CYRIL JÉGOU, L’aiguilleur des rêves (Kämbarka productions)

l'aiguilleur des rêves cyril jégouWestern onirico-surréaliste.

Connelly débarque un beau jour, écrasé de soleil, sur la plaine ensablée. Il doit prendre son nouveau poste, celui d’aiguilleur des rêves, au poste 2379. Son boulot consiste à assurer le passage de convois qui transportent une cargaison très spécifique, puisqu’il s’agit de la substance (liquide) des rêves. De Connely, nous ne connaissons rien. Lui-même ignore tout de lui. Seule certitude, il aime Suzanne.

L’aiguilleur des rêves (publié chez Kämbarka Productions), à la fois dystopie, conte sociale et onirique, nous plonge dans un monde étrange, un monde dans lequel il fait tout le temps jour, chaud, où les aiguilleurs (et d’une manière générale, implicite, tous les travailleurs) sont payés d’une fiole de rêve liquide. Avec une plume habille, Cyril Jégou évoque un monde prolétaire exploité, le droit à la différence, la prise de conscience, les soulèvements ouvriers, mais aussi le caractère implacable d’une politique ne souffrant aucune contestation possible.

soutenir litzic

Pour faire en sorte que litzic reste gratuit et puisse continuer à soutenir la culture

Le livre.

« Personne ne savait grand-chose sur Connelly, juste que, comme les autres, il était apparu un matin entre deux paires de rails. Crachée par l’horizon huileux du désert blanc, sa silhouette s’était détachée des mirages… »

La quatrième de couverture est intrigante. Le roman ne l’est pas moins. Ce personnage débarque un jour, va prendre ses fonctions, machinalement. En effet, il ne sait rien de lui, ni pourquoi ni comment il est arrivé là, dans ce désert chauffé à blanc, vaste plaine sillonnée de dizaines, de centaines peut-être, de lignes de chemin de fer.

Sa mémoire, croit-on de prime abord, est vacillante, voire totalement inexistante. Petit à petit, on découvre que cette apparition est comme une naissance pour Connelly. Seul point qui le rattache à un hypothétique passé, ce souvenir, présent, comme un mirage persistant : Suzanne, la femme qu’il aime, mais qui est retenue à son poste, ailleurs.

Western.

Le paysage âpre, désertique, nous évoque un western. Mais bizarrement, un western un peu détraqué, du genre western prolétaire, presque soviétique. Les hommes, en tout cas les aiguilleurs des rêves, forment une troupe d’ouvriers s’échinant à ce que les convois qu’ils ont en charge parviennent bien à leur destination finale. Mais d’où viennent-ils ? Que transportent-ils véritablement ? Et eux, les Aiguilleurs, qui sont-ils ? Qui les dirige ?

Manque de moyens, paye de misère, si ce n’est cette fiole de rêve censée amoindrir la rugosité de leur travail. Ils sont censés s’en injecter une dose pour rendre leur condition supportable, en passant, pour ce faire, par le rêve. Pas de bol, Connelly, lui, cauchemarde. Et ça ne passe pas auprès des autorités qui voient en lui une anomalie.

Surveillé à outrance, ausculté sous toutes les coutures, Connelly commence à s’interroger sur le sens de sa vie, sur cette mémoire dont il ne récupère aucun fragment. Quand des incidents arrivent sur sa ligne, il tente de prévenir une hiérarchie mouvante, presque holographique tant elle manque de corps, mais aussi une administration lourde, sourde. Livré à lui-même, il dérive petit à petit.

Des lignes de fuite.

Cyril Jégou nous balade au fur et à mesure que progresse son intrigue. L’aspect onirique, porté par une plume poétique gorgée d’images surréalistes (ces poissons nageant dans le ciel, les bateaux volants), nous berce dans un premier temps, avant que nous ne pigions que rien ne tourne rond dans cet univers balisé, où chaque pas de travers est immédiatement sanctionné.

Les rencontres que fait Connelly l’entraînent plus loin dans sa prise de conscience de lui-même, prise de conscience pas du tout du goût des « autres ». Il remet tout en question, le fonctionnement de son poste, l’amour de sa vie, et la révolution, autant intérieure que sociale, extérieure, guette. La plume, jamais véritablement sereine, et ce dès le début du livre, devient de plus en plus paranoïaque, sans pour autant le devenir à outrance, plaçant le lecteur dans une sorte de fascination un peu étrange, pleine d’un espoir qui finalement ne fait que l’effleurer. L’auteur parvient donc à nous maintenir dans un état d’interrogation permanent, nous faisant progresser en même temps que son personnage.

Conscience

Petit à petit, nous prenons conscience de ce qui se trame un peu partout dans le monde réel, cet endoctrinement par le travail et les bas salaires, par le manque de moyens, par cette politique qui dit « à quoi bon changer quelque chose qui fonctionne, même mal, parce que changer, ça pourrait être pire » (oubliant que ce changement peut aussi s’avérer grandement positif). l’impossibilité d’être entendu par une autorité compétente et un tant soit peu humaine, par notre incapacité à réagir, par la violence de la répression (l’exemple des Gilets Jaunes nous vient spontanément à l’esprit), vient plomber les espoirs de Connelly (et les nôtres).

Loin d’être une fable, L’aiguilleur des rêves nous évoque les révolutions prolétaires, les mouvements syndicaux, ceux qui ont fait que nous avons obtenu des droits qui aujourd’hui sont bafoués et annihilés progressivement.

Révolutionnaire.

Ainsi, ce roman dystopique, loin d’un simple divertissement (il en possède les qualités, par son rythme, par la plume qui déroule une histoire qui nous cimente au texte), est une incitation à se réveiller. Rêver, c’est chouette, mais s’enfermer dans des songes est un leurre. Pendant ce temps se tricotent des lois, des textes, visant à chaque jour réduire nos libertés.

Prendre les armes ou bien choisir une voie divergente conduit souvent à la souffrance, à la négation des valeurs d’un état écrasant pour qui l’économie est la seule philosophie. Sans la nommer, c’est bel et bien l’humanité qui est en jeu dans ce bouquin qui ne manque pas de nous impliquer dans notre réalité, à nous interroger sur ce que nous acceptons par lâcheté, par manque de convictions.

En ce sens, L’aiguilleur des rêves, aussi modeste soit-il, fait partie de ces livres qui peuvent nous amener à changer notre regard sur le monde qui nous entoure. Il le fait, fort heureusement, sans tirer sur de grosses ficelles. Les lecteurs que nous sommes font alors leur propre chemin, tirent leurs propres conclusions, sans qu’elles soient imposées par l’auteur. Fin, intelligent, ce roman mature longtemps après la fin de sa lecture. Et c’est tout ce que nous demandons à la littérature : nous faire réfléchir, encore et encore, même la dernière page refermée.

soutenir litzic

Pour faire en sorte que litzic reste gratuit et puisse continuer à soutenir la culture

Nous retrouver sur FB, instagram, twitter

Un autre roman dystopique ? Lièvre Noir de Benoît Behudé

Ajoutez un commentaire