FRISE LUMIERE, Bisou genou (disponible chez Tapenade records)
La basse en place centrale.
Vous avez trouvé le « Chinese Democracy » des Guns’n’Roses un peu chargé ? Vous pensez que la musique de Yes ou d’Emerson, Lake & Palmer est un tantinet ampoulé ? Alors le premier album de Frise Lumière, Bisou Genou, paru chez Tapenade Records en novembre dernier, est fait pour vous.
Les neuf morceaux et trente et une minutes que comporte « Bisou Genou » ne sont en effet l’œuvre que d’un seul homme et surtout, pourrait-on écrire, d’un seul instrument. La basse -puisqu’il s’agit d’elle- de Ludovic Gerst (alias Frise Lumière, donc) porte tout l’album à la seule force de ses quatre cordes. Performance ? Exercice de style ? Peut-être. Mais pas que. Car chaque morceau, s’il possède une identité propre, s’inscrit dans un tout parfaitement réfléchi et agencé. Surtout, la composition et la mélodie ne sont jamais sacrifiées sur l’autel du concept.
Pénétrer dans Bisou Genou.
On entre dans « Bisou Genou » via « Abscondre », pièce lancinante construite comme un canevas répétitif sur lequel viennent peu à peu se greffer dissonances et digressions du meilleur effet. La réitération des motifs musicaux est un axe assumé de l’album. « Jessica Plast », « Brûle Gueule » ou encore « L’oiseau de la lune rouge » participent de cette construction. Cette approche répétitive de la musique inscrit les morceaux de Frise Lumière dans une démarche hypnotique. Tout comme les derviches tourneurs accèdent à une forme de transe par la répétition de leurs mouvements, les motifs s’imposent, se révèlent aux oreilles des auditeurs et auditrices, à force de récurrence.
La comparaison n’est pas anodine : il y a quelque chose dans cette musique qui renvoie à l’Orient des contes, mystérieux et envoûtant. Ainsi « Abscondre », « L’Oiseau de la lune rouge » ou encore « Marée Cage » nous emmènent du Maghreb au Moyen-Orient en convoquant des images empreintes d’onirisme et de rêverie. On pense au « Varech » d’Henri Texier ou au travail instrumental du « Comme à la radio » de Brigitte Fontaine. La basse de Gerst déploie alors toute sa puissance évocatrice, sa capacité à faire naître des représentations mentales à partir de très peu.
C’est l’une des grandes forces de ce projet. De par leur forme même, leur structure et l’épure qui les caractérise, certaines pièces évoquent des haïkus musicaux. On pense à « Gros Maux Laids » qui clôt l’album, mais aussi à « Jak Kropla Wody ». C’est encore plus prégnant sur « Brûle Gueule » ou « Vétiller » dont les sonorités évoquent l’Extrême-Orient et plus particulièrement la Corée et la Japon.
L’approche de l’instrument
Ludovic Gerst a une approche singulière de son instrument. Il en tire des lignes aux indéniables qualités mélodiques. Aussi étrange que cela puisse paraître au vu de l’esthétique de l’album, certaines de ses phrases musicales ne sont pas sans rappeler l’indie rock nineties de Shellac ou le Mike Watt des Minutemen (« Jessica Plast », « Gros Mots Laids »). Le musicien sait aussi varier ses efforts. Cordes frappées, tapées, frottées : Gerst, à l’occasion, transforme sa basse en instrument percussif (« Platane au soleil ») rapprochant ainsi certaines de ses pièces des musiques industrielles.
« Platane au soleil », « Vétiller », « Jak Kropla Wody » ou encore « Brûle Gueule » s’inscrivent dans cette logique. Frise Lumière y explore sa face dissonante, accidentée, arythmique, parfois ; inventant une sorte d’indus acoustique cousine des travaux expérimentaux d’un Pierre Henry.
Intitulé « Bisou Genou », ce long format interpelle autant par ce titre en forme d’antithèse que par le parti pris esthétique extrêmement épuré de l’ensemble. De « bisou », terme emprunté au vocabulaire de l’enfance, il sera finalement peu question tant Ludovic Gerst se moque de brosser auditeurs et auditrices dans le sens du poil. Et pourtant : les sonorités de l’instrument phare de cet album ont quelque chose d’enveloppant, qui relève de la rondeur maternelle.
Ambivalence
Il y a dans cette gravité (dans les deux acceptions du terme) une forme de douceur, de réconfort. Mais Frise Lumière aime le paradoxe. En y juxtaposant le mot « genou », Ludovic Gerst apporte une nuance à son titre. Articulations anguleuses à la fonction ambivalente, les genoux sont autant ceux qui nous portent, nous permettent de marcher (et donc d’avancer) que ceux avec lesquels on donne -ou on reçoit- des coups. Et qui font mal. A ce titre, il faut souligner le travail extrêmement soigné de Sébastien Miglianico au mixage et de Chab au mastering. Toutes les nuances de la basse de Ludovic Gerst sont ainsi parfaitement retranscrites. Chaque sonorité du spectre prend une profondeur évocatrice qui apporte aussi sa variété à l’ensemble.
Objet pluridisciplinaire, l’album existe en édition vinyle limitée à 300 exemplaires accompagnés d’une céramique unique de Vincent Doreau. De la très belle ouvrage.
BEN
Frontman de Wolf City, impliqué dans des projets aussi divers que The Truth Revealed ou La Vérité Avant-Dernière, Ben a grandi dans le culte d’Elvis Presley, des Kinks et du psychédélisme sixties. Par ailleurs grand amateur de littérature, il voit sa vie bouleversée par l’écoute d’ « A Thousand Leaves » de Sonic Youth qui lui ouvre les portes des musiques avant-gardistes et expérimentales pour lesquelles il se passionne. Ancien rédacteur au sein du webzine montréalais Mes Enceintes Font Défaut, il intègre l’équipe de Litzic en janvier 2022.