chronique roman, nouvelles, récit
LAURENCE CHAUDOUËT, Les petites choses
Une histoire de personnages.
Les petites choses, celles qui nous paraissent insignifiantes, ne le sont peut-être pas pour tout le monde. Un inspecteur de police verra, par exemple, dans les détails des preuves. Ce qui nous apparaît comme anodin révèle alors des secrets incroyables. Il en va ainsi de tout ce qui nous entoure, qu’il soit bâti de main d’homme ou façonné par la nature. Dans Les petites choses, de Laurence Chaudouët, paru chez L’Orpailleur, tout ce qui crie un état, une vérité, ne peut qu’être reniée par un autre point de vue, et nous laisser dans un vague à l’âme incroyablement perturbant.
L’exemple de l’inspecteur n’est pas pris par hasard, car ce livre, s’il n’est pas un polar, dans le sens dans lequel on l’entend d’ordinaire, revient malgré tout sur un crime abject. Le coupable désigné ? Madeleine Brévert, une femme peu banale. C’est son portrait que nous suivons, à travers trois regards croisés. Le sien, celui de Philippe, le juge d’instruction chargé de l’interroger pour y voir un peu plus clair dans cette affaire trouble, et celui d’Éliane, la fille de l’homme retrouvé dans un sac, découpé en morceaux. Cet homme, Gabriel, est l’ex-amant de Madeleine.
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Les faux-semblants.
Tout commence comme une sorte de conte de fées un peu déglingué. Deux jeunes filles Madeleine et sa sœur Micheline, ou Marie et Mine comme les se surnomment elles-mêmes. Elles sont irrémédiablement liées entre elles par leur lien de parenté, liens rendu encore plus solide par l’absence de la mère, femme dépressive et alcoolique, et par la peur du père, lui aussi épris de la bouteille. Elles sont bientôt séparées, placées chacune dans une famille d’accueil différente. Pourtant, même séparées, le lien ténu qui les lie perdure. Elles se retrouvent une fois remises à leur mère.
Mine, la plus âgée, veille sur Madelaine. Elle la comprend, la rassure, semble la guider aussi. Pourtant, c’est Madeleine qui épouse en premier un homme, d’avec lequel elle a un fils, adoré, chéri, jusqu’à une certaine forme de folie, Simon. Puis un deuxième enfant, Étienne (du même prénom que son père, décédé prématurément d’une tuberculose associée à un cancer), un deuxième enfant qui n’existe pas à ses yeux, tout entière dévoué au fils aîné. La relation, fusionnelle, irrationnelle, se rompt subitement à la mort accidentel de ce fils. Puis Madeline tombe amoureuse d’un autre homme, comme pour tenter d’oublier ce fils fantôme qui veille sur elle. Mais cet homme n’est pas n’importe lequel puisqu’il est condamné à plus ou moins brève échéance par un cancer qu’il se refuse à soigner.
Cette histoire s’achèvera de la seule façon possible, mais laissera sur Madeleine ses stigmates. Elle s’isole. Et dans son isolement, elle rencontre Gabriel. C’est lui qui sera retrouvé dans un sac. Tout gravite autour de Madeleine, de ses amours étranges, contrariées marquées par son manque d’intérêt progressif pour les hommes de sa vie. Jusqu’à en tirer un portrait à la fois trouble et effrayant d’un côté, touchant et attendrissant de l’autre.
Se nourrir des petites choses.
Madeline se nourrit des petits riens, de son univers intérieur. Elle n’est ni belle, ni instruite, mais elle dégage un magnétisme sur ses interlocuteurs, tout comme elle se montre maligne et intelligente, presque machiavélique. Elle puise, dans l’ordinaire, une source de contemplation, de réflexion que ne lui ont jamais apportées les livres, qu’elle dit ne pas comprendre. Elle puise sa force du jardinage, de sa liberté. Celle-ci s’avère un poison puisque les hommes de sa vie, d’une manière ou d’une autre la lui confisquent, l’enfermant ainsi dans le dédain, et parfois la haine, d’eux.
Ce portrait, vu sous trois angles, se recoupe, diverge, appuie les antagonismes comme il renforce les similitudes. Il est rare, en tant que lecteur, de s’approprier ce personnage. Il nous glisse sans cesse entre les doigts, tout comme il glisse entre ceux de ceux qui lui sont proches, à l’exception de Micheline qui la comprend, envers et contre tout. Jamais, véritablement, nous ne nous prenons d’affection pour Madeleine. Mais pour autant nous ne la détestons pas véritablement non plus. Et finalement, le talent de Laurence Chaudouët réside en partie ici : rendre le personnage insaisissable, tout en nous fournissant assez de réponses pour que nous puissions malgré tout la comprendre. Et un peu comme Philippe, le juge d’instruction, nous ne savons véritablement où nous placer face à une possible culpabilité, ou face à un éventuel amour.
Les mots, simples.
Dans les premières pages du roman, nous ressentons de ce livre ce que nous avions ressenti en visionnant le film Créatures Célestes de Peter Jackson, à savoir cet équilibre un peu bizarre entre onirisme et quelque chose de bien plus sombre et menaçant en sous-face. La relation entre les deux sœurs nous ramène à celle des amies du film, dégageant presque une forme de perversité, prête à tout moment de basculer dans l’horreur. Cette ambiance, si elle s’atténue, reste pourtant présente jusqu’au bout du livre (soit 452 pages).
Avec des mots simplement choisis mais au rythme savamment étudié, Laurence Chaudouët nous amène à lire un conte, un conte sur la liberté totale, personnelle, d’une femme maîtresse d’elle-même et des mots qu’elle utilise. Si cette liberté dérange, c’est que, bien souvent, nous sommes trop enfermés dans nos vies pour simplement la goutter. Nous ressentons cela par le discours des hommes de Madeleine qui finissent presque par l’étouffer physiquement tant ils étouffent, malgré eux, l’amour qu’elle leur porte.
Pourtant, elle essaye, elle fait des efforts, maladroits, pour essayer de se conformer aux autres. Rien n’y fait. Alors elle s’en remet aux petites choses, à cette boîte à trésor, à ce cahier dans lequel elle raconte son histoire. Souvent énigmatique, elle nous force à nous interroger sur nous-mêmes, sur notre rapport à l’autre, à la liberté. Ce croisement de trois points de vue montre également qu’il n’est aucune vérité universelle, même sur un point bien défini, mais pour une personne seule face à elle-même. La relation d’Éliane avec Madeleine en est un parfait exemple, nous montre à quel point tout peut basculer d’un claquement de doigt.
Poésie des moments.
Forcément, ce roman imposant, au style très marqué, à la poésie tour à tour aérienne et terrienne, ne laisse pas indifférent. Il se joue des perceptions pour se rattacher au concret à chaque instant. Avec une plume habile, joueuse, très descriptive, mais de ces descriptions importantes qui font les grands ouvrages (autrement dit, Laurence Chaudouët ne remplit pas son livre avec du vent, mais avec du sens), Les petites choses nous offre une expérience de lecture inédite, hors courant.
Parce que tout y est lent, comme la démarche de Madeleine. Parce qu’il prend le temps de s’attarder sur des pensées, sans nous mâcher le travail. Il n’y a là aucun syndrome de satisfaction immédiate du cerveau, il doit travailler pour apprendre à caresser les courbes de cette narration entrecroisée qui, petit à petit, dénoue les nœuds de cette pelote de laine pleine de douceur, même dans ce qu’elle possède de terriblement dure.
Enfin, si le personnage de Madeleine « crève l’écran », celui de Philippe et d’Éliane ne sont pas des versions au rabais. Leur psychologie, même si moins marquée, nous montre à voir des êtres possédant eux aussi leurs fêlures, leurs excès, leurs fourberies. Tout n’est, dans Les petites choses, ni tout blanc, ni tout noir. À nous d’avoir la capacité de colorer l’ensemble avec nos interprétations et notre « liberté » d’imaginer qui ils sont.
Nous disons parfois d’un disque ou d’un livre qu’il se mérite. Pour Les petites choses, nous pensons plus que c’est lui qui mérite ses lecteurs. Car, que nous le voulions ou non, nous finissons par faire partie, nous aussi, de cette histoire. Saisissant.