[ NOUVELLE ] CHRISTOPHE SAINZELLE, Le malheur des uns (partie 1)

La nouvelle de notre auteur du mois Christophe Sainzelle.

Nous vous dévoilons aujourd’hui la première partie de Le malheur des uns de Christophe Sainzelle. Pourquoi ne pas l’avoir dévoilée dans son intégralité ? Simplement pour vous faire trépigner d’impatience. Nous sommes sûrs que vous nous réclamerez la suite avant le prochain rendez-vous avec notre auteur (soit lundi prochain). Nous, nous connaissons la chute et, franchement… Non, on attend que vous nous réclamiez la suite avant lundi prochain!

Le malheur des uns

Thomas gara sa voiture sur le parking du personnel de l’hôpital. Il coupa le moteur, ôta sa ceinture et prit le magazine féminin que sa femme avait laissé sur la place du passager. Il tourna les pages sans les lire, la tête ailleurs. Il s’attarda sur une publicité qui vantait un joli soutien-gorge, noir certes, mais de bien trop petite taille. Un peu plus loin, un ventre plat monstrueux et des jambes fines sans charme montraient les dégâts des crèmes amincissantes. Il reposa le mensuel et consulta les messages de son téléphone. Il afficha le seul qui avait de l’importance.
« Journée horrible » relut-il pour la trentième fois.
Julie, sa femme, lui avait envoyé ce texto à 10 h 44. Il avait laissé échapper un cri de joie sonore qui avait fait sursauter tout le bureau où il travaillait comme agent immobilier.
— Une bonne nouvelle, Thomas ? lui avait demandé Corinne, l’une de ses trois collègues de travail au sein de Glob’Immo.
— Heu… juste une bonne note de mon fils.
— Ah oui, ça fait toujours plaisir.
— Oui. C’est la première depuis longtemps ! On l’attendait avec impatience !
Il n’avait pas réussi à se concentrer sur les quelques dossiers qu’il avait à traiter. Il avait prétexté la visite de plusieurs maisons à la frontière du département pour s’absenter de l’agence.
— Je ne pense pas que j’aurai le temps de revenir aujourd’hui.
— D’accord, Thomas. À demain.
Il était rentré chez lui et s’était occupé comme il avait pu dans les rares moments où il avait lâché son téléphone. « Journée horrible » n’avait pas eu de suite. Julie ne lui avait pas donné plus de précisions. Quelqu’un était mort dans le service où sa femme travaillait comme infirmière. Mieux encore, elle était à proximité quand la personne était décédée. On ne pouvait rien déduire de plus de son message.
Julie ne supportait pas de voir mourir quelqu’un sous ses yeux. Il l’avait compris l’année où elle avait officié à la maternité, sa première saison dans le métier. Un matin, elle avait voulu donner un soin à un prématuré. Elle l’avait découvert inerte, comme un petit animal mort. Elle avait hurlé et avait fait un état de choc. Ses collègues l’avaient emmenée dans une chambre vide et lui avaient administré des calmants. Le médecin-chef lui avait prescrit un arrêt de travail de quelques jours. Thomas était venu la chercher. Dans la voiture, Julie avait exagéré son rôle dans cette malheureuse histoire :
— C’est ma faute.
— Mais, non. Tu n’y es pour rien. Le bébé était déjà mort.
— Non, c’est ma faute. J’aurais dû mieux le surveiller.
— Tu ne pouvais pas savoir. Ça devait arriver.
Elle avait secoué la tête en signe de dénégation et n’avait plus rien dit jusqu’à la maison. Pendant qu’il préparait le repas, elle était allée prendre une douche. Il avait espéré qu’elle irait mieux après. Il l’avait entendue entrer dans la cuisine un quart d’heure plus tard.
— Chéri ?
Il s’était retourné et l’avait vue. Nue.
— Viens me faire l’amour.
— Tu… tu es sûre ?
— Oui, viens.
Il avait éteint le gaz sous les escalopes à la crème et l’avait suivie. Ses fesses charnues l’avaient excité jusqu’à la chambre. Une fois au lit, Julie avait été extraordinaire. Elle était venue sur lui pour la première fois, elle d’habitude si timide, et ses cavalcades avaient stupéfié Thomas.
— Fais-moi un enfant, mon amour ! avait-elle crié quand elle l’avait senti jouir en elle .
Elle ne l’avait plus lâché les jours suivants. Elle se retrouvait nue à tout propos. Il avait fini par la mettre enceinte. Leur aînée, Léa, était née sept mois plus tard. Elle avait été la prématurée la plus surveillée de France.

Deux ans plus tard, un nourrisson était mort dans les bras de Julie. Ce fut aussi la première fois qu’elle lui avait envoyé « Journée horrible » sur son téléphone. Léon, leur fils, avait été conçu dans les quinze jours qui avaient suivi, après un marathon sexuel où tous les coups avaient été permis, de la fellation la plus sensationnelle, jusqu’aux positions les plus invraisemblables. Thomas avait fait le lien entre la mort du nourrisson et le besoin de Julie de concevoir un enfant dans la foulée, pour en quelque sorte réparer ce qu’elle estimait être sa faute. Même s’il avait adoré ces deux périodes d’intensité sexuelle, il appréhendait de se trouver un jour à la tête d’une famille nombreuse.
De retour de grossesse, sur ses conseils, Julie avait demandé à changer de service. En gérontologie, elle s’était habituée à voir les gens disparaître. Leur âge atténuait son sentiment d’impuissance. La plupart du temps, ils partaient mourir in extremis dans d’autres parties de l’hôpital. Quand ils s’éteignaient dans leur lit, elle ne paniquait plus, et se contentait de lui envoyer le texto magique. Le soir, elle filait sous la douche et l’entraînait dans leur chambre, qu’ils ne quittaient plus jusqu’au matin. Il n’était pas question de remplacer un vieillard programmé pour mourir par un fœtus plein d’avenir, mais juste de se prouver à elle-même que la vie continuait d’avoir le dessus. Et quoi de plus vivant que ces millions de spermatozoïdes qui s’échappaient du sexe de Thomas, même si en définitive, ils se heurtaient au stérilet qu’elle avait accepté de se faire poser ? Le lendemain, elle reprenait le travail de bonne humeur, le cap difficile bien négocié.
Hormis des périodes particulières, comme la canicule, où il devait demander une aide médicamenteuse à son médecin, ces « Journée horrible » étaient très attendues par Thomas.

Depuis que Julie avait été mutée aux urgences — trois ans déjà —, leur vie sexuelle était d’une platitude absolue. Aucune « Journée horrible » n’était venue rompre la monotonie qui s’était installée dans leur couple. Le phénomène s’était mystérieusement éteint. Thomas n’avait pas osé questionner Julie à ce sujet, car sa femme n’avait jamais fait le rapprochement entre sa culpabilité et cette frénésie sexuelle qu’elle déclenchait. Et Thomas avait craint, en lui confiant ses déductions, de donner des pistes de guérison à un trouble psychique qui lui profitait. Avait-elle guéri à son insu ? Pour une raison inconnue, Julie tolérait qu’un accidenté de la route trépasse sous ses yeux après une agonie de plusieurs minutes. Si tel était le cas, il n’était pas d’accord avec cette interprétation. Du point de vue de Thomas, Julie avait forcément une part de responsabilité dans cet échec flagrant. Sa femme perdait sa sensibilité et cela le décevait. Thomas était devenu soupçonneux. Et si elle adressait ses « Journée horrible » à quelqu’un d’autre ? Peut-être qu’elle calmait ses angoisses avec l’un des membres du personnel, dans l’ascenseur ou à même le couloir, aux yeux de tous ? Frustré qu’elle ne lui envoie plus que des « je t’aime » ou des « à ce soir », Thomas l’accueillait fraîchement quand elle quittait le travail. Il avait fini par refuser ses banales sollicitations et ils avaient fait l’amour de moins en moins souvent.
Et puis « Journée horrible » avait fait son retour ce matin.

Ce texte « Le malheur des uns » est publié avec l’aimable autorisation de Christophe Sainzelle.
© Christophe Sainzelle– tous droits réservés, reproduction interdite.

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