A-M SAINT-CERNY, C QUESNEL, Mégantic, un train dans la nuit

mégantic un train dans la nuitLe train que l’on ne voudrait jamais revoir

L’histoire

À Mégantic, petite bourgade à la quiétude propice à la vie fluide comme l’eau d’une rivière, rien n’annonce la terrible catastrophe qui s’invite dans la ville, lors de cette nuit du 6 juillet 2013.

Un train, des wagons remplis de pétrole explosif (qui, sur les papiers officiels falsifiés, a été reclassé en pétrole standard), un homme, le conducteur, dernier chaînon d’une cohorte de personnes aux veines débordantes de cupidité et d’orgueil abjects.

Un conducteur, qui alerte, doute, prévient que quelque chose semble clocher avec cette monstrueuse bête inhumaine de 72 wagons d’acier et de mort, mais tous ceux au-dessus de lui le rassurent. Tout va bien. De toute façon, le train ne peut pas dévaler la pente, les freins sont sûrs, et puis il y a un système de haute technologie pour prendre le relais en dernier recours. Rien ne peut clocher.

Cette confiance illusoire, l’hypocrisie de l’industrie ferroviaire, la hiérarchie vérolée, les ministres abreuvés par la mamelle du sonnant et du trébuchant, toutes ces strates malades à en crever empoisonnent nos eaux, nos forêts, nos compagnons animaux, nos gens, nos liens au nom du Dieu Pétrole, cet or noir qui corrompt et souille tout ce qu’il touche !

Le train fou dévale la pente… et au bout du tunnel, pas de lumière, mais le feu dévastateur, le poison corrosif, le pétrole instable relâché en vagues funestes et des victimes sacrifiées sur l’autel du vice et du profit.

Découvrez une BD coup-de-poing. Encore une, me direz-vous ! Je vous assure que je ne fais pas exprès, mais il semble qu’elles viennent à moi. Alors, je me laisse guider par mon karma, et je peux vous dire que Mégantic met une belle mandale à tous les cols dorés de ce globe chétif.

L’enfer, c’est les rails !

Christian Quesnel donne vie aux recherches minutieuses d’Anne-Marie Saint-Cerny sur l’affaire du train « instoppable » (référence au film Unstoppable avec Denzel Washington et Chris Pine, de Tony Scott, 2010, trois ans avant la tragédie de Mégantic).

La BD respire le carnet de recherches avec des cartes, des croquis, des couleurs tranchées, tranchantes comme des lames de rasoir dans nos petits cœurs moribonds. Le style graphique est dynamique, enlevé et vif comme un train à pleine vitesse.

J’ai parcouru ses pages comme un TGV, tant j’ai été pris par ses images qualitatives, entre le rêve et la réalité, entre l’impression soleil consumant et la vérité nue et crachée sur le papier dans toute sa violence exacerbée par des rouges à la densité hypnotique et des couleurs froides abyssales qui vous absorbent corps et âme.

Une claque, vous dis-je ! Un plaisir fou à décrypter les expressions des personnages, mêlé à une douleur sourde et lancinante qui bat dans vos tempes comme les coups de semonce d’un canon. L’horreur vous saute à la gorge, et l’injustice, l’impunité odieuse des vrais coupables, l’indifférence des hautes sphères vous font remonter un goût de bile âcre dans la bouche.

Vous serez aphones, vides de toute énergie, et révoltés, si révoltés que vous voudrez hurler votre désespoir à la face du monde bien trop souvent sourd et aveugle à la détresse des invisibles, celles et ceux que l’on considère comme des pertes négligeables.

Indignez-vous ! Levez le poing ganté vers le ciel ! Dressez-vous ! Déchirez vos œillères, refusez les carcans, redoublez d’efforts et soyez ouverts, à l’écoute et prêts à défendre votre liberté ! Mégantic vous montrera la voie…

Capitalismortel

Anne-Marie Saint-Cerny a été témoin du monde d’après. Le cataclysme qui s’est abattu sur cette ville a fait 47 victimes, mais cette zone post-apocalyptique a connu d’autres chocs.

En effet, le seul à être livré à la justice et à la vindicte populaire est le conducteur. Il a poussé le train aussi, tant qu’on y est ! Il a été emprisonné, dénigré, fustigé et oublié comme toutes ces victimes spoliées de toute forme de justice.

Car au-delà de la violence de leur mort, au-delà de ce déluge de feu et ces détonations annonciatrices de l’Armageddon, la BD nous livre aussi la façon dont les autorités ont traité les survivants.

Expropriés, dépossédés d’eux-mêmes, rejetés à la mer de l’incompréhension comme tant de victimes collatérales des exploitations minières, forestières, humaines qui sclérosent le planisphère, ces humains hagards ont été relégués au rang d’ombres inconsistantes.

La moindre ressource doit être aspirée du cœur de la Terre, afin de servir les désirs tordus de l’Homme, cette créature paradoxale et emplie par le besoin de satisfaire sa soif d’or putride, sa faim d’argent acide, de gloire factice et de pouvoir fallacieux, au mépris du bien d’autrui.

Le capitalisme est une plaie sur le dos courbé de l’humanité qui creuse une Terre qui ne lui appartient plus, qui boit une eau létale, qui respire un air empoisonné et brûle dans les feux de sa propre avidité.

Le « capitalisse » tisse et détisse les écheveaux qui nous liaient les uns aux autres. Il nous sépare, nous clive, nous enclave et nous rend esclaves des poisons qu’il alimente en nous. Rien ne semble pouvoir arrêter sa course à l’excès, à la démesure, et le train, dans lequel nous sommes embarqués, et dont il est le conducteur fou, fonce tout droit vers un mur.

Et des BD de lutte, de témoignage, de révolte et de refus de l’oubli, comme Mégantic, ne sont peut-être que des coups d’épée dans l’eau pour les esprits étroits, mais pour d’autres, comme pour moi, elles sont des petites pierres lancées par des frondes dans la tête des Goliath qui dévorent le monde et le tuent petit à petit.

Pour conclure

Mégantic est mon méga coup de cœur de ce début de novembre (bon, d’accord, j’ai un coup de cœur chaque semaine ! Ne me jugez pas, please, je suis ainsi fait).

Tant par sa forme graphique que par son message décisif, tant par sa documentation précise que par sa véracité historique, Mégantic met un coup de heurtoir à la porte de notre ignorance. Cette BD nous alerte, nous met en garde contre des dérives qui, hélas, se retrouvent dans bien trop de couches de nos sociétés fiévreuses.

Oui, décidément, l’art pluriel ne se laissera pas faire par les dictats du monde de l’argent et du superficiel. Il relèvera le défi et entrera dans la lutte, afin que certaines consciences s’éveillent et ne soient pas dupes des masques avenants et des beaux discours, enjolivés par des bouches serpentines et veules.

Mégantic, un train dans la nuit, d’Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel, Écosociété, octobre 2021

Florent Lucéa

florent lucéa 2021

Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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Florent

Florent Lucéa a rejoint l'équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l'oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l'on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019. Depuis 2021, il dirige également la collection encre sèche des éditions Ex Aequo

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