PHILIPPE SARR Les habitants du périphérique chapitres 5 & 6

Retrouvez les chapitres précédents ICI (chapitres 1 & 2) et ICI (chapitres 3 & 4)

J’étais rincé. Mine de rien, un cerveau en ébullition, c’est plus de 20% de votre capital énergétique qui part en fumée, alors qu’il ne représente en moyenne que 2% du poids du corps. A titre d’exemple, un joueur d’échecs disputant une partie contre un adversaire chevronné voit sa fréquence cardiaque augmenter, ce qui a pour effet immédiat un apport supplétif d’oxygène et de glucose au cerveau (qui en est un gros consommateur, au détriment bien sûr des autres organes). Il a été calculé que la dépense énergétique d’un tel joueur après vingt minutes d’efforts répétés était d’environ 45 kcal. Ce qui est comparable à ce qu’un cycliste dépense après 8 minutes de pédalage d’une intensité moyenne. Cela confirme en fait l’idée selon laquelle le travail intellectuel et certaines pratiques sexuelles sont incompatibles. Un effort intellectuel d’une durée suffisamment élevé pour entraîner une élévation de l’afflux sanguin en direction du cerveau et donc de la consommation énergétique (une consommation à coût élevé puisque le cerveau puise alors, pour rendre vos pensées viables et cohérentes, directement dans vos réserves de glucose, d’où cette supposition selon laquelle nos idées seraient « sucrées »), et il s’ensuit très vite une atrophie du pénis dont la taille et la grosseur en de telles circonstances diminuent de plus de la moitié (on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre). Une exception toutefois à cette règle : certains fantasmes sexuels très énergivores ne provoquent pas, eux, de rétraction !

*

Aussi, c’est plutôt dans une forme très moyenne que je me rendis à la cité de l’Eole, là où se tenait le congrès. La responsable de l’USL n’étant toujours pas arrivée, j’allai me promener parmi les stands. Parfois, symptôme du libéralisme, une aguichante demoiselle se jetait en travers de ta route une coupe de Champagne à la main ou un assortiment de petits de fours soigneusement alignés sur un plateau d’argent (certains avaient sorti leur argenterie, sur un mode « séduction »). Au total, c’était plus de cinq cent exposants présents et répartis sur les quatre pavillons. Ca allait du fabricant de fenêtres au cabinet d’urbanistes en passant par le spécialiste du BBC et des matériaux innovants dans le domaine de la conservation de l’énergie. Au bout d’un quart d’heure, il était pas loin de 10h15, j’en eus toutefois ma claque et allai me replanter devant le centre de ressources, là où Coline et moi devions nous retrouver. A moitié branlant, je partis m’asseoir sur un pouffe devant un écran de télé qui proposait un reportage sur les énergies neutres, bouffai une barre de céréales, les deux croissants de Ghita ne m’avaient pas suffit, puis sortis de la sacoche qu’on m’avait remis à l’accueil un document intitulé « Comment un individu au repos consomme-t-il autant d’énergie ou presque que lorsqu’il est stimulé ». Il y était question d’énergie noire. De cette énergie qui était l’une des composantes essentielles de notre univers et dont la présence à l’intérieur de notre cerveau ne faisait plus aucun doute. A quoi cette énergie servait-elle ? Personne n’en savait rien. Tout juste pouvait-on affirmer que notre cerveau dépensait beaucoup d‘énergie, même en l’absence de stimulation. Et donc que notre cerveau, cet organe noble parmi les organes nobles, pouvait avoir un mode de fonctionnement autonome en dehors de tout stimuli. Et que cette activité dite spontanée corroborait l’existence de cette énergie mystérieuse. Par activité spontanée, il fallait entendre les rêves, les processus cognitifs inconscients.

J’aperçus Coline prés d’un stand de matériaux, des trucs à base de paille concassée dont on revêtait les façades pour limiter les pertes de chaleur. J’allai à sa rencontre, lui tendis la pogne, elle avait les mains hyper moites, comme moi. Vêtue élégamment – elle avait un côté Lauren Bacall. Zondorn ? demanda-t-elle. Oui, fis-je en la regardant cocher un nom, sans doute le mien, sur une liste. Où était ma jeune collègue, celle spécialisée dans le logement et qui devait me rejoindre ici même ? Je n’en savais rien. Malgré les messages que je lui avais laissés, elle ne s’était pas encore manifestée. C’est pas grave, mais bon, c’est juste que vous allez devoir vous farcir, si je puis dire, TOUTES les conférences du Congrès, et dieu sait s’il y en a, en plus des rencontres pros ! Hein, je lâchai naïvement. Je plaisante, bien sûr (la salope, pensai-je, alors que je m’étais mis à rougir et qu’une sueur nauséabonde ruisselait sous mes aisselles, preuve irréfutable que sa réplique avait fait mouche d’un point de vue physiologique !). Si votre collègue devait ne pas se présenter au Congrès, rendez-vous aux conf’ qui vous intéressent et faites vous plaisir surtout ! Oui… je fis en hochant du chef.

J’allai récupérer ma sacoche USL de conférencier, puis me boire une bière et manger une salade du coin, un truc hyper calorique dans l’un des nombreux bars du site. (Ici, au pavillon de la transition énergétique », on ne plaisantait pas avec la bouffe !). Je terminai ma bière, une blonde dégueulasse qui avait un léger arrière goût de paille concassée, avalai mon reste de salade, puis retournai au centre de ressources voir si Coline y était encore. J’avais oublié de lui demander son numéro de portable au cas où. Selon l’une des hôtesses, une petite brune ravissante et bien potelée, elle venait de quitter le pavillon et ne reviendrait sans doute qu’en début d’après-midi.

Le pavillon des « Transitions énergétiques », celui où j’étais donc, était l’attraction de la foire, là où les plus beaux stands étaient réunis. Il était aussi celui qui abritait les plus grandes salles de conférences. J’en fis le tour rapidement, m’arrêtant sur certains stands pour y amasser de la doc. Puis, comme il me fallait absolument joindre Coline pour savoir si elle avait eu des nouvelles de ma jeune collègue, j’appelai Lampade.

– Séduisante ?

– Non.

Coline ? Pas mon genre, quoique ! Ce petit battement de cœur surnuméraire au moment où je l’aperçus discutant avec le président de l’USL, un type aux traits débonnaires, un peu plus tôt…

6

Le numéro de Coline en poche, je quittai le pavillon Aragon.

Ghita m’avait laissé un message dans lequel elle s’excusait pour son comportement de la veille. Ce n’était pas dans ses habitudes d’importuner ainsi ses jeunes locataires. Reconnaissait n’avoir pas su se contrôler. Mais fallait la comprendre. Depuis son divorce récent, sa vie sexuelle en avait pris un sacré coup. Alors, qu’un si beau jeune homme, ouvert qui plus est, fort aimable, lui fasse l’honneur de sa docte présence, cela l’avait mise dans un réel émoi et l’avait, je devais lui passer l’expression, retournée comme une crêpe. Le fait est que je ne lui en voulais pas. Je comprenais. La vie sexuelle des personnes âgées, dans une société qui n’avait d’yeux que pour ses couilles et son nombril appartenait aux problématiques de notre époque dont la part d’énergie consacrée au sexe, d’une manière générale, se mesurait avec une extrême précision. Les sociologues s’y étaient déjà penchés, avaient mis le doigt sur certains phénomènes qui pouvaient paraître contradictoire. Si une majorité d’entre nous (mis à part ceux qui avaient différé celle-ci) se vantaient d’avoir une sexualité épanouie, en réalité, et dans les faits, c’était loin d’être le cas. Nombreux étions nous, accaparés par toutes sortes de tâches quotidiennes professionnelles ou ménagères à y consacrer au final peu de temps, alors que le mot d’ordre de nos sociétés libérales était : « BAISEZ. EPANOUISSEZ-VOUS. DONNEZ LIBRE COURS A VOTRE LIBIDO, QUELLE QU’EN SOIT LA FORME : DESIR SEXUEL, DE CONNAISSANCE… ».

Je sortis, me retrouvai donc sur une grande esplanade. Comme un fait exprès, j’avais gardé mon blouson qui me servait aussi de sac à dos. J’y avais fourré quelques bouquins – mon « Traité théologico-politique » de Spinoza, et un Henry Miller – « Sexus »!

Le soleil tapait méchamment. Si fort que les veines de mes mains menaçaient d’exploser. L’air, la bulle à l’intérieur de laquelle je me déplaçais, était à deux doigt de m’absorber et de m’engloutir, de pomper toute ma substance vitale. Me serais-je retrouvé dans un trou noir que l’effet n’en aurait pas été différent.

J’allai m’asseoir sur un banc, ôtai mon blouson que je roulai en boule puis déposai à côté de moi. Devant, un peu plus bas à quelques dizaines de mètres, des gens entourés d’un cordon de CRS distribuaient des tracts. Une banderole bien visible indiquait qu’il s’agissait de membres du DAL. Ils reprochaient aux organisateurs du Congrès, aux représentants de l’USL, de leur en avoir interdit l’accès. On y parlait d’ostracisme, de rejet, de discrimination. Y réclamait « la baisse des loyers, la suppression de la « 3é ligne », laquelle envisageait de faire supporter le coût des travaux de rénovation thermique dans les logements aux locataires les plus précaires, l’arrêt des expulsions (les sociétés de HLM y avaient encore trop souvent recours). Y clamait à gorge déployée et avec une pêche incroyable « UN TOIT C’EST UN DROIT ! ». Autant de revendications qui tranchaient singulièrement avec le faste arboré par certains stands de la part des exclus de la Jouissance Permanente et du Gaspillage organisé.

J’attrapai ma sacoche de conférencier, puis jetai un œil sur deux nanas du DAL qui venaient de se détacher du groupe de manifestants. Je reconnus l’une d’elles. Il s’agissait de la jeune collègue que je recherchais ! Vêtue comme Ghita : longue robe rouge, veste patchwork, sandales de cuir à l’effigie de la région du Larzac, elle m’adressa aussitôt un signe puis se mit soudain à hurler des trucs dans ma direction : « Ils ne veulent pas nous laisser entrer! Veulent nous expulser ! Mais nous ne bougerons pas. Le peuple de France, les oubliés du Jouir Global et de la Jouissance Permanente doivent savoir qu’ici on nous prend pour des cons et qu’on ne met pas de gants pour nous le faire entendre ! Et que toutes ces lois, DALO, entre autres, censées protéger nos droits et nous mettre à l’abri des accidents de la vie que sont le chômage, la précarité, ne sont qu’illusions… ». Elle s’interrompit, puis reprit : « Tu vois, Cindy, la jeune femme qui est à mes côtés, elle a divorcé il y a un an, est maintenant au chômage, et est à la recherche d’un toit! En attendant que les gros pontes de l’USL veuillent bien accéder à sa modeste demande, elle a rejoint il y a peu ceux que les médias appellent si poétiquement les «habitants du périphérique », et n’a en guise de toit qu’une malheureuse cabane en bois. Et je peux t’affirmer que ça n’a franchement rien de romantique… On est pas dans du Kerouac, là… Et en aucun cas Cindy veut devenir une « clocharde céleste »…

Son intervention me fila un sacré coup de chaud. En refroidit plus d’un parmi les jeunes conférenciers présents sur l’esplanade. Sans doute des types qui bossaient dans certaines de ces nombreuses boites exposantes venues vendre leur savoir-faire en matière de constructions et d’habitats innovants en tous genres dans le cadre de la transition énergétique, nouveau cheval de bataille de toute une société partagée entre désir de transformations et contraintes économiques, dans un contexte de changement climatique dont il allait falloir tenir compte, désormais.

Je laissai la jeune collègue à ses revendications puis retournai faire un tour dans le Pavillon. La rumeur circulait selon laquelle le Président de la République en personne ferait une allocution en salle plénière lors de la journée de clôture. Un discours très attendu. Les différentes politiques de réhabilitation avaient non seulement fait naître une myriade de sociétés proposant des projets innovants pour accompagner les responsables de collectivités sur le chemin ardu de la transition énergétique, mais aussi des organismes de financements, lesquels étaient aussi acteurs dans le processus engagé. Aussi, il était clair que l’état avait un rôle majeur à jouer dans ce registre là, et notamment dans le calcul des taux d’intérêts, levier essentiel, que chacun souhaitait le plus bas possible. Ce qui, corollairement, devait avoir pour conséquence non négligeable une réduction sensible des charges locatives, et donc incidemment, un amoindrissement des risques de précarisation pour les ménages les plus exposés (familles monoparentales, entre autres).

Je repassai par le centre des ressources. Étonnamment, Ghislaine, la jeune collègue du DAL, était là, bavardant tranquillement avec Coline et Colomb, le président de l’USL, lequel lui parlait de chauffe-eau thermodynamique, et des fameuses certifications pluricritères en terme de normes censées encadrer les fameux projets innovants. J’eus un second coup de chaud, un truc dingue qui fit que je me mis à suer comme un bœuf, d’abord de part l’étrange découverte que je venais de faire, puis de part la chaleur qui régnait dans le pavillon qu’un problème soudain de ventilation avait mis en surchauffe. Je sortis un Kleenex de ma poche de blouson, m’essuyai le visage promptement puis allai me débarrasser du mouchoir jetable dans une poubelle proche d’un stand tenu par des spécialistes du revêtement de façade. Ghislaine remarqua mon petit manège :

– Zondorn !

– Oui !

Ghislaine, très intelligemment, avait troqué sa longue robe d’indignée thermodynamique comme elle ne tarderait pas à se qualifier elle même, contre un tailleur très classe couleur mauve. Colomb, le président de l’USL, me remarqua à peine – « ah, tiens… ». Sans doute que sans l’intervention de Coline dont l’appréciable et généreux décolleté me donnait des palpitations, ne m’aurait-il même pas calculé. Il me tendit la main. Colomb passa à un sujet beaucoup plus grave. Il était à présent question de gouvernance, d’un triumvirat constitué d’élus aux intentions inquiétantes qui envisageait une prise de commande de l’USL dès la fin du Congrès. Ce qui, bien sûr, serait catastrophique sur le plan humain et pour l’avenir du logement social en général.

Je sortis un autre mouchoir jetable, j’étais au bord de l’explosion, tous mes repères s’étant d’un coup brouillés. Il me fallut une tonne d’énergie, une grosse pioche dans mon capital énergétique pour tendre le bras et lâcher le Kleenex détrempé dans la poubelle des spécialistes du revêtement de façade.

Tout de même, j’en profitai pour leur chiper une poignée de petits fours au foie gras.

Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Philippe Sarr.

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