[ NOUVELLE ] DAVID LE GOLVAN, Narcolepsie.
Découvrez la nouvelle de notre auteur du mois David Le Golvan.
Voici Narcolepsie, la nouvelle de David Le Golvan, notre auteur du mois de mars. La narcolepsie est ce trouble qui provoque des somnolences plus ou moins brusques et fréquentes. Elle touche 0,025 % de la population française ( références sante-sur-le-net.com et psychomedica.qc.ca). Ici, cette maladie touche un personnage de premier plan, que nous n’aurions jamais imaginé atteint d’un tel trouble. Et cela nous pose effectivement question. Nous vous laissons donc découvrir de qui il s’agit sous la plume habile et crédible (n’est-ce pas ça le pire ?) de David Le Golvan.
Narcolepsie
La monture a tenu le choc avec l’épaisseur laineuse de la moquette . Elles resteront sur mon nez quand je me relèverai. Juste desserrées et déséquilibrées probablement. Je poserai l’index sur la branche pour m’en assurer. A la limite, je pourrai même les retirer, au moment où je serai totalement redressé.
Il y a eu comme une bouffée de chaleur, un souffle saisissant de la chaufferie, dès l’entrée de la salle, je suppose, qui aurait dû m’alerter, qu’on aurait dû me faire contourner. Ça me fait à chaque fois l’effet enveloppant d’un duvet. Et puis aussi ce ronronnement métallique continu qui me léthargise en moins de deux. La séduction des bruits sourds est immédiate, elle me cotonne les membres inférieurs, m’anesthésie le haut du corps. L’urgent est dans la réception sans blessure. Il suffit juste de ployer le premier genou et de le poser à terre, le reste suit sans encombres, sinon une ouverture d’ arcade à la limite.
Le ronflement, c’est ce qu’elle me reproche parfois. Mais il pointe seulement quand le sommeil est profond, ce qui n’a pas dû se produire souvent ces dernières années. Quand est-ce qu’il l’a été la dernière fois? Jamais en public, juste après, en mode privé : le bras calé sous le repli de l’aisselle, mes paupières et mes lèvres repues chatouillées par ses boucles.
Un contentement de bête qui me morphine et m’engourdit, m’empêche la relève, entretient le désir d’une inertie de tétraplégique; ces parfums d’alitement ouvrent les narines, la bouche salive et râle d’insatiété, toute la mécanique vibratoire du palais se met en marche. Ce n’est plus que comme cela que je conçois ma vie, bouche ouverte, dans l’appétit de l’indolence.
Tous me pointent du bout verni de leurs chaussures : cerné par le cuir et à terre, position incommode qu’aucun n’a l’intention de corriger, ça sent le châtiment pervers, la fosse commune sine die. Il ne s’en remettra plus, pensent-ils, c’est la dernière fois qu’il nous infligera le spectacle; ce soir, pour le coup, il aurait pu finir en gisant, dignement, façon Saint-Denis, il y aurait eu du panache à le mettre en brancard; non, même pas, il aura fallu que je fasse un plat, avec écrasement frontal, en position de fornicant, le nez enfoncé dans la pilosité de la moquette. Non, il aura fallu que je laisse l’image de mon meilleur versant à la postérité. Un filet de salive ne me retient plus qu’au sol et c’est déjà beaucoup. Quand il me faudra soulever la tête, il devra se rompre. Je n’aurai plus l’excuse de ne pouvoir prendre la parole.
Et puis non, pourquoi prendre ce que l’on ne veut pas ? Je la laisse, je la rends, j’en ai eu la langue chargée ces dernières années, avec des maux d’estomac atroces. Tel que je suis là, j’ai la rate au chaud. On pourra bien me piétiner, tant que mes organes essentiels ne manquent pas de confort. D’autres pourront bien prendre ma place. C’est là que je me sens le plus à l’aise , le plus utile.
Je suis un Français d’en-bas, pire, de souche et je n’ai jamais aspiré à être autre chose. Il y a tellement d’êtres et d’événements qui me sont passés au-dessus de la tête pour que, dans la position qui est la mienne, tout me paraisse stellaire. Je n’ai qu’à me balancer un peu sur le ventre, basculer sur le dos et voir tout du sol : les mirages, les micro-particules, les banderoles, tout me semble si aérien, si flottant; je vois tant de gens autour de moi bien plus élevés, ils n’ont qu’à tendre les bras pour éparpiller tout ça. Et puis,quand le spectacle aura fini de m’étourdir, je pousserai du talon afin de pouvoir à nouveau embrasser le sol. J’aurais fait un excellent pape, entièrement dévoué à ma cause.
Là je n’aurais plus à entendre que des voix sans visage, sur fond de bourdon. Même leur haleine ne me touchera plus, elle me réchauffera et je me laisserai glisser à nouveau dans le sommeil. Un petit quart d’heure à attendre et rien ne pourra plus me déloger. No trepassing, domaine privé de vous tous, personne ne descend avec moi.
Elle, elle m’attend en bas du pont thalamique, seule, rien que pour moi, la poussée sous le ventre l’annonce déjà.
N’être qu’enfançon, aux paupières collées de chassie, ne voir du monde qu’à travers cette translucidité quiète, inoffensive; flouter l’événement, l’instantané, enchaîner les
fondus par les battements, rendre ma vision et ma vie impressionnistes : je ne vois que cela pour réellement donner du sens à ce qui m’est encore compté. Voilà, je détends l’un après l’autre mes bras au-dessus de la tête, en nage papillon, en novice, et je remets mes heures vides à mon âme.
Mes anges tutélaires, aux souliers vernis, en profitent pour me saisir chaque bras. Ils ont beau, par décence, éviter de me presser les biceps, le poids plombé de mon corps, arraché à la gravité ne m’épargne pas la douleur jusqu’à la grimace. Ils ne pourront pas me faire sortir les mots de la gorge, sur ce plan-là, je ne leur concéderai rien, ils n’ont aucune emprise sur moi. Mes yeux suivent le lacis des câbles jusqu’au pupitre. Je parviens encore à me voûter devant la lumière qui me cerne. Je ne pourrai pas rester trop longtemps la tête basse, en pénitent. Cela va encore me faire tomber mes lunettes et puis mon crâne auréolé comme à la parade ne m’apportera rien de bon, ne fera que raviver les quolibets.
En même temps, le 31, c’est jour de fête, les gens ont bien envie de rire un petit peu ; je peux au moins leur être encore utile à cela. Ils attendent de moi que j’enchaîne, que je fasse oublier ce qu’il vient de se passer, que je mette enfin à la hauteur, à leur hauteur, que j’entretienne encore quelques mois l’espoir, celui de ne pas leur avoir fait perdre trop de temps, trop d’illusion. Ils sont pendus à ma bouche, du moins ceux qui sont directement en face de moi.
On me tend le papier, pas la peine, j’ai encore un peu de ma tête, et ils ont pensé à éteindre la chaufferie, pour ne pas couvrir ce que je vais leur dire: « Mes chers compatriotes…»
Ce texte “Narcolepsie” est publié avec l’aimable autorisation de David Le Golvan.
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