[NOUVELLE] THIERRY GIRANDON, Les pluies partie 1
Découvrez Les pluies (partie 1), première partie de la nouvelle que Thierry Girandon nous a gracieusement permise de publier.
LES PLUIES
Au fond d’une cour d’immeuble, là où jadis logeait la concierge, habitait Jean, un chômeur de très longue durée, sorti des statistiques pour infléchir favorablement la courbe du chômage d’un millionième. Il se disait Français depuis des générations mais avait l’accent d’un étranger originaire d’un pays aujourd’hui disparu. Le drapeau de ce pays était introuvable et sur n’importe quel Larousse. Peut-être avait-il eu le destin d’une Pologne ou d’une Atlantide. Ne subsistait de ce pays que le chapska d’un lancier mort à cheval devant un panzer ou la colonne d’un temple au fond des eaux et qui servait de margelle à une sirène, un silure ou une murène. Peut-être que l’accent de Jean provenait-il de dents supplémentaires au niveau de la mâchoire inférieure. Il donnait l’impression de rire constamment. Son visage était environné de rides : un îlot paradisiaque au milieu d’une mer démontée. Jean n’avait de cheveux qu’au-dessus des oreilles et un crâne qui semblait en tôle parce que bosselé. Dans ses sourcils broussailleux, l’été, on pouvait cueillir des mûres. Il fumait des cigarettes roulées. Une roulée éteinte au coin des lèvres le contentait une journée entière. Il collectionnait ce qu’il trouvait dans ses paquets de tabac, cubiques comme de petits cadeaux trouvés au pied d’un bonzaï : de minuscules clés, des bouts d’ongle, un pignon de pin, un cafard remuant, la patte d’un minuscule oiseau. Il portait les vêtements qu’il trouvait ou qu’on lui donnait, en ce moment, le velours du défunt mari d’une veuve habitant l’immeuble. Il avait porté les vêtements d’un jeune parti guerroyer à l’étranger. Quand la mère croisait Jean, elle lâchait une larme devant Che Guevara ou Kurt Cobain sur les tee-shirts de son fils disparu. Jean avait porté des pattes d’ef’, un boubou, un survêt ’ Adidas ; refusé une robe à fleurs, un kilt, un treillis. Il enfilait un string ou la gaine d’une grosse dame tombés d’un étendage.
Qu’il rentre ou qu’il sorte de chez lui, Jean butait sur les poubelles de l’immeuble. Il était chargé de les sortir et de les rentrer. Il nettoyait la montée de l’escalier et les habitants de l’immeuble le récompensaient d’un restant de gratin, d’une tranche de rôti, d’une part de tarte aux pommes. Jean mangeait sur le coin de sa table en feuilletant un magazine people ou en complétant les mots croisés de vieux journaux. Jean lisait tout ce qu’il trouvait dans la poubelle de tri, parfois des emballages. Il avait adoré un Arlequin où une balayeuse trouvait au fond des chiottes le plus gros bijou du monde, trop lourd pour que la chasse d’eau l’évacue en même temps que la crotte de l’émir. Ce n’était que le premier chapitre du livre. La suite était moins scatologique, plus matrimoniale. En matière de scatologie, Jean se contentait du courrier des lectrices dans les magazines féminins. Celle-là se plaignait que son mari l’enculât toujours en fumant la pipe, celle-ci se demandait s’il fallait rempoter l’automne les anulingus.
Du cafuron de ses chiottes à la turque, bien calé sur les dalles antidérapantes, Jean regardait la télé des voisins du premier. La carte de France semblait punaisée devant lui. Il regardait passer les saisons. Le présentateur annonçait de fortes pluies. Jean cracha dans le trou. Quand il pleuvait abondamment, l’eau envahissait son rez-de-chaussée, parfois remontait par les chiottes en même temps que les crottes des voisins et des téléphones portables. Il était resté de longues heures agenouillé face au trou, certain d’entendre gémir une bestiole. Ne disait-on pas que des crocodiles hantaient les égouts de la ville. Jean aurait aimé remonter un crocodile par la queue. Il avait lu, récemment, dans un livre pour enfants, l’histoire d’un crocodile apprivoisé. L’enfant le cachait dans une bassine, le nourrissait de yaourts. Le crocodile dépérissait avec le sourire jusqu’à se transformer en un lézard et finir en un bracelet d’un joli cuir.
Les pluies annoncées commencèrent la nuit, une pluie très fine, invisible de la fenêtre. Jean dut sortir acheter son pain avec un parapluie que le vent retourna aussitôt. Il découpa la capuche d’un blouson trouvé dans une poubelle pour se protéger la tête, retrouvant ainsi le chapska de son lointain ancêtre. Dans sa lancée, l’eau pénétrant son dos par le cou, il continua sa fouille. Il trouva de vieux magazines télé, un quignon de pain dur que l’eau détrempait, une conserve périmée. Jean ne se souciait pas des dates. Les seuls calendriers qu’il possédait dataient d’un lustre. Il en aimait les photos des chats ou celles des plus beaux villages de France. En décembre, les villages étaient sous la neige et les chats angoras. Du fond, il dégagea un gros paquet oblong entouré de papier kraft et ficelé comme un rôti. Le paquet ressemblait en plus gros, en plus alléchant, à ces surprises que lui offraient son grand-père, parfois, quand il était môme. Au début, Jean ne comprenait pas pourquoi son grand-père lui offrait autant de papier journal jusqu’à ce qu’il trouvât la trompette pleine de bonbons de couleur.
Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Thierry Girandon.
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