FABRICE DÉCAMPS On dit que ça en laisse (partie deux/fin)
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Deuxième partie On dit que ça en laisse de Fabrice Décamps
Embrasser les vues du père, se préparer à prendre sa suite à la tête de « Chez Rastro », quand le moment serait venu ? Diriger, coordonner, décider, passer sa vie sur la route, dans les trains, les avions, donner des ordres, virer des gens s’il le fallait ? Non, Pierre rêvait à bien d’autres choses et il fallait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir. Les revues scientifiques, les livres d’astronomie, de biologie ou d’exobiologie, d’égyptologie ou de physique des particules, s’entassaient dans sa chambre. Il était comme une éponge, s’intéressait à tout, se gavait de connaissances. Tellement de choses à découvrir et à comprendre, à entreprendre même. A quinze ans, il aurait pu envisager son avenir sous un jour favorable, œuvrer sereinement à son épanouissement personnel, poursuivre son propre chemin, mais il n’avait pas été éduqué à la liberté et, dans le brouillard de l’adolescence, sous le joug du père implacable, il se heurtait sans cesse à un mur dressé devant lui. Parfois, il rêvait du raton-laveur de « Chez Rastro ». Rien à voir avec la mascotte bienveillante connue de tous. Lancé à ses trousses, gigantesque sur son minuscule vélo rouge, l’animal avait faim de chair humaine et roulait à tombeau ouvert, renversant tout sur son passage. Pierre n’avait d’autres issues que de brusques réveils dans la pénombre comminatoire de sa chambre. C’est au cours d’une de ces nuits que, pour la première fois, il souhaita la mort de son père.
Suivre l’exemple paternel, est-ce que ça impliquait aussi, comme il ne le comprit que plus tard, qu’il lui faudrait séduire une jeune femme un peu gourde de la bourgeoisie nantaise, à l’image de sa mère, et l’épouser juste pour tromper les apparences, allongeant, en coulisse, la liste de ses frasques. Bastien Rastro avait, en effet, le goût des femmes de petites vertus aux tarifs exorbitants, qui le recevaient dans leur boudoir, en négligé de mousseline. C’est d’ailleurs dans une position quelconque d’emboitement avec une certaine Noémie qu’il tira sa révérence. AVC foudroyant en plein coït, il y a des morts moins enviables, mais l’honneur n’était pas sauf. Préparant le terrain aux médias nationaux, la presse locale s’empara de l’affaire et mit rapidement à jour les mœurs dissolues de l’entrepreneur. Proxénétisme avéré, abus sexuels et chantages mesquins, dessous de table et collusions avec la pègre. La boue montée en neige éclaboussant durablement, le credo même de « Chez Rastro », à cheval sur la propreté, s’écroula comme un château de cartes. La fréquentation et le chiffre d’affaires des pressings chutèrent en flèche. Plus personne aux commandes. La société sombra en l’espace de deux ans, à la majorité de Pierre, qui ne se sentait pas du tout libéré, mais lourd du secret d’avoir tant de fois prié pour que ça arrive. J’ai tué mon père, se disait-il. Frappée par le scandale, vieille, soudain, sa mère se mura dans le silence, le renoncement et l’aigreur.
Pierre se borna à de brèves études, une licence de biologie qui le mena à un emploi d’obscur laborantin à la faculté de Jussieu, penché sur son microscope et ses éprouvettes, scrutant les facettes de l’infiniment petit. Comme son père le lui avait prédit, en cas de manquement, il n’était devenu ni rien ni personne, une blouse blanche dans un couloir, dont on oubliait toujours le prénom, ah, bon, vous travaillez ici ? Il trouva tout de même à se marier, sans avoir rien calculé, avec une femme un peu fade, mais très cassante, qui acheva de le vider de sa substance en moins de trois ans.
Avant la fin, l’ultime basculement, Pierre voulut tout de même s’assurer qu’il était préférable de n’être personne plutôt que quelqu’un comme son père. Un seul moyen pour s’approcher un peu, deviner ce qu’avait été la vie de cet homme abject. Il se servit très largement sur le compte-épargne pour régler la facture d’une longue après-midi en compagnie d’une Escort-girl haut-de-gamme. Hôtel quatre étoiles, champagne et lingerie fine. Il n’apprit rien de plus sur son père. La demoiselle, cultivée, experte et sensuelle, lui offrit le rêve pour lequel il avait payé. Tout ça comptait pour du beurre, mais il se prit au jeu, personne ne lui ayant jamais donné autant d’importance.
« Je veux savoir ce que sont ces traces rouges sur le col de ta…Pierre ? Pierre ? »
Premier stade, l’ahurissement. Sa femme regarde en tous sens autour d’elle, sans comprendre.
« Pierre ? »
Deuxième stade, l’inquiétude. Pierre est pourtant juste là, assis dans le fauteuil. Encore un peu là. Il l’observe froidement quitter le salon vers la cuisine, puis vers le cellier.
« Pierre ? »
Troisième stade, la panique. La voici de retour dans le salon, tenant toujours à la main la chemise incriminée, répétant le prénom en vain, plus lourde et pathétique, les yeux pleins d’effroi.
« Pierre ? »
Elle passe devant lui sans le savoir, gagne le couloir, la chambre, la salle de bains.
« Pierre ? » demande-t-elle, avec moins de conviction.
C’est fini, Pierre n’est plus là. Sur une ultime impulsion, il a achevé de percer les secrets de l’effacement.
La femme revient sur ses pas vers le salon, fronce les sourcils, cligne des yeux, puis s’étonne :
« C’est à qui ? Qu’est-ce que je fais avec ça ? »
Dans sa main, une chemise blanche d’homme. Sur le col de la chemise, l’empreinte rouge d’un baiser, d’une bouche maquillée qui cherchait le cou de l’homme. Quel homme en plus ? Ça n’était pas ma bouche, se dit la femme, je ne mets jamais de rouge à lèvres, et puis il y a si longtemps que personne ne m’a tenue dans ses bras.
Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Fabrice Décamps.
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