CYRIL JÉGOU, Derrière l’aiguilleur des rêves.
Interview de l’auteur de la dystopie onirique L’Aiguilleur des rêves.
Nous avons posé quelques questions à Cyril Jégou, auteur, scénariste, autour de son roman chroniqué en nos pages il y a quelques semaines. Nous avons un peu orienté celle-ci sur les questions sociales et politiques que suscitait chez nous le roman, mais nous voulons préciser que ce livre reste un divertissement, intelligent, et non un manifeste. Comme quoi les questions politiques peuvent divertir, comme quoi l’intelligence d’un livre peut divertir, et comme quoi, même une fois celui-ci refermé il peut continuer à nous questionner sur des fonctionnements.
L’interview.
Litzic : Bonjour Cyril, tout d’abord, première question de routine : comment vas-tu ?
Cyril Jégou : Très bien, merci. Et toi ?
L : Eh bien ça va ! Peux-tu nous expliquer un peu qui tu es ? Qu’est-ce qui t’a mis le pied à l’étrier de l’écriture et quels sont un peu les auteurs et livres qui t’ont donné goût à raconter des histoires ?
Cyril Jégou : Originaire de Paimpol (22), Je vis en Ille et Vilaine près de Rennes. L’aiguilleur des rêves est mon quatrième livre après Rennes Kangourou Box (roman cyberpunk) et deux biographies sur le groupe de rock américain Pearl Jam.
En ce qui concerne les écrivains de ma jeunesse, je citerai Jules Verne, Victor Hugo, Tolkien, Rimbaud, Kafka, des recueils de Fredric Brown. Je pense m’être lancé dans l’écriture après avoir digéré les chroniques martiennes de Ray Bradbury.
Plus tard : la trilogie new-yorkaise de Paul Auster, les premiers Dune de Frank Herbert, la conjuration des imbéciles de J.K.Toole, le monde selon Garp d’Irving, Camus, Neil Gaiman, Chuck Palaniuk, Bret Easton Ellis, Philip Pullman, quelques James Elroy… etc. Dernièrement je me suis mis à lire des polars dans l’idée d’en écrire un.
Je ne suis pas du tout un grand lecteur, mais quand j’apprécie un texte, je peux le relire plusieurs fois pour tenter d’en cerner la mécanique. Je dévore beaucoup de BDs, de romans graphiques. Et puis il y a le cinéma (Lynch, Kubrick, Aronofsky, kurosawa…) qui m’a aidé à raisonner par plans dans mes descriptions en écriture.
L : Tu es scénariste lit-on sur la 4ème de couv. Quels types de scénarios écris-tu ? Quelles sont les différences entre l’écriture scénaristique et l’écriture de roman ? S’apportent-elles mutuellement quelque chose ?
Cyril Jégou : Principalement des scénarios de bande dessinée : le manga humoristique Bubble Gôm Gôm, la série de gags S-F Cosmozone (toutes deux écrites sous le nom de Cyb). Il y a peu de différences entre BD et écriture de roman, mais dans le cas de la bande dessinée, le scénario est une partie du résultat final et est contraint de dire un maximum de choses en un nombre limité de pages. C’est une écriture très épurée qui doit laisser sa place au dessin. Le roman quant à lui permet de creuser davantage (la psychologie d’un personnage, le contexte, le passé), de prendre le temps du développement, voire d’expérimenter. L’écrivain se retrouve rarement avec une contrainte du genre : « vous devez raconter cette histoire en 254 pages, pas plus, pas moins ». Produire des scénarios des bandes dessinées m’a permis d’être plus concis dans l’écriture du roman, ce qui est indispensable.
« Je ne suis pas du tout un grand lecteur, mais quand j’apprécie un texte, je peux le relire plusieurs fois pour tenter d’en cerner la mécanique. »
L : Tu as sorti un roman en 2021, L’aiguilleur des rêves. Quelle en a été la genèse ?
Cyril Jégou : L’idée est apparue comme un défi il y a au moins vingt ans. Un ami m’a sorti une idée de titre de livre, l’aiguilleur des rêves. Partant de là, j’ai imaginé la nouvelle que m’inspirait ce titre mystérieux. Dès le départ il y avait ce type qui apparaît, sorti du désert, sans mémoire, avec son contrat de travail en poche. Il aurait pu n’être que ça : un travailleur corvéable jusqu’à la mort, à la tête vide. Mais ce gars-là va se poser quelques questions, va développer une allergie au sérum des rêves que tous les travailleurs de cette plaine désertique s’injectent. Après deux versions format nouvelle, j’ai laissé dormir le tout dans un tiroir pendant quinze ans avant de m’y remettre à l’époque des manifs des gilets jaunes. J’en suis arrivé à cette troisième mouture plus cohérente, plus politique, avec plus d’épaisseur.
L : D’où t’es venu l’idée de ce monde de sable et de soleil permanent ?
Cyril Jégou : Le soleil perpétuel, c’est le temps qui se fige, les habitudes qui cimentent nos certitudes, la fin du mouvement, la mort. Dans un monde parlant de cargaisons de rêve liquide dans des wagons, l’impossibilité d’un soleil toujours au zénith nous met d’office sur nos gardes, en porte-à-faux avec la réalité.
Il me fallait un contexte rude, perdu, possiblement désertique, à l’image d’un monde qui aurait sacrifié son environnement ; un univers hors-sol. Ceci associé aux phénomènes de mirage, d’illusions et de perte de réalité propre aux déserts, aux fortes chaleurs. On peut également penser aux films de western qui, sous un soleil brûlant, évoque l’individualisme et la bannière héroïque du capitalisme US d’après-guerre. Car la question de l’individualisme, par opposition au collectivisme, au corps social, est pour moi l’un des points cruciaux du livre.
L : Ton livre est une dystopie qui nous place du point de vue de Connelly. Il prend peu à peu conscience de sa propre vie au fur et à mesure des pages que nous tournons. Crois-tu que la mémoire soit comme un livre ? Pourquoi ce postulat de départ d’ailleurs ? Il semble que personne n’aie véritablement de passé dans ce livre. Pourquoi ? On pourrait y voir une métaphore de l’écrivain qui commence sur une page vierge de toutes considérations qu’il noircit peu à peu, comme Connelly se crée, à partir de son arrivée sur la plaine, une histoire. J’ai bon ?
Cyril Jégou : Tout à fait. Comme je te l’ai dit, je suis parti du titre et d’une première image : Connelly qui arrive dans la plaine à pied, seul. Le lecteur plonge dans un univers clos, sans référence, sans histoire. Il en est au même point que le héros lorsqu’il aborde les premiers chapitres. Connelly ne va acquérir son expérience et sa réflexion que par les faits du livre. Les éléments antérieurs au texte, Suzanne en particulier, n’ont pas été vécus par le lecteur et vont donc être remis en question. Héros et lecteur vont cheminer ainsi le long des rails, décrypter le fonctionnement de cette plaine, et chercher s’il faut s’investir ou fuir.
Je ne sais pas si le livre peut se revendiquer mémoire à lui seul, mais les fils qu’il tisse produisent des résonances avec notre vécu et questionnent ce monde bercé d’automatismes et d’habitudes qu’on ne questionne plus. Ça me rappelle cette vieille idée : celui qui oublie le passé se condamne à répéter les mêmes erreurs. Mais l’histoire ne s’efface pas, sa réécriture profite toujours à une idéologie. On en voit d’ailleurs l’illustration dans la campagne présidentielle en cours en France.
« Le soleil perpétuel, c’est le temps qui se fige, les habitudes qui cimentent nos certitudes, la fin du mouvement, la mort. »
L : Tu mêles donc l’histoire de Connelly, intrigante, étrange, avec un discours social, politique. L’étrange, finalement, n’est ce pas ce monde ultra régenté plus que Connelly qui est « innocent » de tout ce qu’il découvre ? Malgré tout, on le sent presque passif Connelly, il se laisse plus entraîner par l’histoire qu’il ne décide de l’écrire.
Cyril Jégou : Tu as raison. Passé le temps de la découverte de cet univers, le personnage central paraît vite désintéressé, passif. Quand un groupe social se transforme en groupe d’individus isolés, il est difficile de se défendre, de s’unir pour revendiquer les mêmes droits, de faire société. Arrive alors l’impuissance, le désintérêt pour la politique, une sorte d’apathie existentielle qui amène à ne plus comprendre ce qu’on fout ensemble. Connelly illustre cette errance de la condition humaine : comme Sisyphe, il se construit par un quotidien répétitif et le plaisir de la maîtrise. Il s’accroche aux gestes répétés de son travail, au réconfort de la routine, et met un point d’honneur à ne pas s’impliquer. Pourtant cette mise à distance n’empêche pas les dirigeants de resserrer l’étau sur les travailleurs, et en premier lieu sur les syndiqués. Ne pas prendre parti n’empêche pas la tempête de nous emporter. L’historien philosophe Howard Zinn disait : « on ne peut pas rester neutre dans un train en marche. » Et si Connelly se pose malgré tout des questions, il y répond rarement, laissant cela au lecteur même si ce dernier n’a pas plus d’indice et doit puiser en lui-même.
L : Pour moi, ce livre pourrait être un western bolchevique. Le côté très soviétique contraste avec cette plaine ensoleillée en permanence. Etait-ce une notion que tu voulais inclure dans ton livre ou est-ce juste le pouvoir de mon imaginaire qui me joue ce tour ?
Cyril Jégou : Oui bien sûr. J’aime beaucoup ton image de « western bolchevique ». La bureaucratie du bloc communiste a beaucoup inspiré l’anticipation et la science-fiction, de par son absurdité, son inhumanité, car quelles que soient les conséquences, dans un tel système personne n’était responsable du pire quand il arrive. Au procès de Nuremberg, quand a été disséquée la mécanique nazie chargée de supprimer les juifs, on a constaté l’absence de sentiment de culpabilité des criminels de guerre, qu’ils soient cadres ou simples tâcherons, du fait de la multiplication des postes : Intel s’occupait des trains, d’autres de la logistique des camps, d’autres encore de la paperasse… etc. Un schéma technocratique horrible pensé pour rendre invisibles les responsabilités.
La façon dont les néo libéraux gèrent le peuple est de même nature : pas de coupable, pas de responsable en cas de casse sociale, en cas de violences policières généralisées… Seule gouverne la loi du marché libre et non faussée. Que le western défende l’individu contre la société, ou que Staline ou Hitler suppriment les droits humains par idéologie nationaliste, dans les deux cas on en arrive au même constat. Les citoyens ne peuvent plus faire société.
Pour répondre à ta question, en cours d’écriture j’en suis arrivé à mélanger ces idéologies néfastes aux droits du citoyen pour produire cette dystopie. La différence avec beaucoup de romans de ce genre, c’est que renverser les dirigeants n’est pas l’objectif principal du livre. Pour moi ce serait plutôt réfléchir à cette question : Sans objectif commun, où allons-nous ?
Mais L’aiguilleur des rêves est également un roman fantastique, onirique, dans lequel on peut flâner, parfois se laisser porter sans se prendre la tête.
« Avec l’avènement de l’individu-roi, l’information devient divertissement sans débat de fond… »
L : Ton roman est assez noir, notamment sur l’aspect relatif à la manipulation des masses (les lettres de Suzanne, la révolte qui gronde etc…) . Penses-tu que nous soyons nous aussi manipulés par les médias, les réseaux, les écrans ? Est-ce que, malgré son aspect « conte », ce roman n’est-il pas une critique d’un monde qui court à sa perte ?
Cyril Jégou : Oui en partie. Il y a un peu du 1984 d’Orwell dans cette plaine désertique. Dans le livre, l’image et les infos servent de divertissement au sens premier, à savoir détourner l’attention, à empêcher le débat, à engluer la réflexion. Il en est de même pour l’administration des départements qui gesticule à faire croire qu’elle va s’occuper des problèmes des salariés.
L’une des rares fois où Connelly affronte l’administration (suite à un incendie sur son lieu de travail), il se retrouve empêtré dans un discours managérial, puis participe à une réunion avec des responsables qui vont lui confisquer son problème, parler dans le vide et trouver une solution obsolète à moindre coût, tout comme, le gouvernement Macron qui, au lieu d’investir dans l’hôpital public, dans l’éducation et l’aide aux petites PME, a préféré mettre en place des numéros verts pour les salariés qui ont des problèmes. Divertissement… Ensuite, comme les numéros verts ont leur limite, sont arrivés les CRS.
Instruments du pouvoir, les médias ne participent pas, ou peu, à la formation d’esprits critiques et citoyens. Depuis l’ORTF ils peignent un tableau propagandiste de la pensée conforme ; le mirage nationaliste, patriarcal, avec la famille hétérosexuelle blanche au centre de la photo. Quand vous possédez les médias, vous pouvez vous acheter un président, un pays.
Trump et Macron en sont la preuve, et Berlusconi avant eux. Avec l’avènement de l’individu-roi, l’information devient divertissement sans débat de fond ; juste des gesticulations et l’humeur calibrée de médiacrates influents. Pour autant, la question reste la même : que faisons-nous ensemble ? On peut critiquer les médias encore et encore, mais ils ne sont pas directement responsables du vide laissé par notre passivité face à l’histoire. Le problème central est celui du choix : engagement ? Passivité ? Connelly hésite et finira par tendre vers le réflexe individualiste du repli sur soi et de la fuite.
L : Si tu devais mettre une bande son sur ce livre, qu’elle serait-elle ? Peut-être de la cold wave ? D’ailleurs en as-tu écouté en l’écrivant ?
Cyril Jégou : J’en ai écouté, mais la musique n’a pas participé au processus créatif. Si je devais choisir quelques titres :
Alice in Chains – Stone
XTC – Making plans for Nigel
The Cure – Pictures of you
Archive – Again (You all look the same to me)
Dire Straits – Telegraph road
Reagann – Maybe we should have killed Nixon
System of a down – Spiders
Mad Season – Wake up
L : Le roman est paru chez Kämbarka productions. Qu’est-ce que cette maison ? Est-ce toi qui l’a fondée ?
Cyril Jégou : Oui. Il s’agit plus d’une vitrine me servant à rassembler sous une même bannière mes différents travaux qu’une maison d’édition. Les trois quarts de mes livres sont auto-édités.
L : Travailles-tu sur un autre roman en ce moment ?
Cyril Jégou : Plusieurs travaux sont en cours, dont des recueils de nouvelles et un roman jeunesse fantastique, pour les plus aboutis. Je développe également un roman mélangeant policier, S-F et humour noir. Bref, pas mal de choses sont en route, sans date de sortie pour l’instant.
L : Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter de bon pour les jours, semaines, mois à venir ?
Cyril Jégou : Le retour à un monde normal, éco-responsable et citoyen ? Ce que je te souhaite aussi au passage, avec le retour du rock parce qu’il y en a marre de l’auto-tune !
L : Merci d’avoir répondu à ces quelques questions !
Cyril Jégou : Merci à toi !