ANYWHERE OUT OF THE WORLD – 3 EPs

anywhere out of the worldExitus, Portal, Otherside

Iann Troalen est l’une des moitiés du duo Anywhere out of the world. Les temps sont anxiogènes alors, pour le cas où ce nom ne vous dirait rien, rassurons immédiatement lecteurs et lectrices : en dépit du patronyme résolument breton de notre artiste, il ne sera ici nullement question de quelque résurgence du rock celtique ni d’un nouvel album de Manau.

L’action se situe en effet bien loin de cette chère péninsule où votre webzine préféré a ses quartiers, mais bien de l’autre côté de l’Atlantique, à Montréal pour être précis, et Iann Troalen, c’est aussi la moitié de Musique Moléculaire. Depuis 2018, il se partage les commandes de cette entité avec le non moins mystérieux Man In The Shadow, œuvrant dans l’ombre d’un dark ambient caverneux mais cosmique, forgeant des pièces complexes tels des Castor et Pollux s’amusant nuitamment avec les outils de l’atelier d’Héphaïstos. Quatre ans plus tard, la collaboration entre les deux artistes devait s’arrêter et tout indiquait que Troalen prendrait seul les commandes du navire intersidéral.

Pendant l’été, l’homme se prend de passion pour le harsh noise* qu’il se met à écouter compulsivement. Sa rencontre avec Nick Blackheart alias Ratel Furax le conforte dans ce nouvel engouement. Et accentue le côté noise de sa musique. A tel point qu’une nouvelle entité finit par voir le jour. Anywhere Out Of The World, puisque c’est son nom – tiré d’un poème de Baudelaire – , vient de publier coup sur coup trois EP d’un titre chacun oscillant entre treize et dix-neuf minutes. Véritables rafales sonores, « Exitus« , « Portal » et « Otherside » sont venus percuter le landernau expérimental en moins de vingt jours, le premier étant sorti le 6 août et le dernier, le 26. Et autant dire que ces trois pièces, que l’on pourrait aisément considérer comme un unique album, avec leur ambiance glaciale et souterraine, sont venues rafraîchir un été caniculaire.

À quoi s’attendre, alors ?

Écrire qu’ « Exitus« , « Portal » et « Otherside » sont des cousins urbains et démoniaques du « Cave Crawlers » de Julien Ash et Pete Swinton est un bon point de départ. En constante évolution, la musique d’Anywhere Out Of The World ne lasse jamais. Porté par une esthétique sombre et lo-fi, « Exitus » ouvre le bal comme une déambulation nocturne dans les profondeurs d’une ville inquiétante, aux souterrains au mieux désertés, au pire hantés par quelque ectoplasme émanant des profondeurs de la Terre.

Field recordings, percussions industrielles et instruments électroniques s’articulent pour composer une pièce habitée, expérimentale, sorte de dark ambient feutré dérapant dans le harsh noise en cours de morceau. Le titre de celui-ci intrigue d’ailleurs, tant on semble au contraire s’enfoncer sous la surface au fur et à mesure de sa progression. La déflagration finale, succession de vagues de bruit blanc submergeant l’auditeur, suggère même que c’est dans le royaume d’Hadès que devait déboucher cette sortie.

Portal.

C’est pourtant dans les rues d’une métropole plongée dans la pénombre que commence « Portal« . Un lampadaire grésille, une voiture passe. Une canalisation rythme la nuit d’un goutte-à-goutte inquiétant. Lorsque soudain la vie semble reprendre ses droits. Klaxons, écho de conversations lointaines : pour un peu, on se croirait dans l’une de ces rues animées de New York. Un répit de courte durée. Troalen et Blackheart éteignent l’interrupteur et plongent à nouveau auditeurs et auditrices dans l’obscurité.

Vient-on de franchir ce portail qui donne son titre au morceau ? L’hypothèse est probable. Percussions sourdes, mélodies atones, les éléments sont les mêmes mais composent un paysage encore plus sombre. Et les voix qui nous parviennent ont pris maintenant un timbre monstrueux. Assurément, c’est vers l’enfer que mène ce passage. A moins que ce ne soit vers cet « otherside » inquiétant, ce miroir déformé de notre monde, son négatif trouble et effrayant. Cette fois-ci, les perspectives de fuite sont ténues. C’est d’ailleurs sur une marche lancinante et funèbre que s’achève le morceau.

Quelque chose se joue au niveau des seuils dans la musique

« Exitus« , « Portal » : inutile de sortir son précis de psychanalyse de comptoir pour comprendre que quelque chose se joue au niveau des seuils dans la musique d’Anywhere Out Of The World. Et ce mot peut s’entendre comme un synonyme de limite, de seuil de tolérance. Avec cette inflexion encore plus sombre et bruitiste dans sa musique, Iann Troalen semble se demander jusqu’où pousser le curseur de l’acceptable, de l’audible. Jusqu’à quel degré pousser les expérimentations tout en restant dans le domaine du musical ?

Quel sera le seuil de tolérance de l’auditeur ou de l’auditrice ?

Bien sûr il existe des enregistrements nettement plus radicaux où tout n’est que bruit, fureur et arythmie. On est loin de ces divagations avec Anywhere Out Of The World. Mais le duo louvoie sans cesse à la frontière de la musique et de l’abstraction pure, de l’apaisant et de l’inquiétant. Franchissant bien souvent cette dernière. Plus littéralement, le seuil est un passage. Passage d’un projet à un autre pour Troalen qui solde là une étape importante de sa vie artistique. Passage d’un monde à un autre, aussi, tant le nôtre se transforme, s’est transformé en deux ans, secoué par les crises sanitaires, politiques et climatiques.

Nous sommes au seuil d’un monde nouveau, d’une grande redistribution des cartes et ces trois EP ne disent pas autre chose. Assurément, ce qui se trouve de l’autre côté ne s’annonce pas joyeux.

Pourtant,

c’est dans une atmosphère étrangement apaisée que s’ouvre « Otherside » qui est aussi le plus long des trois morceaux. Nappes graves, beat rassurant, c’est un paysage sombre mais dénué de menace qui s’étend devant nous. Avec comme la sensation de dériver sur une terre désertique. L’arrivée de vocaux pitchés change brusquement l’ambiance. C’est une contrée fantomatique que nous visitons là. Doit-on comprendre que nous sommes arrivés au terme du voyage dans cet Erèbe où les ombres passent sans nous voir ni nous répondre, condamnés que nous sommes à errer pour l’éternité ?

Dans la seconde partie de cette pièce, par-dessus les grondements obscurs des machines de Troalen et Blackheart, se laisse entendre le pépiement de quelques oiseaux. Des percussions émergent ; un rythme. Les synthétiseurs s’autorisent quelques fréquences plus aiguës. Sur la toute fin du morceau, on croit entendre le chant des mouettes, répercuté par l’écho.On pourrait tout aussi bien conjecturer que l’on a trouvé cette fameuse sortie évoquée dans le premier EP ou seulement un lieu habitable dans ce « monde de l’autre côté », un endroit où la vie est finalement possible.

Que l’on ne compte pas sur notre duo pour livrer une réponse.

Mais cette trilogie s’achève une note d’optimisme inattendue. Et bienvenue.

*Le harsh noise est une pratique sonore bruitiste et violente [1] émancipée des notions de mélodie et de rythme

Liens vers les EP

Exitus : https://musiquemoleculaire.bandcamp.com/album/exitus
Portal : https://musiquemoleculaire.bandcamp.com/album/portal
Otherside : https://musiquemoleculaire.bandcamp.com/album/otherside

BenBEN

Frontman de Wolf City, impliqué dans des projets aussi divers que The Truth Revealed ou La Vérité Avant-Dernière, Ben a grandi dans le culte d’Elvis Presley, des Kinks et du psychédélisme sixties. Par ailleurs grand amateur de littérature, il voit sa vie bouleversée par l’écoute d’ « A Thousand Leaves » de Sonic Youth qui lui ouvre les portes des musiques avant-gardistes et expérimentales pour lesquelles il se passionne. Ancien rédacteur au sein du webzine montréalais Mes Enceintes Font Défaut, il intègre l’équipe de Litzic en janvier 2022.

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