[ NOUVELLE ] GUY TORRENS, Bourbon Jack (partie 1)
Première partie de la nouvelle de notre auteur du mois Guy Torrens.
Guy Torrens nous a fait parvenir plusieurs nouvelles susceptibles d’être publiées sur Litzic. Nous lui avons demandé laquelle avait sa préférence, il nous a répondu qu’elles étaient toutes uniques car liées à une histoire. Alors nous choisissons de vous diffuser Bourbon Jack, car il y est question de musique, d’inspiration et d’un chat, très particulier ce chat par ailleurs. Mais cela ne signifie pas que les autres nouvelles que nous avons en notre possession ne méritent pas le détour, bien au contraire ! Elles possèdent toutes ce phrasé particulier qui est inhérent à la patte de Guy Torrens. Peut-être nous en reparlons-vous. Mais en attendant, découvrez ce Bourbon Jack étrange et malicieux.
Bourbon Jack.
Avec tes veines chargées de nuit, tu n’as pas plus ta place parmi les hommes qu’une épitaphe au milieu d’un cirque.
Cioran. Syllogismes de l’amertume.
Je me tenais debout devant la porte de ce rade crasseux et j’hésitais mais c’était le seul ouvert à cette heure-là, pas le choix.
Je m’étais fait larguer et j’étais en eau basse. L’amour laisse des contusions et là pour le coup j’étais bien amoché. Pas envie de rentrer chez moi et de me saouler seul en écoutant la seule musique de ma tête. Drôle de musique : silences et frustrations. J’avais mis mon imper et traîné dans des rues de plus en plus désertes. On se croisait entre épaves de la nuit, chacun dans son monde merdique et déglingué. Certains gueulaient ce qui leur restait de ressentiment ou de colères alcoolisées et ça finissait en gerbes ou en honte ou les deux à la fois.
La lune sentait la merde à plein nez. Je rentrai finalement dans ce bar où personne ne me connaissait. Les lumières étaient bleues, ce qui donnait aux trois clients restants, des airs cadavériques. Ça m’allait très bien. Autant aller au bout. Il y avait un type sans âge derrière le comptoir, genre junkie rock and roll, maigre, teint pâle, cheveux gras et noirs, bagues têtes de mort, collier de chien, bracelet clouté. Ça c’était pour le haut. Pour le bas : slim noir à zips et des creepers noires et fatiguées, j’étais rassuré, la panoplie était complète Il avait l’air de traîner un ennui aussi glauque que ses néons. Je commandai un bourbon. Il me dit d’une voix neutre :
« Monsieur est un connaisseur ». Je sentis une pointe d’ironie mais je ne relevai pas.
Je pris le verre et m’assis à une table près de la vitrine. Au moins je verrai tomber la pluie.
Je remarquai à peine le départ des autres clients. Le type du comptoir avait pris un balai et commençait à nettoyer la salle. Je m’étais dit que c’était l’heure de la fermeture mais il ne disait rien, il se contentait de balayer. Il ferma la porte. Posa son balai, retourna au comptoir et mit de la musique., un truc punk, pas mal du tout. Il se servit un grand verre et s’assit face à moi en disant : « Permettez ». Il était chez lui, donc c’était permis. Mais je craignais d’avoir un barman psy en face de moi et c’était la dernière chose que j’avais envie de supporter. Je pris l’air de celui qui est au-dessus de tout, tout en étant en dessous. Ça, je savais faire, mais visiblement il s’en foutait complètement. Il but une longue gorgée, poussa un soupir de satisfaction et commença son histoire :
« Je n’ai pas toujours été barman-balayeur. J’étais guitariste et un bon. Quand j’avais commencé à tâter de la scène, j’étais propre sur moi, un Pink Floyd de bonne facture. Ma guitare avait six cordes et j’enchaînais, des accords compliqués, des arpèges diaboliques, des solos à n’en plus finir. J’enchaînais, j’enchaînais, j’enchaînais les concerts, les sessions de studio, les villes traversées à la nuit tombée, aucun souvenir de leurs noms, seulement les chambres d’hôtel sans âmes et les restos ouverts tard. Les gens n’existaient que dans la salle, sitôt regardés, sitôt évaporés. Des riffs, des cris hystériques, virtuose de la guitare, même comparé à Jimi Hendrix, applaudissements, et moi je m’emmerdais de plus en plus dans mes santiags rouges en croco et mes tatouages commençaient à me gratter. Une fin de tournée, c’est un grand vide et aussi un soulagement de ne plus voir la gueule des autres pendant un temps.
J’en avais fini une justement, une belle grande qui te met à l’envers et le cerveau en miettes. Bref, épuisé et fébrile, en rentrant chez moi j’étais tombé nez à museau avec un chat, noir très noir, petit et ramassé, félin et craintif, des yeux perçants et vagues, des griffes acérées et rentrées mais qui déjà battaient la mesure. Il m’attendait ou plutôt, elle m’attendait, puisque c’était une chatte. J’avais ouvert ma porte et elle était rentrée distraitement, en flairant partout. Elle s’était installée sur le canapé après quelques griffures obligatoires. Elle avait levé la tête et m’avait dit :
– J’aimerais que tu me joues quelque chose qui te ressemble, pas ces trucs enflés, quelque chose qui est toi.
Je ne sais pas si tu as entendu parler un chat mais ça secoue. J’étais resté sans voix et je commençai à me faire du souci sur mon état mental. Pour conjurer l’hallucination, j’avais fait mes gestes habituels de retour : vider mon sac, ranger ma guitare, prendre une douche, changer de fringues, ouvrir une bonne bouteille. En revenant au salon, l’apparition était toujours là à se faire méticuleusement la toilette, sans faire attention à moi. Son dédain me disait clairement : « alors ça vient, j’ai pas que ça à faire ». Pour m’en débarrasser, j’avais sorti la guitare et avais balancé une mélodie suave, genre berceuse. J’avais l’intention de l’endormir et de la jeter dehors sous la pluie battante. Elle avait daigné lever une oreille et bouger un peu la tête mais à sa moue, je voyais bien qu’elle trouvait ça, au mieux banal au pire à chier. Elle commençait à m’énerver avec son air de princesse je sais tout et j’avais pas besoin d’une bête critique musicale. Je posai ma guitare et je m’apprêtai à la balancer. D’instinct, elle comprit et me jeta un regard tellement suppliant que je mis mon perf et allai au supermarché acheter le kit complet pour félin domestique. A mon retour, piteux et dégoulinant, elle m’avait souri, et si tu n’as jamais vu un chat sourire, je peux te dire que c’est terrifiant. Après cette prise de contact compliquée, on s’était installé ensemble. Je ne lui avais jamais donné de nom, seulement « minette », seulement pour moi, question de repères. J’avais pris l’habitude de répéter mes morceaux face à elle. Elle sur le canapé, moi sur une chaise. Elle n’était jamais satisfaite. Elle balançait la tête et fermait les yeux à moitié et puis elle se levait et me tournait le dos. Là, je savais que ça n’allait pas. Je recommençais mais c’était toujours le même cinéma. Il s’arrêta avec un sourire rêveur sur ses dents manquantes.
Il me demanda si j’en voulais un autre, la tournée du patron. Je ne me fis pas prier d’autant que j’avais envie de connaître la suite. Il se ramena avec la bouteille alluma une cigarette en disant :« C’est permis, c’est soirée privée. » J’en allumai une aussi.
– Ce que tu entends, c’est mon groupe, on s’appelait les « Bourbon Jack », c’était pas pire comme nom que les Pistols, ou Sid Vicious, Johnny Rotten et c’est le résultat de mes dialogues musicaux avec ma muse bizarre, reprit-il. On a eu quelques succès d’estime et puis on s’est séparé, sûrement que notre nom collait trop à la boisson et jouer ivre mort, c’est pas ce qu’il y a de mieux. Bref, le succès, ça va, ça vient et peut-être que je n’en avais plus rien à foutre ; ce qui m’importait c’est ce que ressentait le chat.
– Et alors qu’est-ce qu’il ressentait ?
– Rien. Elle me laissait suivre mon chemin mais en m’orientant de manière sournoise. Elle n’assistait pas bien sûr aux concerts, elle avait horreur du bruit et quand je rentrais tard, elle me faisait sentir par un regard glacé et vert que j’étais une merde de m’exhiber comme ça.
– Elle savait que tu étais musicien pourtant ?
– Oui et ma transformation, c’était elle qui l’avait voulu, mais je n’allais pas assez loin et je pense qu’elle était jalouse, comme c’est pas permis de l’être. Tu veux un autre verre ?
Au point où j’en suis ! Il me resservit généreusement.
Je commençais à me sentir bien et à oublier celui qui m’avait mis cul par-dessus tête. Lui aussi était d’une jalousie féroce et imbécile et contrairement à la chatte, il ne cherchait pas à me faire avancer sur un chemin quelconque, il cherchait seulement à me contrôler, à m’abêtir jusqu’à l’état de larve. Qu’il aille au diable ! Je me jurai de ne plus me laisser faire. Promesse d’ivrogne, mais promesse quand même. Je demandai à mon hôte de continuer son histoire.
Ce texte “Bourbon Jack” est publié avec l’aimable autorisation de Guy Torrens.
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