JIMMY TRAPON, Dans les bras d’Epialès
Découvrez la plume de notre auteur du mois.
Cet extrait du roman Des nouvelles du nord de Paname – carnet de routines -, Dans les bras d’Epialès, vous permettra de vous faire une idée assez juste de la plume de Jimmy Trapon. Ici, un réveil plus que mouvementé, sorte de cauchemar azimuté à la Boris Vian en plein bad trip. La poésie est là, elle suinte littéralement au travers des mots, tout comme cette impression de mal-être qui pèse sur l’estomac. Gueule de bois carabinée, songes alcoolisés, ou dépression nerveuse au dernier stade avant l’arrêt final, avant fibrillation ventriculaire, ou simplement delirium tremens aigu ? Pas d’autre choix pour vous que de vous précipiter sur le roman qui, même si ça ne saute pas forcément aux yeux avec cet extrait, ne manque pas d’humour.
Dans les bras d’Epialès
J’entends des cris dans la rue. Je me lève de mon plume. Je suis dans ma carrée. Seul. Mon yucca dégarni comme unique compagnon. À ma fenêtre, des putes et des camés se passent le relais. Chacun vers sa ligne d’arrivée. Les voitures tremblent. Défilé de narines déglinguées sur les capots crasseux. Les flammes des briquets sont
des étoiles filantes cachées sous des nuages toxiques. Des lumières vagabondes. L’entre deux mondes. Le jour se lève. Peut-être qu’il se couche. Je ne sais pas vraiment. Peu de lumière. Le temps est sombre. La nuit est sans doute éternelle dans ce bout de Paname. J’allume un cigare. Un cubain. Et je tousse en fumant. Je bois du vin directement à la bouteille. Rouge. Comme les yeux d’un matou qui tente d’attraper son ombre dans le ciel. Il a une tête d’humain, ce chat. Ses griffes n’atteignent pas l’ombrage qui vient de se poser sur un nimbus désespéré. Le bus 153 déambule le long de l’avenue. Il zigzague. Il klaxonne. Probablement que ses freins ont lâché. Le Président Wilson est au volant.
Il porte un chapeau d’aviateur. À l’arrière de l’engin, un contrôleur poinçonne des lilas. Sort un flingue et se tire une balle dans la tempe. Trois pigeons relèvent le bec. L’un d’eux souhaite s’envoler mais il n’a plus qu’une aile. Alors, il tourne en rond. Comme un vieux zinc abandonné. Il y a des poussettes attachées sur le toit du bus. Des mômes
sans âge et sans visage balancent des pierres à son passage. Les vitres explosent. Et des rires vermineux se faufilent à l’intérieur de la carlingue verdâtre. Je suis Woodrow, qu’il gueule, le Président Wilson, le vingt-huitième. Je n’entends pas la suite. Je suis debout sur le rebord de la fenêtre. Le quatrième étage. Peut-on crever en se jetant d’ici.
Je termine ma boutanche, la laisse tomber en bas. Tout en bas. Elle rebondit au sol comme une balle de tennis. Me revient dans les mains. J’avance d’un pas. Vais-je sauter dans le vide. Peut-être que je sais voler. Je ferme les yeux. Dans un frisson de peur.
J’ouvre les yeux et je n’ai pas bougé d’un cil. Plus personne dans la rue. Seulement ce ciel couvert d’obscurité grincheuse. J’ai chaud. Je crève d’une chaleur suffocante. Je retourne me coucher. Mes draps sentent un mélange de foutre et de sueur. Je me tords sur ce matelas de braises. J’attrape une bouteille d’eau que j’avale d’une traite. Des
phrases me viennent en tête. J’allume une lampe de chevet. Sors mon petit calepin pour noter des idées. Un ange se pose sur mon paddock. Tout blanc comme un flocon de neige. Une femme nue comme un ver avec des ailes tatouées sur tout le dos. J’ignore si j’ai sauté. Peut-être bien que je suis mort. Elle se lève. Décroche un gilet noir dans mon
placard. Un vieux morceau de laine qu’elle enfile et qui recouvre presque tout son corps. Elle se dirige vers la fenêtre. Elle observe le vide en fumant une Lucky. Sait-elle que je suis là. Elle est plongée dans des pensées, qu’elle ne me laisse pas pénétrer. Les feuilles de mon carnet sont vierges. Je reste silencieux. Je contemple la scène. Inquiet.
Curieux. Je me demande encore si je suis mort. Et si je suis au Paradis ou bientôt en Enfer. Je frissonne et me glisse sous les draps. Elle ouvre un boîtier en acier qu’elle cachait sous son crâne. Y dérobe une poignée de pensées de quelques milligrammes. Je tends la main pour attraper ne serait-ce qu’un extrait. Rien. Je ne parviens à saisir
que des morceaux de mystère. La fumée qu’elle recrache danse dans l’air. Avec des petits pas bien mesurés. Comme les rats d’opéra. Le cendrier posé sur le rebord de la fenêtre dégueule des dizaines de mégots. Je fume trop, qu’elle soupire. Sa voix est basse.
J’écris des lignes transparentes. Des mots trop silencieux. Elle retourne s’asseoir sur le rebord du lit. Elle ôte mon gilet noir et s’allonge près de moi. Est-ce donc un ange. Ou suis-je en train de l’inventer. Ses cheveux longs et blonds naviguent dans l’air comme les gondoles dans les rues de Venise. Son parfum mélangé au tabac lui donne
une odeur de vanille. Elle se redresse d’un coup. Semble avoir vu quelqu’un. Pas moi. Puisque je ne suis pas. Les réverbères forment d’obscures silhouettes qui se promènent sur son visage fermé. On lui embrasse le front. Les yeux. La bouche. Les seins. Des mains trop maladroites osent même quelques caresses sur son sexe doré. Est-ce un sourire qui se dessine. Ou le rictus du spleen sur le coin de ses lèvres. Elle a des cicatrices sur la joue gauche. Et des blessures qui hurlent à l’intérieur. Elle n’est pas la plus belle. Mais jolie tout de même. Touchante. Une bobine pleine de tendresse que les silhouettes déroulent pour voir jusqu’où elle peut aller. Mon regard se fatigue. J’éteins la lampe de chevet et ferme mon carnet. L’ange se lève. Elle est debout. Élégante et gracieuse. Elle semble de nouveau chercher quelqu’un. Ou quelque chose. Elle flotte. Elle joue avec l’apesanteur. Ressemble au papillon des champs dans un été brûlant. Virevoltant de brindille en brindille. Au gré du vent, de ses désirs. Pour profiter d’une dernière journée. Une ultime journée. Avant de succomber. Elle se retourne mais elle ne me voit pas. Ses grands yeux verts et gris sont muets sur mon corps invisible. Alors elle ouvre la fenêtre et ressort son boîtier en acier. Mon parquet craque. Ses pensées valsent sous son nez. Et elle s’envole avec.
J’ouvre les yeux. Je suis couché sur le carrelage de la cuisine. En position fœtale. J’ai froid. Si froid que mes dents claquent les unes contre les autres. J’ai dû trop picoler et m’endormir. Je n’en sais rien. Aucun souvenir. J’entends M.J qui chante sous la douche. Des phrases en anglais que je ne sais traduire. Je me relève en m’agrippant aux meubles. Une pyramide de vaisselle sale déborde dans l’évier. Du pain se perd dans une poêle couverte d’huile. Je suis nu. Qu’est-ce que j’ai bien pu foutre. J’enfile des chaussettes pour éviter la crève. M.J chante faux. J’entre dans la salle de bain. Le rideau est ouvert, il y a de l’eau partout. M.J a de la mousse dans les cheveux. Elle fait des bulles. Et entre à l’intérieur. Éclate les bulles avec son doigt. Et recommence encore. Elle m’invite à la rejoindre dans le bain. Des perles d’eau brûlante coulent du plafond. Elle a des morceaux d’océan dans les yeux, M.J. Elle me tourne le dos. Je me colle derrière elle. Ses fesses contre mon sexe. Je lui embrasse la nuque. Ses seins se durcissent sous la paume de mes mains. Je lui demande qu’elle me passe le savon et elle me tend des fleurs de coquelicot. Le bouquet rouge se décompose aussitôt dans mes pognes. M.J se retourne et m’embrasse. Je lui dis que je l’aime et elle se met à rire à cause de mes chaussettes aux pieds. Pourquoi tu m’aimes, qu’elle me demande. Parce que la Terre est ronde, que je réponds. M.J sort de la douche. Enroule une serviette autour de ses cheveux mouillés. Des filets d’eau serpentent sur son corps infernal. Elle fouille dans sa trousse de toilette et en sort un pinceau. Elle le regarde un long moment et puis elle se dirige vers la cuisine. Je suis ses traces de pas humides qui se dévoilent sur le parquet. Elle s’arrête et se tourne vers moi. Elle observe de nouveau le pinceau dans sa main. J’avance encore un peu mais M.J se recule. Elle lève haut le pinceau et se l’enfonce au fond de l’œil. Elle l’imbibe de sang et puis dessine un cœur et un sourire à l’intérieur. Je veux hurler mais je reste sans voix. M.J ouvre à présent la porte du frigo. Rien que le vide. Comme le bord d’une falaise mais sans décor à l’horizon. Elle me regarde une dernière fois et se jette dedans. J’entends un cri lointain et puis plus rien. M.J a disparu. La porte se referme. Je l’ouvre de nouveau. Un mur de briques.
On sonne à l’interphone. J’ouvre les yeux et sors du lit. Mon pyjama me pique le cul. Je vais chercher une chaise dans le salon. Je grimpe dessus pour attraper le combiné. La voix de maman est en colère d’avoir trop attendu. J’appuie sur le bouton avec une clé gravée dessus et je file me planquer. Je suis dans le salon. Sous la table, parce que
la nappe est longue. La nappe est bleue comme une orange pourrie. Je me gratte le derrière et mon doigt sent la merde. Maman ferme la porte. Les murs tremblent de peur. Elle dépose son trousseau sur un crochet en bois. Ses pieds sont des bergers allemands qu’elle tient difficilement en laisse. Ils reniflent le sol pour savoir où je suis. Ils aboient et sont tout proches de me croquer les jambes. J’ai la trouille. Je suis paralysé. Mon frère est dans la chambre. La nôtre. Il termine ses devoirs. Maman se pointe et le corrige avec une règle en fer. Il traverse en courant le couloir. Il a du sang qui coule de ses narines. Les chiens hurlent à la mort. Où est-il, qu’ils s’étranglent. Mais où est-il passé, cet enfant de malheur. Mon pyjama me gratte encore et mon odeur empeste. J’ai envie de pisser mais je n’ose pas bouger. Maman finit par s’allonger. Sur le vieux canapé en velours. Elle allume la télé. Elle mange les bonbons qu’on nous avait donnés, à mon frère et à moi. Elle rigole à des blagues que je ne comprends pas. Je
reconnais la voix de ce présentateur. Je me gratte encore et je me pisse dessus. Je suis la puanteur. Je vois le filet jaune qui coule vers la télévision. Je cours. Je cours jusqu’à la chambre et mon frère n’est plus là. Maman est assise sur mon lit. Elle me regarde sans me voir. Elle a ce long couteau pointu dans la main droite et elle se troue les
tempes avec. La lame tombe sur mes jouets. Maman sanglote alors je m’approche d’elle pour lui tenir la main. Son regard vert est tout statique. Nous sortons de la chambre. Maman est devant moi. Ses cheveux ressemblent aux branches d’un arbre agonisant. Je sens ma main qui étouffe sous la sienne et mes phalanges qui craquent. Maman me pousse par terre. Ma tête rebondit sur le sol. Elle m’enjambe. Ses dents sont comme des pics à glace. Ses yeux sont jaunes comme la pisse dans mon froc. Je me débats mais ça ne sert à rien. Elle plante ses ongles sous ma chair pour me trancher la gorge. Je ferme les yeux. J’ai mal.
Je remonte les paupières. Le môme me tète le petit doigt. Bien campé dans mes bras. Il a une dent qui pousse. Et une deuxième. Une troisième. C’est toute sa dentition qui vient de se former d’un coup. Son visage devient celui d’un homme. Il m’arrache l’auriculaire et le recrache par terre. Je souffre. Du sang gicle dans l’air. Il se marre d’une voix grave. D’un rire gras. Sa mâchoire est large. Une épaisse barbe noire recouvre ses joues rondes. Il se dirige vers sa table à langer. Ouvre un tiroir et en sort une bouteille de vin rouge, qu’il débouchonne avec facilité. Il range le bouchon tout au fond de sa couche et me sert un grand verre. Je bois avec lui. Il parle avec vulgarité. Me montre des tatouages insensés sur ses bras. Il me raconte qu’il sort tout juste de prison. Qu’il a buté un mec dans un braquage qui a trop mal tourné. Je me demande si c’est vraiment le môme. Je me demande aussi où j’ai bien pu merder. Partout. Partout. Partout, que des voix hurlent, un peu partout. Je ferme les yeux et me bouche les oreilles. Les voix s’arrêtent et le calme revient. Le môme rajeunit. Retrouve son corps de nouveau-né. Sa douceur. Je le prends dans mes bras et sens qu’il a sommeil. Je lui chante une berceuse mais les paroles ne veulent rien dire. Les mots sont tout
désordonnés. Je recommence. C’est encore pire. J’entrevois mon reflet sur un jouet en acier. Ma langue est noire. Je perds mes dents. Le môme s’est endormi et mes cheveux lui tombent sur le visage. Ma peau est élastique. Je tire dessus et elle s’arrache. Bientôt, je n’aurais plus aucun visage. J’embrasse le front du môme. Sa fontanelle s’agite au-
dessus de son crâne. Je me sens faible. Je ne sens plus mes jambes. Je lâche le môme. Il tombe au sol. Je le relève. Et le relâche encore. Plus aucune force. La douleur le réveille. Ma gueule cassée l’effraie. Dans un ultime effort, je le dépose dans son berceau. Le berceau est sans fond. Le vide l’emporte. Le vide l’absorbe comme l’eau s’échappe au fond d’un lavabo.
Je hurle. Mais aucun son ne sort. Le danger rôde dehors. Et le danger approche. Des hélicos survolent le pavillon. Les murs sont des portes. Laquelle dois-je emprunter. J’ignore par où aller. Je fais dans mon froc. Je me sers un whisky pour me détendre un peu. Je le bois en pensant qu’il sera le dernier. Faudrait que je me sauve par la fenêtre
de ma chambre. Elle donne sur le jardin. Peut-être que la voie est libre. L’herbe est aussi grande que moi, je pourrais m’y cacher. On frappe à la porte. C’est eux. Je vais dans le salon. M.J est allongée sur un canapé-lit avec un autre type. Je le connais mais je ne sais plus d’où. Elle me regarde. Indifférente et provocante. Me dit que c’est fini. Nous deux. Je m’approche et la gifle. Le zig s’interpose. Je dégaine mon calibre et lui tire dans les couilles. Il s’effondre de rire. M.J le chevauche et ils baisent sous mes yeux. La porte d’entrée grince toujours quand elle s’ouvre. Ils sont là. Il faut que je me barre d’ici. Je fourre du pain dans le fond de mes fouilles. Je passe par la fenêtre. Je rampe dans le jardin. L’herbe est brunie. Asséchée par le soleil brûlant de cet été caniculaire. Il y a des vipères et l’une d’entre elles me mord au niveau de la gorge. J’étouffe mais j’avance malgré tout. Je fuis. Je tombe sur un cours d’eau. De la flotte dégueulasse qui s’échappe de tous les gogues environnants. Qui plonge dans les égouts. Des avions tombent du ciel et le vacarme est incessant. Du bruit. Beaucoup de bruit. Des hurlements. De la fumée. Et de la mort. Ils sont à mes trousses et je n’ai plus le choix. Je rentre dans l’eau sale. Doucement. Lentement. J’évite de provoquer la moindre
ondulation. Des excréments remontent et je voudrais vomir. Je laisse le courant me porter. Ils arrivent. Sont juste derrière moi. Je ne laisse que mon blair sortir à la surface de l’eau. Pour pouvoir respirer. Trop tard. Ils me voient. Des rafales de plombs me transpercent la peau. Je bois la tasse. Et je me noie.
Gainsbourg chante mon réveil. Sa chanson de Prévert. Cinq heures et quarante-cinq minutes. La fenêtre est ouverte. J’ai tant transpiré que j’ai le corps gelé. Je fixe mon plafond. Ça cogne sur les murs. Ça hurle dans la rue. Je me lève de mon pieu en me tenant aux murs. Aux quelques meubles qui hantent mon appartement. J’enfile un falzar. J’allume la cafetière et décapsule une bière. Putain, que je me dis. Nuit d’agonie classique dans les bras d’Epialès. La journée n’est pas commencée qu’elle me paraît déjà flinguée.
L’extrait du roman Des nouvelles du nord de Paname, Dans les bras d’Epialès, est publié avec l’aimable autorisation de Jimmy Trapon.
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