dernier, serpent qui jeûne en prévision de son prochain repas…
Sauf que ce repas, c’est vous !
Les couleurs de Lucie Firoud habillent tendrement les dessins de Fred Leclerc. Les deux médiums font exploser les textes du duo David Azencot et Fred Leclerc en couleurs et en formes azimutées.
Drôle.
Les gags à répétition s’enchaînent, l’humour potache excelle et l’auto dérision se retrouve matinée de profondeur et d’éveil des consciences, bienvenus en ces temps d’âneries éhontées, bombardées dans nos rétines-tétines. Celles-là mêmes qui tètent les mamelles fallacieuses de personnes sans scrupules qui vous vendraient leur père et leur mère en les faisant passer pour l’espèce à la mode si elles le pouvaient.
C’est la descente aux enfers de Dante sans Virgile, vécue par un petit d’homme hyper attachant, en plein confinement, tout ça à cause d’une chienne. Vous trouvez ça ridicule ?
Pauvres de vous ! Sachez que des gens ont adopté des couples de poules adeptes des déjections intempestives sur leur canapé tout neuf, des cochons d’Inde kamikazes hurlant à la mort en pleine nuit pour rendre encore plus insomniaques leur voisine à valve de porcelet, des lézards hypocondriaques trépassant au moindre bruit de pot d’échappement ou de sirène d’urgence…
Ne jugez pas hâtivement ces pauvres hères ! En proie à une situation de spleen intense, vous pourriez succomber, vous aussi… Si, si, je vous assure.
D’ailleurs, Jean-Charles Fombonne serait de mon avis, je pense, à la lumière de sa postface.
Tiki, parangon des caprices des humains
Tiki, cette chienne féroce, dangereuse, conspiratrice, qui souhaite à tout prix détruire la santé psychique et la personnalité de Fred, est une entité maléfique de catégorie 5… en tout cas, dans la tête de Fred. Bon, OK, uniquement dans la tête de Fred.
Mais en même temps, quand nous adoptons un animal pour ne pas avoir à dire « non » à la femme et à la fille que nous révérons plus que les astres du firmament, alors que nous n’en avons aucune envie, car notre psyché est fragilisée par un licenciement, un confinement, un état de malaise profond et remontant à loin, je ne sais pas vous, mais je me dis que nous devrions écouter cette toute petite voix qui crie seule dans le désert de notre cortex : Purée, ne fais pas ça ! Tu vas le regretter !
Et les regrets, Fred en a très vite. Dès qu’il fait le chèque à vrai dire… Un gros gros chèque à deux harpies vénales, amoureuses du compte en banque de leurs gentils clients abrutis par leur discours marketing !
Négation de ses besoins
Tiki est donc l’archétype du coup de tête de l’achat compulsif et dans le même temps de la négation de son désir pour faire plaisir. Or, se nier, c’est se renier, ce qui fait que tout part en live.
Plus largement, une chienne n’est ni un jouet ni un objet que nous pouvons rendre à l’animalerie insipide qui nous l’a refilée ou abandonner sur l’autoroute des vacances, ni un accessoire ou un défouloir. En ce sens, Tiki est autant la victime de ce drame shakespearien du quotidien que tous les autres protagonistes.
Être franc ou ne pas être, telle est la question ! Être conscient de ses propres limites n’est pas une preuve de caractère de troll, mais de maturité. Savoir dire stop pour se préserver est une façon de se prémunir des pires délitements relationnels et émotionnels. Ne pas céder à la pression sociale, à la charge mentale, à la martingale pour l’amour d’autrui en répondant à la moindre des envies des personnes chères est la seule voie possible pour pérenniser les liens qui interconnectent les êtres.
Il faut revoir notre copie au plus vite !
Il serait peut-être temps de prendre le vivant pour ce qu’il est, à savoir du palpable, de la chair, du sang. Pas de notre sang, mais lié à notre responsabilité. Sans être extrêmistécolo, il faudrait arrêter de nous comporter comme si la nature était notre Servante Écarlate faite pour répondre au moindre de nos désirs déviés par l’appât du gain, la possession, le pouvoir sur une vie ou la recherche du divertissement et du plaisir avide.
Oui, il serait opportun de mettre fin aux élevages dans lesquels des chiens et des chats naissent dans des conditions inanimales, aux zoos dans lesquels un fennec tourne en rond et se cogne la tête contre l’un de ses barreaux, secoue la tête et repart dans son délire de Numéro 6 du Prisonnier, aux parcs aquatiques De rouille et d’os qui ne crieront jamais : Sauvez Willy, les cirques qui exploitent des éléphantes terrorisées, des caniches automates et pas savants, des chevaux terrifiés à la vue d’une cravache pailletée, mais funeste ou des tigres sans crocs et sans griffes et surtout sans âme.
Pourquoi continuer à assister à des chats jetés par le balcon pour faire buzzer le net avarié ? Pourquoi continuer à se réjouir devant des courses de chevaux cognés et réduits en steaks après des années de bons et loyaux sévices ou devant un taureau crucifié sur l’autel de la tradition ou devant des courses de lévriers finissant au bout d’une corde accrochée à un arbre une fois la ligne jaune franchie ? Pourquoi cautionner les combats de chiens, de coqs ?
La cause animale
Les expérimentions pour cause de cosmétiques négoces pour peaux hydropiques ou les tests sur des souris blanchâtres, des singes aux méninges à l’air ou des scarabées téléguidés à grands renforts d’électrodes pour la grandeur de la science ? Pourquoi ces chasses orchestrées pour sportifs en mal de sensations fortes ou fils trumpeurs ou starlettes télévisuelles, adeptes d’abattage de girafes blanches, de lions à crinière gigantesque ou d’antilopes aux cornes démesurées ? Et je pourrais alimenter cette liste jusqu’à ce que la Terre se recroqueville sur elle-même comme un raisin sec…
Oui, laissons donc ces pratiques des temps surannés aux oubliettes, dans les douves ou les catacombes de nos comportements stupides ! Laissons les Dumbo, les Animaux Fantastiques, les 101 Dalmatiens, les aminimaux du Docteur Doolittle , les compagnons d’Orphée, les bêtes bavardes de La Fontaine, les rescapés du Château des animaux et autres créatures de Dame Nature en paix.
Fermons enfin les portes du pénitiencier, fermons toutes ces prisons extatiques pour les humains, hiératiques pour les bêtes, analphabêtes peut-être, mais qui ont sans doute bien plus de leçons sur l’amour, le respect, les liens, l’acceptation à nous donner, à nous, les pauvres locataires, d’une Terre, qu’ils ont investie bien avant nous, et qui mériterait que toutes ces espèces vivent en connivence, plutôt que l’une d’elles se croit au centre du grand-tout.
Pour conclure
L’héliocentrisme, le nombrilisme, le narcissisme et l’égoïsme récurrents dans nos peaux déshumanisées n’ont, il me semble, jamais donné de grandes perspectives pour notre monde.
Après, je ne suis pas un expert omniscient et despotique, juste un saltimbanque du motif et de la plume qui essaie modestement de secouer vos neurones endoloris par le marasme médiaticopolitico-vide. Je voudrais vous mettre en garde afin que vous ne finissiez pas atones et mornes à cause du conformisme élitiste d’une société autocentrée et en perte de rêves…
Continuez à lire de la BD, car Tiki, comme tant d’autres titres de la planète neuvième art, nous divertissent, nous font rire et nous émeuvent aux larmes, mais surtout, avant tout, et pour longtemps, j’espère, nous alertent sur les obscures manœuvres néfastes qui nous enclavent et nous rendent con-caves.
Continuez à rêver, je vous prie !
Et bonnes fêtes à toustes… Rendez-vous l’année prochaine pour de nouvelles péripéties rocambolesques dans la galaxie sensitive !
Tiki, une année de chien, de Fred Leclerc et David Azencot, La Boîte à bulles, 136 pages, novembre 2021
Florent Lucéa
Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo
Florent
Florent Lucéa a rejoint l'équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l'oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l'on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019. Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo