PHILIPPE SARR Les habitants du périphérique chapitres 7, 8 & 9 (fin)

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7

On attendit que Colomb disparaisse derrière une foule de journalistes et de caméras, puis, avec Ghislaine, on se rendit à une conférence intitulée « Comment accompagner dans leur réflexion transversale et décloisonnée les collectivités sur des sujets tels que l’accès aux soins, aux services publics, la création d’emplois locaux durables et non délocalisables ». La conf’ avait lieu dans un autre pavillon que le pavillon Aragon. Le pavillon Descartes. Salle Juliette Gréco. A l’entrée de cette dernière, des jeunes filles en tailleur distribuaient des documents aux contenus surprenants : des offres de prêts défiant toute concurrence.

Nous nous installâmes à l’arrière du pavillon, là où il y avait encore peu de monde. Ce n’était pas que le thème du jour ne nous intéressait pas, mais on avait des choses à se dire, manifestement. Et l’énergie que Ghislaine avait déployée une heure plus tôt devant l’entrée du pavillon Aragon à dénoncer les abus et l’attitude peu avenante des gens de l’USL à l’égard de ses potes du DAL, puis celle dépensée à soutenir visiblement son président, donnaient toutes deux à réfléchir et méritaient surtout quelques mises au point dans la plus grande éco-transparence qui soit, dixit Ghislaine elle même.

– Ecoute, commença-t-elle, cela va probablement te choquer, mais… bon… je suis la maitresse de Colomb… euh… attends deux petites secondes les deux types devant nous… je les connais…

On se leva et on alla se planquer dans un recoin près des chiottes. Des toilettes femmes nous parvinrent bientôt de drôles de bruits. Je me précipitai aux chiottes voir de quoi il retournait. Deux gars s’enfilaient l’une des nanas de l’accueil. Je fis celui qui n’avait rien vu ni rien entendu puis regagnai ma place aux côtés de Ghislaine.

– … et donc, à ce titre, reprit-elle, j’ai des infos concernant la présence de trois taupes au sein de l’association. Leur but ? Liquider purement et simplement, plus purement que simplement d’ailleurs, dans la mesure où elle poursuit, selon eux, une politique sociale néfaste et trop coûteuse, défend des valeurs jugées anti françaises et contraires aux intérêts de la nation, et organise en la finançant la criminalité dans les quartiers qui n’ont de populaire que le nom, car servant en réalité de planques retranchées aux jihadistes sous couvert de prétendues politiques de la ville… ce qu’ils disent bien sûr !

Je manquai tomber de ma chaise. Ghislaine que je croyais si sage, une petite nana aux cheveux auburn, coupés très courts, menue comme tout, au visage d’éternelle ado couvert de tâches de rousseur, embringuée dans un truc dingue digne d’un polar ? Choqué, je me rattrapai in extrémis en m’agrippant à l’une de ses cuisses au moment où j’allais perdre l’équilibre. Son souffle, précédant la chute qui s’annonçait, se mêla subrepticement au mien.

– Mais, me risquai-je, ne voulant surtout pas lui donner l’impression d’être débile, pourquoi ne dites-vous rien… je sais pas moi… alerter les médias, les autorités… pourquoi ne pas cracher le morceau ?

D’autres bruits se firent de nouveau entendre derrière nous. Cette fois plus aigus et suivis d’un long et profond râle. Ghislaine se retourna, quelque peu affolée. C’est rien, fis-je pour la rassurer.

– On a pesé le pour et le contre d’une telle initiative, reprit-elle. Ne rien dire, faire pour le moment l’autruche, cela revient à les laisser aller jusqu’au bout de leurs intentions. Le meilleur moyen donc de les prendre la main dans le sac. Agir dés maintenant, alors que d’autres des leurs sont parmi nous les soutiennent et avancent encore masqués, jouerait contre nous, indubitablement…

Ghislaine m’attrapa la main. Je profitai que l’on soit tous deux seuls et plongés dans le noir pour lui rouler une pelle. En agissant ainsi, de cette manière, je savais que je provoquerais la production de milliers de mitochondries dans mes cellules cardiaques et cérébrales. Et donc celle d’énergie à l’état pur ! On se regarda. L’un des intervenants prononça: « N’oubliez pas que le premier facteur d’insécurité dans nos quartiers, c’est d’abord le manque d’emplois ».

Je me penchai vers Ghislaine :

– Tu vois, je dis.

8

Ma demande de logement, avec son numéro unique, auprès des services sociaux de l’académie, avait reçu un bon accueil. Après que Lampade soit venue s’installer à la maison, avec en plus la perspective d’y accueillir une semaine sur deux ses deux gamins, j’avais procédé à quelques modifications, notamment concernant le nombre de pièces et de chambres. Aussi, leur service logement me proposait-il un appartement dans le quartier nord de la ville, que l’on surnommait la « ville invisible » vu qu’elle s’étendait sur plusieurs kilomètres. Le secteur avait récemment bénéficié d’un plan financier de restauration et de réhabilitation dans le cadre de la politique de la ville et dans le but avoué d’attirer les ménages dits « moyens », voire les cadres, et de redorer l’image d’un quartier qui en avait bien besoin depuis les dernières émeutes qui avaient vu flamber en une seule nuit le commissariat de police, une école maternelle, le théâtre « Aimé Césaire » et un gymnase, le seul en fait de la commune. D’après l’INSEE, le quartier était l’un des plus pauvres du département avec un taux d’activité très bas, un taux de chômage donc très élevé, particulièrement pour la tranche d’âge 18-25 ans. Aussi, seul un petit pourcentage d’entre eux avait entrepris des études universitaires et possédaient une formation susceptible de les rendre compétitifs sur le marché du travail. Aussi, l’on comptait plus d’ouvriers qualifiés et d’agents administratifs que d’ingénieurs ou de profs. L’habitat se composait pour l’essentiel de logements locatifs à bas coût (80%) et de maisons individuelles (20%). Et, pour noircir et alourdir un peu plus encore un contexte social et économique déjà bien hard, et assombrir davantage la réputation hexagonale d’un quartier déjà bien déficitaire dans ce domaine, la maison des jeunes, seul espace de rencontres et d’échanges digne de ce nom, vivait ses derniers instants, faute de subventions, et alors que la demande restait très forte.

J’appelai le service logement de l’académie qui me confirma l’offre. Pour l’heure, il s’agissait de l’unique T6 disponible. La personne que j’avais au bout du fil m’informa qu’un bon de visite m’attendait à la loge du gardien, et que j’avais trois jours pour donner ma réponse, sachant que deux autres couples avec enfants étaient également positionnés dessus. « Ni des blacks, ni des arabes (le mec était quand même gonflé de me dire ça !), mais des français… euh… de souche, quoi… un couple de policiers municipaux »… Ah ?… Ouais, on nous demande maintenant de favoriser la mixité sociale, de l’encourager…

Un peu énervé, j’appelai Lampade. Je tombai sur sa boîte vocale. « Coucou, c’est moi, Zondorn… On nous propose un T6 aux Alouettes… 900 euros le loyer TCC… Dis-moi ce que tu en penses… ».

9

Je rentrai me coucher, me réveillai tôt le lendemain, vers 7H00.

Je repoussai la couette au pied du lit. J’avais du transpirer comme un malade. Les murs de ma chambre, ce qui était énergétiquement normal dans un immeuble à basse consommation dit sans chauffage et donc à énergie passive, avaient changé de couleur, ce qui signifiait qu’ils avaient emmagasiné et stocké de la chaleur durant mon sommeil, celle que j’avais produite et qui servirait de chauffage d’appoint par les jours de grand froid afin d’assurer le meilleur confort d’hiver qui soit. Le système était assez coûteux. Toutefois, avec l’émergence de l’habitat participatif et des co-financements, on arrivait à réduire les prix globaux des bâtis pour au final obtenir un produit éco-normé, adapté aux besoins des locataires ou des propriétaires, respectueux de la jouissance de chacun. Ce que l’on nommait le « tiers secteur », dans une logique associative ou professionnelle, révolutionnait les pratiques en privilégiant les principes de sociabilité et de solidarité à ceux de la propriété privée, l’un des bastions de notre société, voire le fondement même du citoyen démocrate.

Je me levai, enfilai des vêtements. Les études les plus récentes en terme d’hygiène prouvaient qu’il n’était pas nécessaire de prendre une douche quotidiennement, que cela pouvait avoir pour conséquence la destruction d’une partie de la flore résidentielle, celle qui avait pour fonction de nous protéger des attaques bactériennes et virales. Le corps humain était à lui seul un conglomérat vivant et agissant constitué d’une multitude d’organismes qui, aussi étrange que cela pouvait paraître, cohabitaient avec la plus grande intelligence, cela sous une seule et même gouvernance, une sorte d’arche d’alliance très énergivore, soit dit en passant. Qui plus est, ça permettait d’économiser l’un des constituants les précieux de la planète, dans la mesure où ses réserves s’amoindrissaient. Je sortis de la salle de bain, me préparai un café. Deux sucres en morceau de calibre moyen. Plus les deux croissants encore tout chauds que Ghita était venue déposer devant l’entrée de ma chambre avant d’aller faire son marché. En dépit d’un début de grippe, j’étais dans une forme quasi végétale! Disons, pour filer la métaphore, que j’avais le sentiment d’être un arbre multi énergétique dont les branches de couleurs différentes se déployaient harmonieusement, à la fois frêles et massives, dans l’espace du dehors. C’est cela qui importait le plus, finalement. Que l’énergie puisse circuler partout et librement. Pas de jaloux, quoi ! Pas de rupture de liens. Pas de ségrégation. L’équilibre parfait !

Je me levai pour enfiler mon blouson, rangeai ma tasse de café, me débarrassai de quelques déchets dans la petite poubelle aux pieds du lit, vérifiai que j’avais bien sur moi les deux bouquins : celui de Spinoza et de Henry Miller. Convaincu que j’étais à fond dans ma petite révolution énergétique. Que je n’allais pas tarder à en devenir l’un des hérauts, à ma façon.

Je pris le train vers midi, puis reçus un message de Coline dans lequel elle me demandait si j’avais avancé dans ma synthèse et si je pourrais être en mesure, d’ici demain, de lui transmettre, par mail, mes compte-rendu sur les trois conf’ auxquelles j’avais assisté. Je commençais :

« 1er temps fort : Mixité sociale – Lutte contre la ségrégation : il est rappelé avec insistance que la Mixité sociale inscrite dans la Politique de la Ville (en France) : pour autant encore des progrès à faire : revoir politique de peuplement + loyers hors quartier politique de la ville trop élevés… d’où ghettoïsation des personnes précaires dans quartiers intégrés à la politique de la ville… Idées : loyer unique quelque soit le quartier hors ou pas PV… augmenter plafond d’accès au logement social… passage à la « surface utile » (plus grande objectivité)… Pour les autres temps, voir directement sur votre site…

Cordialement ;

Z. ».

Pas sûr qu’ils me suivraient !

Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Philippe Sarr.

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