Enchaînés, Dans l’entrepont de la Marie-Séraphique

Joug tropical, cocktail-fer ardent

L’histoire

La Marie-Séraphique est un navire négrier typique du XVIIIe siècle avec son allure de pourfendeur de sept mers, son équipage à la mine patibulaire, son capitaine intransigeant et déterminé à s’acquitter de la mission que l’armateur lui a confiée, sa cargaison à fond de cale, composée de denrées essentielles pour espérer atteindre Saint-Domingue, et surtout plusieurs centaines de femmes, d’enfants et d’hommes arrachés à leur continent africain pour finir exploités, battus, privés de leurs droits les plus élémentaires dans des plantations de l’Empire colonial français.

Durant le voyage, dans l’entrepont de ce monstre de bois, de cordages, de chairs et de sang, les « captifs » comme l’on nomme nos pauvres victimes dépossédées de leur humanité, se joue le pire des négoces. Chacun chacune, y compris l’équipage, risque sa peau, du fait de la forte probabilité de révolte, de maladie (scorbut en tête) ou de tempêtes déchaînées. En effet, tout le monde n’arrivera pas à bon port, et il n’est pas sûr que le bateau arrive en un seul morceau lui non plus.

Docu BD

Découvrez une Docu-BD bien pensée, claire, érudite, qui éclaire de manière opportune les lacunes de nos livres scolaires, nous présentant surtout des coupes de bateaux négriers, des pages du « Code noir » honni et quelques estampes de plantation pour nous rendre compte des conditions déplorables de personnes reléguées au rang d’objets, mis en vente dans des maisons immaculées ou sur des marchés abjects.

Et encore, je suis gentil. Lorsque j’étais écolier, l’esclavage était abordé avec parcimonie. Il n’y avait pas de monuments-hommages, de statues d’esclaves dans nos cités (Al Pouessi à Bordeaux, envoyée à Saint-Domingue et affranchie à la mort de son propriétaire ou Solitude en Guadeloupe, jeune femme enceinte, exécutée après la naissance de son enfant et membre active du vent de la révolte sur l’île papillon) ou de cérémonie pour commémorer et pour ne pas oublier.

Renier son passé, c’est compromettre tout avenir… Il ne faut pas non plus se laisser dévorer par ce passé, aussi douloureux, soit-il.

Enchaînés, nous plonge dans un monde méconnu, car en toute honnêteté, je pensais connaître quelques spécificités des négriers, de la traite ou des conditions des gens embarqués à bord, volontairement (équipage) ou contre leur gré (les captifs), mais j’ai appris énormément de détails sur le commerce d’êtres humains depuis Nantes. J’avais découvert une facette de cette pièce putride avec le livre Bordeaux au XVIIIe siècle – le commerce atlantique et l’esclavage de Hubert François chez Le Festin (2010), mais cette BD a remis mes pendules à l’heure en matière d’entreponts diaboliques.

Nouvelles perspectives pour la BD

Bien sûr, j’ai déjà vu des dessins d’esclaves allongés et placés les uns à côté des autres sans aucune possibilité de se lever, de se mouvoir ou de vivre dans des conditions d’hygiène décentes. Les fers à leurs chevilles condamnaient leur chair à d’atroces souffrances et à des plaies pansées avec de l’huile !

Évidemment, je savais que les femmes et les enfants étaient séparés des hommes, que l’équipage faisait monter les esclaves pour les faire « danser » sur le pont pour se divertir et les humilier par la même occasion, que les matelots abusaient des femmes pour assouvir leurs besoins déviants (la pariade) ou que toute rébellion sur le bateau ou dans la plantation rimait avec coups de fouet, fleurs de lys « imprimées » sur l’épaule au fer rougeoyant ou coupure du « jarret » pour que la personne boîte à jamais.

Mais grâce à Enchaînés,Dans l’entrepont de la Marie-Séraphique, j’ai découvert des pratiques dont je n’avais pas connaissance. J’ai suivi avec intérêt et circonspection ce voyage à travers l’Atlantique, après une escale sur les côtes africaines. J’ai appris des mots totalement inconnus pour moi, qui concernent des fonctions des acteurs de la traite, ou la façon de traiter les captifs, et cette obsession du profit à tout prix, organisé au niveau de toutes les couches étatiques d’Empires européens s’emparant d’un monde qui ne leur appartient pas.

Un outil pédagogique indispensable dans nos écoles

Très documentée, agrémentée de dessins qui créent une atmosphère rappelant nos encyclopédies d’antan, parsemée de références historiques et de documents présentant des objets, des lieux, des figures de ces temps reculés, cette BD est un véritable court-métrage documentaire de bulles et de cases.

Et c’est bien là une œuvre originale et ludique, idéale pour que les jeunes et les moins jeunes soient au fait des aspérités de cette cicatrice vive, faite sur la peau de l’humanité avec le fer rouge de l’ignominie. Hélas, en matière d’exploitation, les temps modernes n’ont rien à envier aux siècles passés.

Inutile de vous citer les côtes de Libye où s’entassent des gens sacrifiés sur l’autel de la cruauté, les caves insalubres où des filles au pair sont traitées comme des sous-femmes, les horribles traitements de travailleurs construisant des stades pour une coupe footballistique dorée, les coupeuses de canne à sucre mutilées dans leur chair au Bangladesh, les enfants des rues de Manille, de Paris ou d’Alger (petit clin d’œil à Maxime Le Forestier) jetés à la rue dans le plus grand silence, des gens écrasés par des immeubles de fabriques textiles de grandes marques à virgule ou à bandes… La liste est trop longue, n’est-ce pas ? Oups, je ne voulais pas vous en parler, mais je l’ai fait quand même. Il vaut mieux en parler que de le cacher sous le tapis de nos œillères honteuses, non ?

Utilité publique

Voilà pourquoi des BD comme Enchaînés sont d’utilité publique. Non pas pour jeter l’opprobre sur les descendants des esclavagistes ou sur les cités portuaires ayant fleuri grâce au sang de tant d’innocents, mais pour éclairer nos lanternes sourdes parfois à ce qui nous a précédés.

Car, comment avancer, comment progresser, comment repousser les obscurantismes, la cancel culture expéditive (rappelons qu’il est facile de juger a posteriori, non que les faits reprochés soient à minimiser, mais ne vaut-il pas mieux les analyser posément pour que tout le monde avance main dans la main ?) ou les révisionnismes azimutés, si nous ne connaissons pas sur le bout de nos doigts gourds l’Histoire dans toutes ses strates et dans ces destins funestes d’humains, dont le seul crime, est d’être nés hors de la norme édictée par des esprits creux, sonnants et trébuchants.

Pour conclure

Enchaînés est une BD-documentaire affûtée et précise comme la lame effilée d’un marron ou d’un Toussaint Louverture défiant Monsieur N (référence au film d’Antoines de Caunes), esthétiquement vintage avec un encrage, un graphisme et des couleurs vives, incisives et nostalgiques.

Je conseille vivement à toutes et tous les professeur(e)s d’Histoire-Géographie-EMC (Éducation Morale et Civique) d’ouvrir le champ des possibles en usant de ce formidable outil pour sensibiliser de manière originale leurs élèves à cette marque indélébile dans nos frises chronologiques.

Sans doute, certaines âmes voudraient passer à autre chose. Sans doute, d’autres voudraient régler leur compte pour défendre nos sœurs et nos frères martyrisé(e)s, mais la vengeance est-elle la plus vertueuse des voies ? La haine enchaîne les êtres tout autant que les fers rouillés de la servitude.

N’oublions pas le passé, rendons hommage à toutes celles et tous ceux qui ont souffert dans leur chair et leur dignité, mais ne persistons pas dans nos entêtements à chercher des coupables, à nous monter les uns contre les autres, car l’Histoire humaine nous a appris qu’à force de dissensions et de divisions, les plus despotiques représentants de notre espèce se hissent plus aisément au pouvoir et marquent alors encore plus le derme de l’humanité d’une empreinte peu reluisante.

Enchaînés, Dans l’entrepont de la Marie-Séraphique, de Alexandrine Cortez, Antoine Rivalan, Bertrand Guillet, Christopher Lannes, Joël Odone, Krystel Gualdé, Petit à petit (éditeur), 64 pages, septembre 2021

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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Florent

Florent Lucéa a rejoint l'équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l'oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l'on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019. Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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