# BALANCE TA BULLE, œuvre d’intérêt public à lire absolument

balance ta bulleEntrez dans leurs bulles… et vous n’en ressortirez pas indemnes.

Soixante-deux dessinatrices, sous l’égide de Diane Noomin, lèvent leurs crayons haut et fort pour témoigner, dans # Balance ta bulle, pour mettre en illustrations ce qu’elles ou d’autres ont vécu, pour que l’on arrête enfin de dissimuler le harcèlement banalisé et la violence sexuelle expansive, sous le tapis comme s’il s’agissait de scories anecdotiques.

Trop, c’est trop ! Un non est un non ! Liberté de dire, de dessiner, de donner à voir la vérité nue, la cruauté brute, l’espoir vif, j’écris ton nom. Ces dessinatrices émérites « dessinent leur NON », tissent leur toile et nous entraînent dans les méandres de leurs souvenirs douloureux. Il est difficile de se dire « victime ». Il est trop réducteur de se laisser appeler « survivante », mais ce qui ne les a pas tuées, les a métamorphosées inexorablement.

Je suis…

Je suis une femme, je t’invite chez moi, on prend un verre, je te demande de partir, tu pars. Tu ne te jettes pas sur moi comme un prédateur avide de chair humaine. Je prends les transports en commun, tu te frottes à moi, je te réprimande, tu m’insultes, pense donc un peu à ce que dirait ta mère (Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab).

Je suis ta collègue, tu me trouves jolie, tu m’invites, tu masses mon dos, mais je ne t’ai rien demandé, je t’éconduis, tu n’insistes pas, tu ne cherches pas à me coincer près de la photocopieuse (Working Woman de Michal Aviad).

Je suis ta sœur, tu joues avec moi à des jeux d’enfants, tu me protèges, tu ne tentes pas d’assouvir des déviances contre nature. Je suis ta nièce, je saute sur tes genoux, non, je ne suis pas ton jouet sexuel. Je suis ta fille, tu ne respectes pas mon intimité, tu ne me respectes donc pas, le lien entre nous s’étiole (Un fils parfait, roman de Mathieu Menegaux, ayant donné lieu à une adaptation télévisuelle).

… femme(s).

Je suis ton épouse, tu es jaloux comme un pou, tu me considères comme ta chose, je t’appartiens, dis-tu, mais mon corps m’appartient, et oui, le consentement, c’est la base de la base, mon gars (L’Enfer de Claude Chabrol).

Je suis une petite fille, j’ai le droit de traverser l’enfance sans tomber sur un exhibitionniste à la sortie de mon école, sans qu’un animateur ne « visite » ma chambre en colo, sans qu’un « ami » de mes parents ne me fasse des « chatouilles » (Les Chatouilles, un film d’Andréa Bescond et Éric Métayer), sans qu’un camarade de classe me tende un guet-apens dans un vestiaire.

Petit aparté : vous remarquerez que je cite des œuvres d’hommes, de femmes, de duo femme/homme, car le harcèlement et les violences sexuelles sont l’affaire de tous et toutes, peu importe notre genre, notre orientation sexuelle, nos opinions, notre classe sociale, notre religion, car nous pouvons toutes et tous être confronté(e)s d’une manière ou d’une autre à ce fléau. Le féminisme n’est pas un gros mot. Chacun chacune doit s’en emparer pour que la société évolue vers une meilleure compréhension de chaque individu.

Femmes, je vous respecte, car votre vie est une lutte quotidienne.

Je suis une femme… en fait, non, je ne suis pas une femme, mais l’écriture me laisse le loisir précieux d’incarner des personnages féminins… et en même temps, quand j’y réfléchis, quand je parcours les pages de #Balance ta bulle, je me rends compte que je suis loin de la réalité que vivent tant de femmes, trop de femmes, de filles, de mères, de sœurs, de cousines, de copines, de parentes, de collègues, d’ouvrières… Je me dis que je savais sans savoir. Au final, je ne sais rien. Je découvre des situations qui me donnent la nausée, qui me chavirent l’âme, qui me remettent en question en tant qu’homme, en tant qu’être humain.

Non, vraiment, je ne saurai jamais ce que c’est d’être une femme. Je peux juste l’imaginer, mais je ne peux pas le vivre. Je repense alors à ce jeune homme marchant dans la rue, déguisé pour les besoins d’une publicité, qui a vécu ce qu’expérimentent tant de femmes, très tôt, trop tôt, tous les jours parfois, dans tous les lieux, dans tous les milieux, car cet acteur grimé est devenu l’objet de désirs pernicieux de types ordinaires, car il serait réducteur de penser que les agresseurs montrent tous des signes avant-gardistes, arborent une tronche de monstre ou sont d’une méchanceté viscérale. La plupart avancent masqués dans la routine du quotidien.

Je peux comprendre, compatir, me mettre à la place, mais jamais, je ne serai une femme jetée dans le monde, mésestimée, traitée en objet, sexualisée, violentée, livrée à la vindicte populaire, alors qu’elle n’a rien fait de mal. Les questions sempiternelles et inadmissibles telles que « vous étiez habillée comment ? », « vous l’avez aguiché ? », « vous voulez porter plainte ? Mais c’est votre mari », « vous êtes sûre de ne pas l’avoir provoqué ? », « vous l’avez ramené chez vous, non ? », « vous ne venez que maintenant ? » ou « vous êtes sûre que vous n’étiez pas consentante ? » La liste est longue comme le bras. Un véritable iceberg de bêtise !

Il est temps que nos consciences molles se bougent les synapses.

Je navigue depuis assez longtemps dans ce monde (oui, je sais, ça sonne un peu vieux sage, mais bon) pour savoir que les violences sexuelles étouffent les femmes dans une gangue irrésolue aux multiples têtes et aux myriades de gueules béantes vomissant le feu ardent et dévastateur de schémas abjects imprimés dans la tête d’agresseurs opportunistes, de fauves calculateurs ou de bêtes du Gévaudan à visages humains.

Pourtant, à la lecture de cette BD lourde, très lourde, comme diraient les jeunes d’aujourd’hui, je suis atterré, frappé en pleine course, touché en plein cœur, et je m’écrase le nez dans la poussière. La violence n’a pas de genre, elle n’a pas de classe sociale, elle se cache dans des regards que l’on pensait aimants, dans des bouches qui vous embrassent parfois en judas, dans des caboches bien remplies, dans des enveloppes corporelles insoupçonnables qui vous font baisser la garde, vous enjôlent, vous enclavent et vous mâchonnent entre leurs mâchoires pustuleuses.

Plus qu’une BD pour divertir et faire réfléchir sous des atours colorés ou graphiques élégants, # Balance ta bulle est une BD nécessaire dans un monde qui oublie que la muflerie dort dans encore bien trop de têtes, que la violence n’est pas genrée, que tout le monde peut connaître un jour ou l’autre le « tripotage », le « frottage », les mains baladeuses, le viol, la négation de ses droits les plus fondamentaux.

Plus qu’une BD, un cri de cœurs égratignés, un cri pour ne pas taire, des images aussi redoutables que des uppercuts pour frapper les esprits, et que toutes ces dérives de sociétés sclérosées se terminent enfin.

Pour conclure.

Casser des schémas ancrés, des mots blessants, des attitudes délétères n’est pas chose aisée, mais clairement, « se serrer les crayons » entre artistes rend le message plus percutant !

# Balance ta bulle est un projet incroyable qui lie des styles graphiques polymorphes : certains dessins sont organiques, granuleux, d’autres sont tout en courbes et en teintes tendres, mais la violence reste la même. Les illustrations expriment la souffrance, l’horreur, la trahison, l’incompréhension, la culpabilisation, les regards accusateurs, la perpétuelle place de ces survivantes sur le banc des accusés.

Vous ne sortirez pas indemnes de ce périple, et je ne dis pas ça pour vous décourager. Bien au contraire. Je voudrais voir ce livre-monument habiter toutes les demeures, toutes les bibliothèques, tous les lycées, toutes les universités, tous les lieux de rencontres, d’échanges, de partage, tous les lieux où l’on ne l’attendrait pas pour remuer l’humanité et surtout pulvériser ce boulet qui enserre sa cheville depuis que le monde est monde.

Je rends modestement hommage par cette chronique à celles et ceux qui combattent avec acharnement les violences sexuelles, le harcèlement, les blagues sexistes, la banalisation de commentaires déplacés, les incivilités. Je remercie celles et ceux qui refusent de réitérer des modèles éculés et passéistes, qui abolissent les visions empoisonnées d’une masculinité dominatrice et sclérosante, qui redistribuent les cartes et qui bâtissent les racines de liberté, d’égalité et de sororité et fraternité primordiales pour la pérennité de notre siècle et de ceux à venir.

#Balance ta bulle, ouvrage collectif, Éditions Massot, 304 pages, octobre 2020

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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