Chronique livre chronique roman, nouvelles, récit
CHRISTOPHE SIÉBERT, Femincid, j’irai mourir à Mertvecgorod
Tome 2 des Chroniques de Mertvecgorod, chez Au diable Vauvert (sortie le 16/09).
Feminicid, c’est l’histoire du journaliste Timur Maximovich domachev, retrouvé mort d’une balle dans la tête en 2028. Il enquêtait sur des meurtres de femmes, récurrents, massifs, ça n’a visiblement pas plu à tout le monde. Le document où il a tout référencé, où son enquête est dévoilée, a été retrouvé et Au diable Vauvert, avec l’aide du traducteur Ernest Thomas, l’a traduit, pour mettre au jour ce qu’il se passe dans cette république pourrie jusqu’à la moelle.
Il n’en demeure pas moins qu’il est mort. Un suicide comme ils disent. Ils ? Oui, ceux-là même qui assassinent à tour de bras les jeunes femmes dans ce pays poubelle. Pourquoi les femmes ? Pourquoi pas. De toute manière ce qui se passe là-bas est indescriptible, entre corruption des élites, crimes endémiques, pollution tous azimut (air, sol, eau, mieux vaut boire de la vodka frelatée) et avenir bouché, il faut se rendre à l’évidence, cette ville est un monstre, du genre de celui qui hante Derry dans Ça de Stephen King.
Bon, les comparaisons s’arrêtent là, même si les révélations de Timur font froid dans le dos. Il règne une sorte de magie noire dans le coin, un truc venu du ciel, qui donne un pouvoir incroyable, qui agit plus puissamment qu’une drogue… Un truc qui te rend invincible. Alors tu crois que tu peux tout faire, mais ça te transforme en vampire. Oui, c’est ça, une bestiole à la Bram Stoker mais en pire. Et le sang neuf, tu le trouves où quand c’est comme ça ?
Tout se mélange
Fric et corruption, crime étatique, ou pour conquérir l’état, petite délinquance, tout se croise dans un beau merdier. Bon, ses notes sont claires, tout y est recensé, ou presque, dans une forme de chronologie qui doit s’être calée dans ses pas, lors de chacune de ses découvertes. Les aléas de celles-ci ont fait que forcément, des fois, ça se superpose, mais globalement,ça tient trop méchamment la route. Un peu comme si on avait voulu qu’il fasse certaines découvertes à certains moments clés. Comme s’il était suivi. Comme s’il était surveillé. Son suicide n’en est que plus suspect (a-t-il vraiment été question d’un suicide?).
On voit bien qu’il franchit une étape après laquelle il comprend que sa vie ne tient plus qu’à un fil. Pourtant, il continue, coûte que coûte son investigation. De la même façon, tout journaliste qu’il soit, même si en partie blasé par la nébulosité de son enquête, il ressent viscéralement toute l’horreur de situations à proprement parlées inimaginables pour le commun des mortels. On sent que tout ça le bouffe de l’intérieur, que ça devient une obsession, trouver le chiffre le plus juste pour approcher du nombre réel de victimes. Mais mirage, ce chiffre ne cesse de croître à mesure que Timur pense toucher au but. De quelques centaines, il passe à un millier, puis à quelques milliers, plusieurs milliers… La spirale est sans fin…
Descente aux enfers.
C’est marrant comme tout flirte sans cesse avec la folie, l’irrationnel, le démentiel, le sacrificiel aussi. Rien ne paraît acquis. Ce qui te protège te tue, ce qui aurait dû te tuer parfois te ressuscite à toi-même. Les fantômes de la faille commise par le Svatoj (il faut avoir lu Images de la fin du monde) on ouvert une brèche avec le monde souterrain, avec une certaine idée de la morale retrouvée. Mais la folie toujours rôde, guette, tapie dans les moindres petits recoins de nos êtres.
Timur, paix à son âme, ne s’est pas ménagé. Il a reniflé l’odeur des poubelles, a approché la présence fantomatique du clan des 4. Peut-être l’ont-ils même vu, l’ont-ils suivi, l’ont-ils traqué comme la bête qu’il était devenu. Craintif, dégoutté, qui cherchait des os à ronger, pour mettre à jour tout ce trafic, toute cette mascarade dont la police pleine de toute sa superficialité, de sa passivité, à tout fait pour qu’elle perdure, trafiquant les drones pour qu’ils regardent exactement partout sauf là où ils auraient dû.
Corrompu, du premier au dernier, faisant tenir tout ça grâce à une poigne de fer, grâce à des maguouilles sans nom, réussissant la prouesse de paraître invisible. La perversion, ultime, la quête du pouvoir, celle de la richesse, celle du no-limite dans ces désirs à assouvir quoi qu’il advienne. Dompter la mort, lui faire la nique. Ça méritait bien une balle dans la tête, non ?
Puissant.
Ce Feminicid n’est pas un livre qui dénonce cet acte odieux, même s’il s’inspire de certains faits divers. Ce n’est pas plus un livre militant. C’est juste l’histoire, glauque, noire, presque désespérée d’une quête pour une vérité qui, finalement, n’apparaît jamais si clairement que cela. Christophe Siébert nous entraine dans les labyrinthes de Mertvecgorod, dans la mécanique des pouvoirs, sans que la lumière ne nous éclaire, jamais.
Si cette ville était une couleur, elle serait gris cendre, couleur merde. Même le personnage principal ne sort pas de cette grisaille malgré la vertu qui est la sienne. Il reste chevillé corps et âme à cette ville, à cet endroit du globe où forces occultes et politiques défroqués règnent en maîtres, sous la seule domination du dieu pognon et de l’addiction à cette drogue, la plus mauvaise qui soit. Reflet déformé de nos sociétés occidentales, bien que creusant ses racines entre l’Ukraine et la Russie, Mertvecgorod est un cauchemar à ciel ouvert et au cœur nécrosé. Et c’est toujours puissamment écrit. Il nous tarde déjà de connaître la suite.