[ BD ] RIFF REB’S, Le Loup des Mers (Collection Noctambule, Soleil)
Inutile d’avoir des tentacules pour être un monstre des mers
Nouvelle chronique BD, une histoire de mer, de vieux briscards, d’hommes. Le loup des mers, de Riff Reb’s (paru chez Soleil) est décrypté par l’oeil expert de notre spécialiste Florent Lucéa !
L’histoire
Humphrey Van Weyden, un chantre des belles lettres, se retrouve bien malgré lui embarqué sur un bateau fantomatique, à l’allure transylvanienne, flanqué d’un équipage d’hommes dégingandés et patibulaires.
Quant au capitaine, Loup Larsen, il se montre dès le début impitoyable. Entité diabolique qui fait la pluie et le beau temps sur son rafiot, qui a droit de vie ou de mort sur ses matelots, Loup est un homme complexe et paradoxal. Sa personnalité ambivalente le range dans la catégorie des personnages imprévisibles et lunatiques qui vous serrent la main tout en vous plantant une lame entre les omoplates. La mer est son royaume, son bateau, son instrument de vengeance divine. Larsen est forgé dans le métal le plus brutal. Humphrey ne sait pas sur quel pied danser avec ce capitaine lettré cachant ses failles par des accès de rage digne du kraken de la mythologie grecque. Ses mains sont comme des tentacules, une fois qu’elles vous ont saisis, elles ne vous lâchent plus !
Vitalité du trait
Le Loup des Mers donne vie en images au roman éponyme de Jack London paru aux États-Unis en 1904. Adapter un roman en BD est une entreprise qui peut s’avérer ardue, voire périlleuse, si l’auteur ne parvient pas à se détacher de l’œuvre originale pour mieux la transfigurer.
La couverture plante le décor et donne le ton de l’ensemble de l’ouvrage. Le trait est vif, nerveux, organique et en mouvement perpétuel comme les roulis du gréement qui secoue personnages et lecteurs embarqués sur la même galère.
Dès les premières pages, Riff Reb’s nous pousse dans nos retranchements, joue avec notre perception des espaces et des formes. Les contrastes entre ombres et lumières tranchent dans le vif, les filtres colorés s’alternent et ne nous laissent pas un instant de répit. Nous vivons le voyage chaotique du pauvre Humphrey à fond de cale, balloté, malmené et lessivé par les éléments déchaînés, et nous ressentons dans le moindre de nos pores les épreuves qui jalonnent son parcours initiatique.
Le diable s’habille en vareuse rapiécée
Si Humphrey est une figure d’agneau sacrifié, du moins au début de l’aventure, sa peau se tanne et s’endurcit. Il dépasse sa condition chétive, et il doit cette mutation à sa confrontation avec le personnage machiavélique de Loup Larsen. Ce dernier semble avoir pactisé avec quelques dieux obscurs afin de mener sa barque comme il l’entend. Il est à la fois titan des mers à la force herculéenne et homme aux fêlures profondes qui l’empêchent de nouer avec autrui des relations saines et durables. Humphrey est terrorisé et fasciné. Il craint la folie du capitaine, mais ressent aussi une certaine empathie pour lui.
L’ambivalence des personnages est très bien rendue par l’alternance des couleurs tantôt chaudes, tantôt froides. Tous les membres de l’équipage constituent une métaphore des nuances qui se retrouvent dans les rangs de l’humanité.
Tour de force
Bien sûr le récit est de Jack London, et l’on reconnaît sa propension à disséquer les mœurs d’individus forgés par leur environnement, son goût de l’aventure, son envie de mêler grands espaces et psychologies labyrinthiques. Pourtant, Riff Reb’s imprime sa propre patte à cette histoire. Inutile d’avoir lu le roman original pour se perdre corps et âme dans les flots romanesques de ce roman graphique.
Ce qui étonne, ce sont tous ces sentiments exacerbés par de longs mois sur un cercueil ambulant qui transpirent de chaque page. Le lecteur peut sentir cette rage de vivre, de vaincre les éléments, de surpasser les conditions rudes, la promiscuité, la solitude malgré le groupe, la perte de repères, un véritable vortex qui nous pousse à nous oublier un instant, comme une parenthèse… désenchantée.
Pour conclure
Le Loup des Mers est transfiguré d’une main de maître par Riff Reb’s. Il nous propose un voyage périlleux qui ne peut pas nous laisser indifférents. L’expérience est totale, tous nos sens sont chamboulés, tout ce que nous pensions connaître sur la mer, les marins, l’aventure se retrouve pris dans un tourbillon digne de Charybde ou Scylla. Les personnages, vestiges archétypaux d’aventuriers désabusés, sont pris dans ce cyclone apocalyptique et leur horizon semble bien incertain.
Rebondissements haletants, suspens martelant, terreur mystique, espoir ténu au programme de cette épopée homérique, mais ici, pas d’Ulysse ou de Circé, simplement des individus qui prennent la mer, ou plutôt que la mer prend dans ses rets… et ce n’est pas un mardi, n’en déplaise à Renaud.
Notre chroniqueur BD Florent Lucéa
Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chroniquera pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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