[ NOUVELLE ] BARBARA MARSHALL, Blessure de sable

Découvrez la nouvelle de Barbara Marshall, notre auteure du mois d’avril.

Barbara Marshall nous offre ce texte, Blessure de sable, pour illustrer son mois d’auteure sur Litzic. Cette histoire nous paraît être l’évocation d’un choc post-traumatique survenant à un journaliste de guerre. L’écriture y est imagée, comme pour mieux éveiller nos sens, et nous permettre de nous glisser dans la peau d’un homme rattrapé par son passé, à cause des maillons d’une chaine. Mais, chut ! On vous laisse lire tout ça !

Blessure de sable.

Je respirais les embruns à m’en faire exploser les alvéoles !

Barbe rêche et col du caban relevé, je longeais la plage de mon enfance. Je m’étais levé avec la ferme intention de rédiger une chronique. Bien loin de mes reportages de guerre. Un fragment de métal dans l’omoplate gauche avait décidé de mon retour, de l’abandon de Kaboul et de sa poussière. Un rapatriement salutaire peut-être. Et voilà que les dunes réveillaient le souvenir cuisant de mon épaule. Le gilet pare-balle m’avait protégé de la mort, pas de la douleur. La seule évocation du désert montagneux me gâchait la promenade. J’étais arrivé bien trop vite à la modeste bâtisse de la gazette locale : une maison de pêcheurs, étroite et tourmentée.

Mon rédacteur en chef discutait au téléphone. Je fixai le fond sablonneux de l’aquarium en l’attendant. Les dernières images de la plage se superposaient au gargouillement continu du filtre. Entre varech en plastique et coquille vide, un scintillement ? Mon esprit glissa, loin de la salle, loin du port tandis qu’un chuchotement m’invitait à suivre son flux. Je n’étais plus un reporter rapatrié, j’étais un gamin agenouillé dans le sable, tout excité à l’idée de trouver un trésor. Et je grattais pour découvrir une chaîne argentée. J’en oubliai le temps.

Sur le rivage familier, mes mains se crispaient. Faisant fi du tourbillon de sable et de la brûlure de mes paumes, dans un effort acharné, je réussissais à soulever chaque maillon. Le murmure se faisait plus insistant à travers le ruissellement continu de l’eau. Mon pauvre corps accroché au bout de cette foutue chaîne, occupé à la seule tâche de hisser une énigme hors de l’inconnu, et voilà que je me laissais envahir d’amertume.

« Je regrette, ô combien je regrette…
– Qu’est-ce que tu regrettes au juste ? »
La clarté de la question m’avait fait sursauter. Entre l’eau qui dégoulinait et le sol sablonneux, les betta splendens, drapés de leurs nageoires majestueuses, restaient mutiques. Un vertige m’emporta. Plage, dunes et reg se superposaient. La voûte nuageuse et l’océan se confondaient tout comme l’écoulement régulier de la pluie. étais-je en train de devenir fou ?
« Ne le prends pas comme ça !
– Qui es-tu, me surpris-je à penser ?
– Et toi ? Un grand reporter… mon œil ! Regarde mieux la pancarte. »

Je fixai mes mains. J’avais extirpé tous les maillons les uns après les autres. Ma tête surplombait une plaque de tôle, accrochée à sa chaîne. Après tous mes efforts, je voyais enfin le bout ! Le rectangle de métal ressemblait aux panneaux routiers qui ponctuent le bitume de noms de hameaux. Je le soulevai avec la frénésie des dernières lignes droites. La plaque se dégagea enfin à travers les grains de sable. A ce moment-là, la pesanteur redevint normale, c’est-à-dire que le ciel surplomba le reste.

« Il était temps, tu ne crois pas ?
– Une autre enquête ?
– A toi de voir, mon vieux ! »

Enfant, adolescent, adulte, je rêvais d’une autre Terre. Ma réalité venait de se dérober sous le poids des années, au détour d’une promenade ordinaire et d’une averse glacée. Fasciné par le panneau indicatif et ce qu’il impliquait, je me passais les mains dans les cheveux, histoire de me rassurer.

« Remarque, c’était plutôt une bonne idée.
– Comment ? De quoi tu parles ?
– Le reportage ! »

Le cliquetis des chaînons sur le métal m’annonça la chute. Je m’enfonçai dans le sable sans la moindre résistance ; la surface de la plage s’éloigna au rythme de la descente des maillons tandis que je gagnais les profondeurs. Désormais des parois lisses et froides m’entouraient de leur silence. L’extérieur n’existait plus. C’était plutôt rare pour ce genre de traversée, le confort d’un ascenseur ! Je me revoyais, derrière un muret, perclus de douleur et de soif. Ma lutte solitaire pour ne pas pleurer à Maktab. La vallée de la Kapisa, son écrin de roches. Les hommes qui combattaient des ennemis invisibles. L’affrontement avait duré deux heures. Les balles sifflaient le long des casques. Les soldats relevaient la tête, le temps d’une rafale. Le sniper plus agile que l’éclair ? Une silhouette de terreur noire dansant sur les pierres.

« Tu n’entends donc rien ? »

Le crépitement des gouttes devint reconnaissable ; le ruissellement transforma bientôt le lieu en cabine de douche. Je rêvais d’une eau purificatrice. En pleine bataille, ma gorge desséchée avait tellement réclamé à boire ! Un gars avait sauté sur une mine juste avant. Le bras et la jambe arrachés n’avaient pas suffit comme tributs à l’horreur, il était mort lors du rapatriement en hélico. Le niveau de l’eau montait tant et si bien que je fus entièrement immergé. Nettoyer, épurer la poussière et le sang de la bataille de l’Afghanya.

« Tu évoques un bocal ?
– Le poisson rouge en moins, cela y ressemble.
– C’est vrai que tu ne frétilles pas vraiment…
– Encore une vanne, soupirai-je.
– Ouvre-la donc. Tu ne sens rien ? »

Une déferlante balaya les parois, et moi avec. Je fus brassé comme un vulgaire yaourt puis rejeté dans les tréfonds marins. Un congre ondula jusqu’à son repère rocheux.

« Tu gesticules encore ?
– Non, je me laisse porter, grommelai-je. Je n’ai pas vraiment le choix d’ailleurs. »

La houle me ballota et me rapprocha dangereusement d’un bloc rocheux. Au sol, j’aperçus alors une chaîne aux reflets familiers. Je m’empressai de la soulever, puis de tirer, encore et encore. Les lacets d’argent se déposaient lourdement tout en projetant des nuées de sable. La surface du panneau métallique finit par se dévoiler : « Maktab » barré, comme à la sortie d’un village. J’avais trop désiré oublier. Enterrer le visage du soldat mort. Les marsouins avaient pour mission de détruire un nid de talibans le long de l’Afghania. J’avais à mon tour créé un nid d’effroi, une tâche lacunaire dans le tissu de ma mémoire. N’était-ce pas mon métier de rendre compte, de saisir les moindres zones de cécité ou d’amnésie? L’encre tout comme l’eau, circulait vivifiante pour faire reculer peur et ignorance.

Le vertige me reprit d’autant plus fort que des murs s’étaient érigés de toutes parts. Ce lieu, jusqu’aux détails du plafond lézardé me rappelait furieusement la rédaction du journal. Je me sentais lessivé, essoré même, après un périple aqueux qui m’avait emporté de Kaboul jusqu’aux rives du présent.

« Eh ben mon vieux, t’étais parti où ? »

Une main sur mon épaule gauche me secouait gentiment. Mon rédacteur en chef se tenait face à moi.

« Je sais, je t’ai fait un peu attendre, mes excuses, mais tu sais ce que c’est quand t’as le grand patron en ligne. »

Je ne pouvais m’empêcher de fixer l’aquarium derrière lui. Aux pieds du scaphandrier miniature, brillaient une chaîne et l’angle métallique d’un coffre enfoui dans le sable.

Les poissons combattants continuaient à danser derrière la surface vitrée.

Ce texte “Blessure de sable” est publié avec l’aimable autorisation de Barbara Marshall.
© Barbara Marshall– tous droits réservés, reproduction interdite.

Barbara Marshall blessure de sable

Quelques liens utiles :

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