[ CINEMA] ADIEU LES CON-FORMISTES, DUPONTEL

« D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et qu’un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons : sans cela nous en aurions pitié et non colère », Pascal, Pensées, Brunschwig 80.

Adieu les cons, d’Albert Dupontel.

Le dernier Dupontel est arrivé en salle in extremis, signe du destin, comme un (mauvais ?) augure, les portes de la salle se refermant aussitôt derrière lui, proclamation faite du couvre-feu puis du confinement. Coupez ! Noir. Fondu. Enchaîné, bloc opératoire oblige, et sans voie d’issue, nous voici tenus dès lors entre les mains du chirurgien/réalisateur, défaut de formation sans doute pour un ancien étudiant en médecine qu’a été le réalisateur du film.

Puisque ce deuxième confinement, paradoxalement, nous tient à la fois Enfermés et dehors (1999), entre les lisières, tentons de continuer ce travail que débutait Dupontel dès son premier court métrage en 1993, Désiré, incarnant un médecin du futur donnant naissance à des bébés de bien curieuse manière, de s’en tenir donc à la rigueur toute fantasque de l’haruspice, d’être à la fois dedans et dehors les corps filmés, d’examiner les entrailles de toutes les victimes de Dupontel, de sortir ce qu’il y a dedans son cinéma dehors, anatomisant la tripaille des poulets et autres corbeaux et corneilles de la société (vu par) Dupontel faite de gardiens proliférants comme ces bons vieux prêtres romains déliraient/devinaient l’avenir.

L’histoire, tout d’abord, qui joue la partition désaccordée bien connue des comédies de couple mal assorti, repose sur la loi des contraires, puisqu’il s’agira d’amour, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. JB/Suze, pourtant éthyliquement prédestinés, aux doux prénoms à la gorge, n’ont rien de commun pour se rencontrer. JB (incarné par Dupontel), informaticien de génie, geek à temps perdu, hacker pour une grande administration à temps-plein, hyper compétitif mais avec un QI émotionnel d’alligator à l’instant de dévorer sa proie, incapable de grammaire sentimentale, n’a jamais su dire je t’aime. De l’informatique à l’infirme il n’y a qu’un pas : JB est empêché de vivre. La faute ne lui en est pas imputable, pour un informaticien, il est trop câblé, empêtré dans ses fils, il ne peut que le péter, son câble, oui, le comble pour un informaticien, péter un câble, aller au court-circuit, jusqu’au burn-out en se passant la corde au cou pour un mariage avec l’éternité, tenter de se suicider, lorsqu’il apprend que la promotion tant espérée lui échappera au profit d’un plus jeune que soi. JB est donc un personnage socialement et intimement confiné avant l’heure. Il pourrait vivre mais ne le veut plus (suicidaire qu’il est) quand s’oppose à lui un personnage qui voudrait vivre mais ne le peut plus (Suze la malade).

Aux antipodes de JB, donc, Suze (jouée par V. Efira), est/a été une grande amoureuse. Mais, sociétalement, était trop jeune pour aimer. Il y a trente ans, elle avait 15 ans et La vie devant soi. Elle aimait. Elle a fait son bébé pas toute seule. Mais non, ses parents, la société tout entière le lui a intimé : « Fais-ta vie ! ». Elle est bien élevée, Suze, elle écoute ses parents, sa société, abandonne son enfant. Mais elle fait tellement bien sa vie qu’elle en crève. Suze, coiffeuse de son état, a trop longtemps respiré de cochonneries à force de laquer, ces sprays vont bientôt plaquer définitivement ses poumons. Elle n’arrive plus à respirer. Elle étouffe.

Qu’elle ne s’inquiète pas, Suze. Elle va s’en prendre une de bouffée d’air, elle va l’avoir sa Ventoline (filmée à l’écran par Dupontel), à l’instant où JB, décidant de retourner contre lui-même le fusil à canon scié qu’il tenait, déjà, dès Bernie en 1996, à la fin du film, déboîtant la tête d’un député (Valois) qui se prenait pour Sarkozy s’adressant à Human bomb, manque pourtant cette fois-ci, dans Adieu les cons, 24 ans plus tard, son suicide. Et depuis son bureau éclate plutôt la paroi qui le tenait à distance de Suze, qui se trouvait au même moment de l’autre côté dans un open space de la DDASS afin d’y retrouver son fils né sous X 30 ans plus tôt (soit Bernie, au fond). Nous voici donc de retour à la DDASS, après que Dupontel y soit passé une première fois, tuyau d’évacuation en main, dans Bernie en 1996, cherchant ses parents avant que, sa mère, dans Adieu…fasse le trajet inverse, que Dupontel, donc, y revienne, de sorte que, dans Adieu les cons, la boucle semble bouclée, Suze venant enfin rechercher son Bernie.

Mais tous deux, empêchés d’abord, avec tous ces bureaux dans le bureau, séparant encore JB et Suze, Château à la Kafka où les administrations s’emboîtent les unes dans les autres, matriochka infinie, de laquelle JB et Suze vont toutefois, enfin, parvenir à s’extraire. Car si JB, à l’instant même d’avoir manqué son attentat personnel, va immédiatement être considéré comme un terroriste par son administration comme la police, Suze, quant à elle, A bout de souffle a encore des yeux dans un monde du panoptique, de la surveillance généralisée plein d’aveugles paradoxalement.

Simple effet de physique de base : trop de lumière n’a jamais permis de mieux voir, mais d’aveugler. Un surcroît de lumière n’éclaire pas mais blanchit. Efface. Suze, dès lors, pour mieux voir dans ce monde de la cécité va recevoir en cadeau les yeux de JB. Elle verra à la place de JB, quand JB sera ses jambes électroniquement. JB/Suze, un corps/esprit. Avec son don de voyance comme Cassandre, à qui JB/Apollon, amoureux d’elle, lui confie ce don, d’avoir tout visualisé, profite de la Panique dans la foule, décide d’emmener JB à l’extérieur du bâtiment, jusqu’à un rond-point où ils scelleront leur destin. Suze propose dès lors un marché à JB : elle témoignera de son innocence dans un monde coupable contre bons et loyaux services si JB l’éméché lui permet de retrouver son enfant né sous X l’année de ses 15 ans, grâce à ses talents informatiques.

Echappée ?

Cela fait bien longtemps que Dupontel rejoue la/sa naissance de ses héros tragiques, ses dépressifs inhibés qui lui ressemble tant (et le magazine Première, de lui reprocher, dès lors, un cinéma aux outrances égocentriques, dans Bernie). Pour preuve, aux questions posées sur par le journaliste F. Taddéi dans son émission Interdit d’interdire, n°160, du 20 octobre 2020, sur ses thèmes de prédilection, Dupontel ne s’en cache pas. Ses personnages, dans ses films, parlent dans sa bouche, depuis sa bouche. Ne parlent que de lui. « Depuis 25 ans, je fais le même film, je suis quelqu’un d’encombré, avec les mêmes névroses, la naissance, la carence affective, les dossiers sous X, l’identité qui est floue, etc., certainement il y a rapport avec moi […] ».

Ses névroses, c’est dès lors « une niche mentale que je m’efforce d’explorer année après année, il y a d’autres facettes dans cette niche mentale, ce qui fait les nuances […] ». En effet, dans ses films, de personnage en personnage, se (dé-)construit Dupontel boule à facettes. Qu’il s’agisse de Désiré, en 1993, court métrage se déroulant dans une maternité du futur, ce même Désiré devenant en 1996 Bernie à 30 ans, tente précisément de faire de son abandon la matière d’une chance. Puis, exploration oblige, Désiré/Bernie se métamorphose dans le film suivant en Darius, pour faire de sa névrose la substance d’une œuvre dans Le créateur (1999), parce qu’il faut bien écrire le scénario de sa propre vie (dans une pièce de théâtre) quand on en est dépossédé, non pas tant par les autres, on y reviendra, que par soi.

Désiré/Bernie/Darius, quelques temps plus tard, ce drôle de singulier pluriel, deviennent Le vilain en 2008, parce que transmué, entre-temps, en Roland le SDF, qu’ils étaient Enfermés dehors (2005) depuis bien trop longtemps, parce qu’il n’y avait pas encore d’issue, parce que personne ne voulait d’eux, qu’il fallait donc bien manger, de sorte qu’il leur a fallu commettre sans doute quelques braquages, donc, Désiré/Bernie/Darius/Roland le SDF devenant Le vilain, retournent chez leur mère après quelques casses, qui va s’efforcer de faire leur retard en matière d’éducation. Échec. De naissance en (re-)naissance, mauvais karma, à refaire sans cesses le même trajet, les voici cette fois-ci réincarnés quelques années plus tard en Bob le criminel.

Mais à force de visages, ce Janus multiface fait alors un enfant à une juge qui ne peut pas, forcément, s’en souvenir tellement Dupontel est nombreux en son personnage, dans son film 9 mois (2012). A mesure de se voir délivrer un refus de (re-)naissance permanent, Désiré/Bernie/Darius/Roland/Le vilain/Bob modifiés/morphés quelques temps plus tard en Albert Maillard vont, alors, avoir l’idée de se bâfrer à l’autre bout de la chaîne alimentaire, ressuscitant fictivement des morts de la Grande guerre dans Au revoir, là-haut en 2017.

Mais, s’il est toujours question de naissance, et donc de mort, dans le cinéma de Dupontel, ses héros ne naissent pas pour autant dans les choux mais d’un Casse, normal pour un fan revendiqué de Belmondo, parce qu’il faut bien braquer sa vie quand on a omis de vivre, lui qui, Désiré/Bernie/Darius/Roland/Le vilain/Bob/Albert Maillard/Dupontel a sorti un jour sa tête d’un mur, pour la première fois, en 1996 (scène d’ouverture de Bernie), la ressort aujourd’hui à l’occasion d’Adieu les cons, thème qu’il reprendra dans son prochain film, 2nd tour, en incarnant un politique, ce même politique, sans doute, le député Valois à qui Bernie explosait la tête en 1996. A force d’être plusieurs, Désiré/Bernie/Darius/Roland/Le vilain/Bob/Albert Maillard/JB/Dupontel, on forme un peuple. On a besoin d’une constitution. On est dans la nécessité de se trouver un gouvernement de soi.

Premier enseignement de cette transmigration des ânes : la naissance n’est jamais affaire de biologie pour Dupontel. On ne naît pas chez Dupontel. On se naît. On s’accouche. On s’invente le jour le jour, chaque jour passant étant un consentement ou un refus à ce qui survient. La naissance n’est jamais derrière soi. Elle est toujours devant. Dans un à-venir. Elle est pro-jetée comme les bébés sont littéralement expulsés des ventres des mères, seuls, tout seuls, dans Désiré.

Deuxième enseignement de cette métempsycose filmique, dans chacun des films de Dupontel, il y a un oubli à l’inauguration de sa chanson de geste, qu’il s’agit donc de mettre en fiction, pour que son héros retrouve la mémoire, chaque film étant l’occasion de refaire en la reprenant la naissance de ses protagonistes. Quand Désiré, en 1993, refuse de naître, oubliant de sortir du ventre de sa mère tandis que sa naissance était programmée informatiquement à la seconde près, il est sorti au forceps par les force de l’ordre fusil en main, fusil qui ne va pas cesser de jouer le rôle de lien logique de film en film, passant de main en main. Le récalcitrant Désiré, qui s’est retrouvé entre-temps à l’orphelinat, est rebaptisé en 1993 par Dupontel : Bernie, oublié/abandonné par ses parents, ne rate pas malgré tout sa vie, en devenant l’auto-réalisateur de sa naissance dans Le créateur qui, en 1999, aperçoit pourtant bientôt son visage sur une affiche de pièce de théâtre, se rappelant qu’il a oublié de l’écrire. Carrière brisée, il devient sans doute un SDF, Enfermés Dehors avec tous les autres en lui, en 2005, qui n’a tellement plus d’identité ou trop qu’il se grime en flic afin de se borner dans un moi rassurant pour manger dans leurs cantines. Autant d’impostures ne pouvaient que mal (le) finir, Le vilain cambrioleur en 2008 qu’il est devenu retourne alors se réfugier chez une mère qui avait oublié, à force de temps passé, qu’elle avait un fils. Converti quelques années plus tard en Bob, ce criminel ne prendra pas que 9 mois ferme mais perpet’ pour avoir fait un enfant à sa juge, Ariane (Felder) qui a perdu le fil, oubliant complètement sa nuit débraillée avec Bob. Devenu arnaqueur durant l’après Grande guerre de 14, le dépressif tente de redonner vie aux morts oubliés de France en tentant une arnaque aux monuments qui leur sont dédiés. Tant de (mauvais ?) génie ne pouvait que le conduire à devenir cet informaticien qui aimerait tant dire Adieu à ses cons aujourd’hui, lui qui, désormais, a oublié de vivre, quand les autres personnages du film, du Dr Lint (J. Berroyer) – qui a accouché Suze à 15 ans, a perdu la mémoire depuis –, à M. Blin (N. Marié), – qui rejoindra dans leur quête JB/Suze, a oublié de voir, aveugle qu’il est.

Le cinéma de Dupontel, dès lors, de Bernie jusqu’à Adieu les cons, s’époumonerait-il à filmer jusqu’à Suzer définitivement une fuite en avant désespérée de ses personnages ?

A une nouvelle question posée par F. Taddéi, Dupontel répond sans ambages : « J’ai l’impression que votre film est votre Bonnie and Clyde à vous, chaque réalisateur ayant voulu faire le sien propre », et d’égrener la liste : Easy Rider de Dennis Hopper, La ballade sauvage de Terrence Malick, Bertha Boxcar de Scorsese, Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman, y compris Spielberg, avec Sugarland express et même Clint Eastwood, avec L’épreuve de force. Et Dupontel de répondre, sans hésitation : « Non, rien à voir : dans les films cités ce sont des marginaux, pas JB/Suze, qui se veulent intégrés mais dans un monde qui, lui, est déviant ». Et s’ils sont en rupture de ban, en guerre ajoute Dupontel, ce n’est jamais principalement les autres, c’est contre leur propre parcours. « Ces gens sont des accidentés de la route, ce qui va leur permettre d’avoir accès à eux-mêmes ». Quant au rôle de la police, dont les critiques de cinéma reprochent parfois à Dupontel d’en faire un usage trop souvent manichéen, de proposer un cinéma au « soubassement moraliste et sentimental », il faut le marteler : « La police n’est pas leur ennemi principal », dit le réalisateur. Ils sont d’abord et avant tout en guerre contre leur propre aventure humaine. Dupontel se dit dès lors davantage du côté de Thelma et Louise, à filmer une histoire d’amour, dans un monde du contrôle, hyperconnecté mais qui, paradoxalement, ne voit plus rien. Une société du contrôle comme de la surveillance où plus personne n’aperçoit l’essentiel.

En quoi consiste, dès lors, cette (re-)naissance indéfinie que Dupontel filme sans cesse à travers ses personnages depuis pratiquement 30 ans ?

S’il est vrai que JB/Suze ne sont pas, en apparence, des gueules cassées de la société que Dupontel avait pourtant pris la peine de filmer depuis toujours, le problème est toujours le même. Ils vivent un déséquilibre intérieur aussi. Comment donc accoucher de soi ? Réponse : il faut faire des efforts colossaux pour se montrer dans la normalité. Un effort harassant filmé par Dupontel, toujours depuis des cas singuliers. C’est que dans la vie, il y a des échéances pour Désiré/Bernie/Darius/Roland/Le vilain/Bob/Albert Maillard/Dupontel : la vieillesse pour JB, la maladie pour Suze. Que faire ?

La société a choisi : elle expulse le corps parasitaire. La scène d’introduction du film le met en scène manu militari : Suze, face à son médecin, se voit expliqué doctement comment son corps, parce qu’il ne reconnaît plus ses cellules pleines de produits chimiques contenus dans les sprays, ne va sans cesse produire qu’un seul effort désormais : s’en débarrasser : « Les sprays que vous utilisez ont abîmé vos cellules bronchiques et vos anticorps ne les reconnaissent plus », « Pourquoi ils font ça mes anticorps ? », « Ils prennent vos cellules esquintées, ne les reconnaissent pas, les trouvent suspectes, allez hop, dehors ! C’est comme la police quand elle se trompe, ça fait des dégâts. » « Ils sont bêtes mes anticorps », « La métaphore sur la police n’était pas tout à fait innocente ». Un contrôle d’identité qui dérape, opéré tant par le corps social (la police/la médecine/les patrons) que son propre corps (Suze), le psychisme encore (JB) où plus personne n’est reconnue/ne se reconnaît. Perte d’identité, le médecin, à l’instant de recevoir Suze, ne sait pas l’identifier par son nom de famille : « Mme Trapin, Mme Trapi, Mme Trapo… », et Suze de corriger : « Mme Trapé ». Oui, Madame Trapé ne peut pas être attrapée, appréhendée dans son identité, car elle est bel et bien a-ttrapée. Le préfixe a-, qui est la première lettre de l’alphabet, l’origine embryonnaire du monde de Dupontel comme sa grammaire, origine à la source de laquelle il s’efforce de remonter en permanence en un impossible voyage, ce préfixe a- rejoint tous les autres de son cinéma : l’a-patride comme l’a-social, le sans-naissance, parce que trop conformiste ici (l’obéissance de Suze à ses parents/celle de JB asservi à ses patrons, qui voudrait même encore leur offrir sa mort, en se suicidant).

Le cinéma de Dupontel, en somme, ne cesse pas de tourner dans ses questions, de la naissance à la mort, de la mort à la renaissance, en passant par l’éducation, car tout comme on ne meurt pas qu’une fois chez Dupontel (chaque renoncement de ses personnages étant leur signe de croix), on peut renaître en autant d’occasions. Le rond-point, dans le film, là où, enfin, JB et Suze, trouvent refuge pour la première fois est, à cet égard, à l’initiative d’un mouvement que JB/Suze devront emprunter désormais afin de se sortir d’eux-mêmes. S’il pourrait apparaître comme un clin d’œil fait aux manifestants et révoltés du monde entier, des gilets jaunes en France aux Egyptiens de la place Tahrir, qui en ont fait leur (rond) point de ralliement, on pourrait toutefois tenter d’emprunter autrement cette voie, qui semble constituer l’une des clés du cinéma de Dupontel.

Une marche sans but ?

Dupontel, dans ses films, ne montre pas principalement l’enfermement (dans un corps, dans une identité, dans une société) : il montre l’évasion. Il filme des échappées. JB, incapable d’affronter la réalité, s’évade, en geek qu’il est, dans le virtuel. Une échappée définitive ? Suze, qui s’étonne de le revoir après avoir été récupéré pourtant par ses anciens patrons comme la police, lui demandant s’ils l’ont laissé libre ou s’il s’est plutôt échappé, JB répond : « C’est provisoire ». Tout est toujours provisoire, révisable, précaire, à l’infini, aucune prédestination n’est à l’œuvre dans les films de Dupontel. Rien n’est jamais assuré, de sorte que la vie d’un individu doive en permanence se réarmer (d’où la prolifération des armes dans ses films), au sens de se réassurer. Cette évasion n’est cependant pas une libération (des contraintes sociales, du travail, de son corps, de son psychisme) qui culminerait dans l’élimination, à la fin du film, de JB/Suze par la police, c’est une manière de conduire sa vie, une manière bien singulière cependant. Sortir de soi/s’extraire de son milieu/de sa société en faisant de l’expérience de ses échecs la matière d’une chance doit être l’occasion pour chacun de s’éduquer, par soi-même, à marcher d’un pas neuf pour se déplacer désormais dans sa vie, le pas plus léger. JB/Suze, au fond, doivent apprendre à marcher non plus en optant désormais pour la voie droite, rectiligne, rassurante de tous les assis, en se conformant aux bienséances comme aux ordres du troupeau, des règles qu’on leur a apprises, sans doute, mais aussi se défaire du gardien de troupeau qu’ils sont devenus eux-mêmes. Il s’agira pour eux, désormais, de déambuler dans le monde.

Les prénoms des deux protagonistes du film indiquent la direction de cette surprenante marche : JB et Suze renvoient explicitement à de célèbres marques d’alcool. Que peuvent bien signifier dès lors, ce JB comme cette Suze, à l’égard des obsessions de Dupontel cinéaste ? Cette référence à l’alcool tendrait à montrer que, paradoxalement, cet alcool, pourvu qu’ils sachent en user, est un alcool qui produit un curieux effet à son contact : la lucidité. En les faisant tituber – et les obstacles rencontrés sont nombreux – en marchant de travers, cet alcool va leur permettre d’apercevoir enfin leur existence dans ses dimensions réelles. Voir de travers le monde comme il va, leur vie aussi, c’est finalement les voir tels qu’ils sont. L’ébriété comme seul remède, non pas tant comme fuite que comme retrouvaille avec le monde comme soi-même.

Ce thème, on ne peut pas ne pas le relier à un personnage célèbre de la littérature, dans le roman de Malcolm Mc Lowry, dans son œuvre maîtresse Au-dessous du volcan, qui en montre, comme les films de Dupontel, tous les enseignements à tirer. En effet, qu’ils soient à peine nés (Désiré) ou trentenaire (Bernie, Darius, Le vilain), quarantenaire (Suze) ou cinquantenaire (JB), chacun des personnages de Dupontel est filmé à l’instant de leur véritable (re-)naissance. A peine (re-)nés, jeunes, si jeunes, trop jeunes, les voici dans l’obligation d’apprendre la station debout : à marcher, à marcher dorénavant d’un certain pas, ce qui ne pourra être fait qu’après avoir traversés leurs défaites. Car les cons de JB/Suze, il ne faut pas se tromper de cible comme le fait le magazine Sofilm dans sa critique du film (https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/adieu-les-cons/), ce ne sont pas les autres, les parents, les flics, les patrons, la société, etc., qui serait une lecture bien trop facile du film de Dupontel. Dire Adieu aux cons, c’est d’abord dire adieu à ses propres cons, se dire adieu à soi : trop con JB de vouloir se suicider encore pour ses patrons, trop conne Suze de s’être conformée à ses parents comme à la société, trop con/trop conne d’avoir été décidés par les autres. Mais cons aussi le médecin, les flics, les patrons, d’avoir cru que le « système » pouvait être en charge de leur bonheur. C’est une bataille contre soi qu’il s’agit de mener. JB/Suze sont d’abord en guerre contre eux-mêmes. Pour s’échapper d’eux-mêmes, ne plus être détectables, sortir de leurs propres radars en somme, une seule solution pour JB/Suze, ne plus marcher comme il le faisait, de la manière dont ils avaient intériorisé ce qu’en disait le « système », se faire sa marche à soi, rejoindre la société des A.A., des Abonnés Absents, à l’instar de l’aveugle qui les accompagne dans leur quête, à l’instar du consul, anti héros dans Au-dessous du volcan, qui n’est pas, à cet égard, un ivrogne ordinaire, mais un ivrogne extraordinairement lucide, un voyant qui se sait plongé dans un état d’ébriété exceptionnel, généralisé.

Le roman raconte en effet l’errance, sur une journée, de ce consul qui est dans un état d’ébriété incomparable, et qui, à cet égard, éprouve la perte de tous les chemins possibles, ne sachant pas où il va. L’expérience semble comparable à la morale provisoire que Descartes déploie dans la 3ème partie du Discours de la méthode, à ceci près que le conseil qu’il se donne à lui-même quand il est perdu dans la forêt (marcher tout droit), est l’inverse chez Lowry : si les chemins de la ville se sont perdus, c’est que sa démarche, en elle-même, conjure les chemins ; il flâne, ou plus exactement, il titube, ce qui lui fait découvrir quelque chose d’extraordinaire : l’homme ivre ne marche pas, il danse, comme le Zarathoustra de Nietzsche (dont Dupontel dit qu’il est sa première source d’inspiration philosophique dans ses films)  ; la marche vise une fin, elle est un moyen, quand la danse est à elle-même sa propre fin : l’homme ivre n’a pas de but/ne doit plus avoir de buts pour JB/Suze.

De la même manière que le danseur ne tend pas la main vers autre chose mais la tend pour la tendre (Montaigne dit : « Quand je danse, je danse » : je ne suis pas ailleurs mais tout dans l’exécution), JB/Suze doivent apprendre, non pas à se rendre quelque part en marchant, mais marcher pour marcher. Ils découvriront alors qu’ils ont beau marcher n’importe comment, ils ne marcheront pas droit d’une certaine manière, ce qui donne dans le langage de Lowry « Tout n’importe comment est un d’une certaine manière » : ce « anyhow et somehow » peut permettre de tenir l’ivresse comme le révélateur d’une intensification fondamentale sur le « réel ». Leur ivresse deviendrait ainsi une affaire de danse : il s’agirait non pas de perdre pied mais sculpter sa démarche de telle manière qu’on éprouve soit parce que l’ivresse nous permet de voir, soit parce qu’elle nous dit de notre propre corps, sculpter ce que l’on éprouve être au plus près de ce que l’on ressent. Il leur faudra, en définitive, apprendre à tourner sans cesse autour de ce rond-point, se con-tourner, dire Adieu à leur con, jusqu’à l’ivresse se tournant en bourrique eux-mêmes au point de se faire perdre tête comme les sens.

Il n’y a plus, il ne doit plus y avoir de chemin à perdre ni à retrouver, parce qu’il n’y a pas, il n’y a jamais eu de véritable chemin. JB/Suze n’ont donc pas perdu le sens de l’orientation se retrouvant sur ce rond-point. Celui-ci n’est pas riche de tous les possibles, ou s’il l’est, c’est pour dire combien les chemins ont disparu autour d’eux et avec une tout autre possibilité de direction : la voie droite s’est désormais perdue, comme au début de La divine comédie de Dante dont Au-dessous du volcan, aux dires de Lowry, se voudrait une sorte de version moderne et ivrogne, dont Dupontel filmerait l’avatar, l’avatar, qui est toujours une métamorphose, la religion hindouiste portant ce thème à son faîte faisant de l’avatar chacune des réincarnations de Vishnou ; JB, quant à lui, n’étant que la réincarnation de Désiré/Bernie/Darius/Roland/Le vilain/Bob/Albert Maillard, autrement dit, Dupontel.

Faire l’épreuve de ses échecs, ce sera ainsi pour JB, lui qui ne cesse pas de géolocaliser le monde de Suze ordinateur en main, boussole des temps modernes, afin qu’elle retrouve son enfant, ce sera donc pour lui, le temps du film, l’occasion d’apprendre de lui-même et par lui-même à renoncer désormais à toute destination prévisible, aux significations dernières, en se plaçant dans un rapport d’ivresse au monde : il ne doit plus ignorer que ce ne n’est pas en marchant droit que l’horizon s’atteint, sans carte ni boussole dorénavant : sans programme (informatique), ou plutôt se dé-programmant, d’un pas neuf qui contrarie l’autre, avec des allers-retours, des tergiversations qui feront ressembler son avancée davantage à une danse qu’à une marche. Entre JB et Suze, peu de différences les opposeront alors, en définitive, du moins auront-ils en commun de ne plus savoir où ils vont, donc de ne pas réduire leur errance à la pauvreté d’un voyage. Raison pour laquelle chaque film de Dupontel, pas après pas, reprend le précédent, mimant ce mouvement, ne pouvant pas l’interrompre, les personnages de Dupontel n’étant pas encore tout à fait sortis définitivement de l’état de minorité dans lequel ils se trouvaient plongés.

Précisément, que doivent encore apprendre les personnages de Dupontel, et, y répondant, l’on repensera à cette scène de Bernie où, une fois quitté l’orphelinat, se retrouvant pour la première fois dehors, en un plan fixe où l’on retrouvera Bernie en plein milieu d’une route, les véhicules allant leur chemin, de droite à gauche, lui immobile ? Bernie, homme couché jusque lors, qui ne connaissait pas encore la station debout (d’ailleurs prend-il un métro ou un train avant de se retrouver à l’extérieur), Bernie renaissant, va devoir, premier pas d’homme, apprendre ce faisant à marcher et, dans sa cadence, dans son mouvement, son impulsion, d’emmener chacun des autres personnages des films de Dupontel, là où le chemin se sera interrompu. Car il s’agit là d’une éducation jamais terminée. On n’a jamais appris à marcher définitivement et fermement cette vie durant. Marcher, avancer, de road trip en road movie, sans doute, mais désormais, ce que doivent apprendre les personnages de Dupontel, et ce ne sera pas simple, ce sera marcher mais sans respect pour l’itinéraire tracé, poétiquement quand Dupontel se réclame du réalisme poétique de Carné/Duvivier/Renoir jusqu’à Bertrand Blier, d’aller donc poétiquement dans le monde simplement au gré d’un sentier ignorant sa fin. Et lorsque la piste s’arrête, lorsque JB/Suze semblent avoir enfin atteint leur but, disparaissant sous les balles de la police, sont-ils effacés définitivement ? Certains critiques considèrent qu’il s’agit là d’une « radicalité en apparence nihiliste et vaguement punk (un adieu définitif à ce monde de merde) » (Critikat, mais aussi les Cahiers du cinéma). Rien de nihiliste ici, pourtant. Les personnages de Dupontel ne disparaissent jamais définitivement : les voici qui, s’interrompant ici, dans ce film, pour ce film, poursuivront malgré tout leur route jusqu’au prochain film de Dupontel afin de s’ouvrir enfin à l’horizon, pour forger le vent à leur image : le corps dépouillé de tout sens à venir, restes oublieux de leurs empreintes, uniquement levés vers un ciel qui les rendra à leur mesure : indisponibles.

Indisponibles ? Il faut entendre, pour conclure, Dupontel s’exprimant sur le cinéma, citant Lynch ou encore les derniers films de Bertrand Blier : un cinéma qui n’a plus sens ni but, un cinéma purement poétique vers lequel il aimerait tendre, mais encore trop engoncé qu’il est dans un « réflexe de petit occidental bourgeois qui cherche toujours à positiver sa tragédie » (entretien avec F. Taddéi) : un cinéma qui, du monde, aurait retranché ses accidents comme ses scories, abandonnerait toute forme, ne lui laissant plus que sa couleur. Cette ré(-éducation) à la marche est finalement celle du réalisateur lui-même qui s’efforcerait de faire enfin son film. Fernando Pessoa l’encodait déjà pour JB : « Pourquoi la vie est-elle si laide ? Parce qu’elle est un tissu de buts, de desseins et d’intentions. Tous ces chemins sont tracés pour aller d’un point à un autre. Je donnerais beaucoup pour un chemin conduisant d’un lieu d’où personne ne vient, vers un lieu où personne ne va ». Errance sans fin ; ne plus être le roitelet de son joli royaume, mais un Charlot qui rendrait la terre enfin habitable (M. Blanchot), une destinerrance (J. Derrida), un délit de fuite permanent.

David Fonseca

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David Fonseca, auteur du mois d’octobre 2020, est un féru de cinéma, de littérature et de rap. Il nous propose cet article dédié à un groupe majeur du rap, mis en image par Spike Jonze (Dans la peau de John Malkovitch, Her etc.)

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