SERGIO TOPPI, Une armée immobile, élever l’obsession au rang d’art
Toppi, une armée immobile.
Florent Lucéa, notre chroniqueur BD, revient sur un maître du genre, Toppi, avec Une armée immobile, disponible chez Mosquito. Sergio Toppi, ou l’obsession élevée au rang du neuvième art !
Néochronique
Petite entorse à la forme de mes chroniques aujourd’hui, mais je vous préviens tout de suite que cette incartade se réitérera sans aucun doute, parce que je fonctionne au coup de cœur, et dès que j’ai vu la couverture de Toppi, Une Armée Immobile, mon palpitant m’a bien fait comprendre que je devais parcourir les pages de cet ouvrage qui n’est pas une BD à proprement parler, mais un livre-hommage à un bédéiste italien.
Je vais vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Je vais vous parler d’un temps où les arcanes de la BD ont été forgés dans l’encre vénérable et le sel âpre de la vitalité d’hommes et de femmes émérites venus de divers horizons.
Ce temps reculé, mais totalement proche de nous, car la création d’hier s’interconnecte de manière intrinsèque avec la création d’aujourd’hui, que l’art pluriel se diffuse sans limites à travers les veines de tous les sensitifs empathiques et se délecte de titiller les mirettes de tous les publics. Ce temps foisonnant a vu la naissance d’un ponte de la BD moderne, j’ai nommé Sergio Toppi.
Le sceau d’un maestro
Les Éditions Mosquito ont enfanté un bijou qui rend un vibrant hommage à Sergio Toppi comme peu de maisons d’édition en ont offert à l’un de leurs chantres du motif et de la ligne. Ce précieux écrin recèle tous les « petits soldats » de Toppi, tous façonnés par ses mains habiles.
En effet, notre vero genio (vrai génie) était dévoré par la passion des petits soldats, sans en aucun cas s’intéresser à la guerre. D’ailleurs, son œuvre graphique comptant des projets mirifiques, que j’ai entrevus dans le catalogue de Mosquito, atteste de la propension de Toppi à démantibuler la figure du guerrier fort comme Artaban, adroit comme Achille, héroïque comme Le Cid et courageux comme le soldat Ryan. Les soldats que notre maestro croque dans ses BD sont des soudards dégingandés et peu reluisants.
Toppi joue avec eux comme un bambin avec un plaisir évident, comme un Calder joue avec ses personnages circassiens en fil de fer. La fascination de Toppi pour ses sculptures, la précision documentaire de son travail, la minutie et la sensibilité qui transpirent lorsque l’on regarde les magnifiques photos des figurines, les recherches et les dessins, souvent inédits forcent le respect et font écho à nos jeux enfantins teintés d’innocence.
L’armée secrète et figée d’un « fou de dessin »
Rien de péjoratif dans cette expression. Je voulais simplement exprimer la virtuosité de Toppi et son appartenance au clan des fous de dessin comme l’illustre Hokusai qui dessinait inlassablement chaque jour de sa vie jusqu’à ce qu’il quitte la scène.
Toppi est un orfèvre d’une patience infinie. Même s’il nous a quittés, ses dessins et ses petits soldats nous ouvrent les portes de son jardin secret. Surtout les petits soldats d’ailleurs, parce qu’il les gardait pour lui dans l’ombre de son alcôve personnelle comme des trésors inestimables.
Pourtant, il aurait été bien dommage de priver le monde de la vue de ces créations hors du commun qui constituent une armée ludique et mutique, mais qui sait agiter sans aucune fioriture ou effet d’annonce nos cœurs vaillants. Inutile de connaître sur le bout des doigts l’univers de ce maître de la BD pour feuilleter cet ouvrage hypnotique qui vous happe et vous entraîne, si bien que le temps et l’espace vous sont tout à coup étrangers.
L’art se décline en tant de voies possibles, emprunte tant de chemins de traverse et de sillons inattendus qu’il est indispensable à la beauté du monde, et je peux vous dire que Sergio Toppi a enchanté ce monde avec son armée immobile qui me rappelle l’armée de terre cuite représentant les soldats et les chevaux du premier empereur de Chine. La différence réside dans le fait que Toppi n’a pas réalisé ses soldats pour impressionner un ennemi, rendre hommage à un empereur ou valoriser « l’art » de la guerre, car s’il y a bien une invention humaine, indigne d’être appelée art et qui n’a rien en commun avec la création et la vie, c’est bien la guerre. Je dirais donc : « las » de la guerre, Toppi la vide de sa substance en jouant avec ses soldats.
Pour conclure
Pour Soulages, l’obsession se vit en noir et en jeux de lumière. Pour Bourgeois, elle habite dans des arachnides et des destructions du père. Pour Kahlo, elle transfigure le corps corseté de douleurs. Pour Haring, elle se love dans des traits dans tous les sens et qui font sens. Pour Basquiat, elle se délie dans des recréations de son moi torturé. Pour Arbus, elle se décline en monstres et merveilles.
Pour Toppi, l’obsession se traduit en entreprise de démystification de la figure du soldat. Les soldats « toppinesques » ravissent nos yeux et ne feront jamais de mal à qui que ce soit. Nous pouvons jouer avec lui sans conséquence et sans dommages collatéraux.
Comme tout artiste qui se respecte, Toppi sait se jouer des codes et des normes qui nous entravent. L’artiste est comme un Don Quichotte créatif, il lutte contre les moulins à vent de l’injustice, de l’intolérance et de la bassesse la plus vile, même si ces moulins sont des dragons énergivores. Il sait déconstruire les dérives de nos sociétés modernes qui glorifient un peu trop parfois la belligérance, l’ingérence outrancière et les outrages délétères sur des terres nourricières.
Sergio Toppi élève l’obsession au rang d’art comme tant d’autres artistes d’ici et d’ailleurs, d’ici et maintenant, de temps passés et de temps à venir.
Une autre chronique BD par Florent Lucéa : Dédé-tatto de Loïc Malnati
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Florent Lucéa a rejoint l’équipe Litzic. Il chronique pour vous les BDs qui lui ont tapé au coeur et à l’oeil. Peintre, dessinateur et auteur protéiforme, il apporte son regard à la fois curieux et pertinent sur ce que l’on nomme communément le Neuvième art. Il a été notre auteur du mois en mai 2019.
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