[NOUVELLE] THIERRY GIRANDON, Les pluies partie 2
Découvrez Les pluies (partie 2), deuxième partie de la nouvelle que Thierry Girandon nous a gracieusement permise de publier. Retrouvez la première partie ICI.
Jean emporta la surprise chez lui et la posa sur le formica de la table. Ça avait l’air d’un cadeau d’anniversaire. Jean le déficela avec attention. Il fut surpris de découvrir la jambe d’un être humain. C’était la belle jambe d’une dame à la peau ambrée, une jambe droite. La jambe était longue et douce, fraîchement rasée. Elle avait été détachée du corps proprement, à l’aide d’une scie chirurgicale ou égoïne. L’entaille semblait vernie ou mastiquée. Au niveau de l’os, la moelle avait durci. La chair avait miraculeusement le satiné d’une jambe encore accrochée à un corps vivant. Devait-il la mettre au frigo ? Jean retourna fouiller les poubelles en espérant trouver l’autre jambe ou la tête de cette belle personne. Il ne trouva que la carcasse d’un poulet et une bouteille de lait. Jean décida de garder cette jambe et même de dormir avec cette jambe. Il avait une chance inouïe d’avoir trouvé cette jambe apprivoisée. Son lit était étroit et s’il avait trouvé un corps entier, il n’aurait pu dormir avec dans le lit. Une jambe était la compagne idéale. C’était beaucoup mieux qu’un bras ou que le corps d’une fillette. Les fillettes ont les cheveux longs et les mains sales. Et s’il n’avait trouvé qu’un cul ? Jean lava la jambe à l’aide d’un gant de toilette savonné. Il trouva entre les orteils de minuscules et mystérieux grains de sable. C’était une jambe des îles, la jambe d’une vahiné, olé, olé. Le reste de cette femme était peut-être dans le corps d’un crocodile ou d’un requin, ou vivait encore à l’intérieur d’un cachalot. Jean frictionna la jambe d’eau de Cologne. Il se coucha plus tôt que d’habitude et nu. La jambe était d’une douce tiédeur. Jean se rappelait du corps d’une femme. Les poils de son pubis étaient frisés et noirs et sentaient l’essence de térébenthine. Elle lui avait lavé le sexe au-dessus d’un lave-mains et Jean avait éjaculé sur la savonnette. La pute avait ri. Elle lui avait permis, lot de consolation, d’enfoncer son majeur dans son sexe.
-Fais avec ton doigt le geste de te curer le nez. Voilà. Tu reviendras le mois prochain, mon coco.
Jean se rappelait de la douceur de cette intimité avec mélancolie, du soyeux de la toison pubienne. Un poil était resté enroulé comme une alliance autour de son doigt.
Dans un demi-sommeil, bercé par la pluie incessante, Jean se jura de fouiller toutes les poubelles de la ville, jusqu’à trouver un bas de coton, de soie, ou résille. Il y aurait eu un bout de hanche, il se démerderait pour trouver un porte-jarretelles.
Au matin, une flaque d’eau s’étalait dans la cuisine. Jean fila aux chiottes à l’heure de la météo. Le présentateur faisait grise mine, en ciré. Le département était colorié en rouge. L’heure était à la vigilance, la rivière souterraine qui traversait la ville risquant une sortie par les caves et les grilles d’égout. Jean l’entendait gronder au fond du trou. Il suréleva son lit en calant les quatre tomes d’une encyclopédie sous les pieds. Il pleuvait de plus en plus fort, alors autant rester au lit. Il s’assura que la jambe n’eût pas froid. Un sang chaud et invisible irriguait cette jambe. Pouvait-elle parler ? Jean la questionna d’abord dans son mauvais français, avec quelques mots d’anglais, le refrain d’une chanson des Beatles, des insultes en polonais, les fragments d’un discours d’Hitler. Bolognaises ou à la Carbonara ? La jambe resta muette. Il essaya de la plier. Elle pliait parfaitement comme un double-mètre pliant. Ainsi, c’était la position d’une femme accroupie. La jambe allait-elle faire pipi ? Jean caressa la jambe sous le genou et les orteils frétillèrent. Il chatouilla la plante du pied et la jambe donna l’impression de se tordre de rire.
Il y avait dix centimètres d’eau dans la piaule. Jean s’en foutait maintenant qu’il avait trouvé cette jambe miraculeuse. Peut-être qu’un jour prochain, il lui ferait l’amour. Elle ne se moquerait pas de lui, elle. Les eaux gonflaient à vue d’œil et soulevaient le lit. Quelques étrons flottaient ainsi qu’un rat sur le cadavre d’un caniche. L’eau devait surgir des chiottes. Le lit devenu un radeau se retrouva dans la cour et tourbillonnant à la manière d’une toupie dans une cour d’école. Jean s’empara d’une tasse et fit le geste dérisoire d’écoper. Le lit fit la chandelle dans un remous et fut aspiré. Jean s’agrippait à la jambe dans un maelström d’appareils électroménagers encore sous garantie. Il était sorti de la cour et se retrouvait dans la rue Saint-Jean. Les gens aux fenêtres montraient leurs visages ahuris. Les prévoyants vêtaient des gilets d’un jaune fluorescent et des brassards aux bras de leur progéniture. La trappe du ciel était ouverte et tombait une lourde pluie et quelques moineaux assommés par les cordes et les hallebardes. Un hélicoptère était flou dans le ciel. Une banane flottait non loin d’un frigo ouvert. Des glaçons sautèrent du congélateur, promus icebergs avant de fondre comme dans un verre de whisky. Jean croisa une famille en canot pneumatique. Elle devait lâcher le lest de tout le superflu pour ne pas sombrer dans l’océan boueux. Même la gamine dut faire le deuil de sa peluche. Un nouveau-né fut attiré vers le fond par sa couche-culotte s’imbibant d’eau, rejoignant les objets trop lourds, les juke-box, les gazinières et les radiateurs arrachés du mur des salons. Jean filait parmi les arbres déracinés. Il reconnut les platanes de l’avenue Denfert-Rochereau. Une télé écran plat flottait comme une cagette et reflétait les cieux déchaînés. Du linge de maison à la surface de l’eau, des culottes sales en boule, des serviettes en suaire et des draps en linceul.
Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Thierry Girandon.
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