MARIE-PHILIPPE JONCHERAY La mécanique du désir (extrait) deuxième partie

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Découvrez la deuxième partie du chapitre 38 du roman de notre autrice du mois.

Retrouvez la première partie ICI

Une ombre s’allonge sur le buste de l’homme puis se couche sur son visage, il entrouvre les yeux. Un visage de femme fatale, une beauté lisse de papier glacé apparaît. Des cheveux blonds vaporeux, des yeux bleus brillant d’amour, une bouche bombée et douce, une femme splendide entre en scène et envahit tout le champ. Il esquisse un sourire. Tendrement elle pose sa bouche sur la sienne. L’homme ferme les yeux et se laisse embrasser. Vita aussi se laisse ravir. Absorbée par l’écran, elle regarde et vit à présent au rythme de la vie des autres.

Puis la femme se met en mouvement et parcourt vivement toute la pièce pour allumer une multitude de lampes. Elle s’agite, elle papillonne autour de lui. Il s’appelle Jeff, elle Lisa. Ils parlent de choses et d’autres, plus ou moins importantes. En fait c’est surtout elle qui parle. Elle cherche à capter son attention. Elle aimerait retenir davantage son attention.

Elle pourrait dire regarde-moi, regarde comme je suis belle et désirable. Mais elle est pudique ou modeste ou elle a peur de ne pas l’intéresser par elle-même alors elle lui montre sa robe. Regarde comme elle est belle, c’est de la haute couture, et elle coûte plus de mille dollars! Il convient poliment que la robe est belle mais il trouve absurde une telle dépense d’argent et d’énergie pour des futilités, les futilités de la mode. Pour elle ce n’est pas futile, c’est le cœur de ses préoccupations professionnelles, elle travaille pour un journal de mode et elle aime passer son temps en mondanités. Les photos qu’elle aime montrent des femmes à la beauté parfaite et éthérée. Pour lui, la photographie est un métier physique qui s’exerce dans des conditions extrêmes et consiste à montrer la réalité dans ce qu’elle a de plus dur, la guerre et ses atrocités notamment.

Ils sont en désaccord profond.

Maintenant il ne voit plus que la robe. Elle n’est elle-même plus qu’un mannequin. Et pour ce qui est d’être regardée et adorée, elle n’a pas besoin de lui puisque le monde entier l’adore en feuilletant les magazines de papier glacé dont elle fait les couvertures.

Elle se moque d’être idolâtrée par le monde entier, c’est de lui qu’elle veut se faire admirer, aimer, épouser.

Il n’est pas prêt à dire oui, devient muet, se détourne happé par la fenêtre. Elle est désormais hors-champ.

Au rez-de-chaussée, une femme seule se prépare à une soirée. Elle s’est fait belle. Elle n’est ni jeune ni vieille, entre deux âges, ni assez jeune pour que tout soit possible, ni trop âgée pour que rien ne soit possible, un peu comme Jeff. Elle dresse une jolie table pour deux, amoureusement. L’éclairage est tamisé. C’est un dîner aux chandelles. Elle entend sonner et va vite ouvrir la porte. Elle accueille avec de grands sourires et fait entrer un homme invisible. Elle ouvre une bouteille de vin et en verse dans les deux verres tout en bavardant et rosissant à ses plaisanteries. Puis elle s’assoit et trinque avec lui. Jeff lève son verre. Il est seul et il n’est pas seul. Il est avec Lisa. Il est avec cette femme. Il l’accompagne avec plaisir. Elle porte le verre à ses lèvres et Jeff avale une gorgée. Elle se dégonfle tout à coup et s’effondre sur la table, secouée de sanglots. Elle est vraiment seule, douloureusement seule. Personne ne viendra. Solitude, tristesse, désespoir sans bornes. Jeff pourtant veille sur elle. Il apprécie ce point de vue surplombant. Il la regarde et compatit à son malheur avec le plaisir de celui qui sait.

Le dîner aux chandelles que lui offre Lisa par contre ne l’enchante pas, il est bien trop réel, trop parfait. Elle est bien trop parfaite.

La danseuse est ce soir entourée d’un essaim d’hommes. Elle virevolte avec l’un puis avec l’autre. Les autres regardent en attendant leur tour. Elle n’en choisit aucun, elle n’en désire aucun. Comment cela se peut-il ?

Quant à la fenêtre des jeunes mariés, elle est toujours obstruée par le store. Leur histoire ne progresse pas. Les gens heureux ne produisent pas d’histoire intéressante. Ils sont même ennuyeux. Jeff a besoin d’action.

Justement, à une autre fenêtre, l’homme aux rosiers, la cinquantaine, grand et épais, apporte le dîner sur un plateau à sa femme alitée et dépose un baiser tendre sur ses cheveux. Il y a une fleur sur le plateau. Elle la saisit et la jette sur le lit. L’homme fâché s’en va en claquant la porte. Il appelle quelqu’un au téléphone. Elle mange un peu puis se lève pour l’écouter en cachette. Elle l’interrompt en se moquant de lui. Il raccroche et s’en va, humilié et excédé.

Ce texte, extrait du roman La mécanique du désir, est publié avec l’aimable autorisation de Marie-Philippe Joncheray.

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