essais/biographies/témoignages
STEVEN JEZO-VANNIER, Ma Rainey
disponible aux éditions Le Mot Et Le Reste
Ma Rainey, c’est la femme qui a inventé le blues. Même si les affirmations de ce genre sont un peu sujettes à caution, il n’en demeure pas moins que cette grande dame, figure des « minstrel shows » et autres compagnies vagabondes mêlant Vaudeville, cirque et musique, en est une des illustres figures. Mais, plus que son simple portrait, ici esquissé par Steven Jezo-Vannier (auteur d’une quinzaine de livres aux éditions Le Mot Et Le Reste, essais et biographies confondus) ressemble presque plus à un portrait des États-Unis de la fin du 19é siècle aux années de la grande dépression.
En recoupant ses sources et en les intégrant dans l’environnement social et culturel de l’époque, l’auteur nous donne à découvrir ici un peu de la vie des africains-américains de l’époque, mais également un esprit frondeur, revanchard, à la fois de ce peuple martyrisé et des femmes. Et surtout, il nous ramène à la naissance du blues qui, contrairement à ce que raconte les mythes, aurait bel et bien été l’oeuvre d’une femme.
Une sacrée personnalité.
On découvre ainsi le personnage de Ma Rainey. Ma pour Maman, voire pour Madame (souvent, elle était nommée Madame « Ma » Rainey) bien que cette femme, qui a donné son nom au blues (enfin, presque, les origines sont floues), n’ait jamais pu enfanter elle-même. Car en effet, elle n’a jamais pu avoir d’enfant biologiquement parlant, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir su, en son temps, donner naissance à des artistes aujourd’hui cités en référence, et dont la plus célèbre n’est autre que Bessie Smith, blues woman mythique au talent peut-être supérieur à Ma rainey (certains artistes de l’époque le contestent).
Embarquée sur les routes dès son plus jeune (que l’on ne sait préciser, faute à des registres d’état civil inexistants ou contradictoires, lesquels montrent bien qu’à l’époque, on se fichait bien des noirs), elle se forge une rapide célébrité en mêlant, dans ses spectacles, le Vaudeville et le chant. Mais très bientôt, ce qui la démarque, c’est cette nouvelle musique, comme une plainte, que les journalistes d’alors nomment blues, en référence à ce terme utilisé fréquemment dans les chansons de l’artiste.
Très vite, elle devient une attraction, refermant les spectacles des troupes itinérantes dans lesquelles elle officie. Ses prestations déchainent la passion du public, qui lui réclame des rappels à profusion (parfois jusqu’à 7 fois par spectacles). Le début de sa légende est en route.
Une femme laide mais de caractère.
Derrière le portrait de l’artiste se cache une femme décrite comme laide, se parant d’or, comme pour dissimuler ses traits ingrats. Pourtant, ses traits ingrats semblent s’évaporer dès qu’elle se met à chanter. La grâce l’habite et certains hommes lui trouvent même du charme. Elle, elle les aime jeunes. Et elle aime aussi les femmes. Ou du moins elle ne tente jamais de contredire l’une ou l’autre rumeur. Elle en joue même en rajoutant une dose de provocation.
Tous ces dires, pas forcément démentis, mais jamais foncièrement prouvés, permettent néanmoins d’affirmer que cette femme à un caractère bien trempé, tout en étant d’une douceur pour ceux et celles qui font partie de sa troupe. Elle n’est pas avare en conseil, fait en sorte de protéger certains d’entre eux dans ce milieu qui, déjà, à la réputation d’être hypocrite.
De la même façon, quand on l’attaque, elle fait preuve d’une répartie cinglante, sans jamais se départir d’une pointe d’humour. Steven Jezo-Vannier nous démontre tout cela avec habileté, tout en faisant de cette biographie un livre qui s’en échappe par sa dimension presque sociologique.
Le monde des africains-américains.
Ma Rainey est né à la fin des années 1800, époque où la ségrégation fait encore rage. Le parcours de Ma Rainey s’y déroule au sud, avant que, petit à petit, elle remonte vers le nord et notamment à Chicago, ville où de nombreux bluesmen ont trouvé refuge. Mais on sent, dans tout ce livre, le poids d’une culture qui brime et oppresse. Par exemple, lors des tournées, les noirs ne peuvent pas s’arrêter dans un hôtel. Au mieux, ils dorment chez l’habitant, au pire dans le train ou bus qui les conduit d’une ville à l’autre.
Pourtant, certains d’entre eux, lorsque l’industrie du disque commence à se mettre en place et a rapporter de l’argent, trouve des bons postes pour démocratiser cette musique aux oreilles du plus grand nombre (et cela implique le public blanc). Alors les studios produisent de plus en plus d’artistes noirs, d’abord les bluesmen et blueswomen, puis, quand la mode passe, jusqu’à renvoyer ce genre au fond des oubliettes avant que 4 garçons dans le vent lui redonnent ses lettres de noblesses, à les rayer de leurs tablettes, au profit des non moins talentueux jazzmen. Le pont est d’ailleurs minime entre les deux genres puisqu’un tout jeune Louis Armstrong a joué pour Ma Rainey.
Captivant, riche d’information, aux sources pléthoriques pour mieux coller à la réalité (et casser ainsi certaines idées tenaces, le plus souvent érronée, à distance respectueuse du talent de la dame), Steven Jezo-Vannier nous amène à faire connaissance avec une grande figure de la musique, une grande femme à qui l’on devrait tous rendre hommage, puisqu’elle est, d’une certaine manière, la maman d’une grande partie de la musique d’aujourd’hui. Respect.
Patrick Béguinel