FABRICE DÉCAMPS On dit que ça en laisse (partie 1)
Les cris d’un bébé dans la nuit. La mère soupira, remua, alla pour se lever.
« Laisse-le ! grommela le père.
— Mais, Bastien, tu l’entends ? »
Les cris redoublaient dans la chambre voisine. Le tout petit Pierre plongé dans une nuit plus épaisse.
« Ça oui, je l’entends, recouche-toi ! Il ne doit pas s’habituer à ce qu’on soit toujours là pour lui. »
« Pierre ? »
Elle tient la chemise.
« Oui, ma chérie ?
— C’est quoi ces traces rouges sur le col ? »
Pourtant préparé à la question, Pierre Rastro regarde sa femme d’un air ahuri des moins crédibles.
Tout gosse, déjà, comme un tissu passé au fer chaud, il avait pris le pli d’entendre son père lui répéter :
« Tu veux devenir quelqu’un dans la vie, n’est-ce pas ? Alors tu ferais mieux d’écouter et de faire ce que je te dis. »
Conseil avisé, mais désintéressé, d’un père aimant et bienveillant ? Passe ton tour. Ça sentait le diktat à plein nez, formulation véhémente d’un impératif absolu, fais tout comme moi, fiston, ou tu ne seras rien ni personne. Il est vrai que Bastien Rastro avait très bien réussi, pour ce que ça veut dire.
« Tu crois que c’est en rêvassant que je suis devenu l’heureux dirigeant du plus important réseau de pressings en Europe ? »»
Si la famille était alors à table, achevant le ragout du dimanche, il se rejetait en arrière sur sa chaise pour offrir un peu d’espace à son énorme ventre, délogeant un morceau de viande d’entre ses dents, à l’aide de son ongle de pouce, avec des bruits de suçotements à n’en plus finir :
« J’ai beaucoup travaillé pour réussir. Tu crois que je suis né comme toi dans le confort et que j’avais un chemin tout tracé devant moi ? »
Toujours le même refrain, souvent ponctué d’un rire épais, ses bajoues et les plis de son triple menton tout tremblotant, on aurait cru de la gélatine. Pierre gardait le silence, sous l’œil attendri de sa mère, qui s’imaginait que le fils deviendrait le père, se montrerait digne de lui, et plus encore. C’était encore un enfant, une ébauche, il fallait être patient, pensait-elle, mais Pierre traversa l’adolescence la tête dans les livres d’archéologie et d’astrophysique, sans confiance en lui, boutonneux, à demi éteint, invisible aux yeux des filles, et puis rien que quelques copains, de ces amitiés éparses, un peu lâches, qui s’épuisent loin du coeur. Plus tard, en prenant de l’âge, au gré des hasards qui le verraient tomber sur de vieilles connaissances, il serait toujours celui qu’on avait oublié, qu’on ne remettait pas tout de suite, même si c’était le fils de Bastien Rastro. Il semblait avoir atteint à une forme très avancée d’inaptitude à marquer les esprits. Était-ce un don ? Un sort qu’on lui avait jeté ? Un choix qu’il avait fait ?
L’enseigne « Chez Rastro », tout le monde connaissait. Il y avait même ce spot de pub, à la télé, sous la forme d’un court dessin-animé. Un jingle minimaliste et un slogan à l’inspiration contestable, Chez Rastro, les taches trépassent. Une mascotte, qui n’était autre qu’un sympathique raton-laveur en costume trois-pièces, ayant, par miracle, atteint au stade de la bipédie et qu’on découvrait sur son petit vélo rouge, baskets blanches aux pattes, parcourant les routes du pays à la chasse aux taches, qu’il faisait disparaître d’un coup de baguette magique dans une grande lumière réparatrice. Tout ça était à la fois un peu ridicule, excessivement simple et suffisamment hypnotique pour que ça vous reste planté au fond du crâne jusqu’à la mort…
Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Fabrice Décamps.
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