Rentrée littéraire : Malgré toute ma rage

Jeremy fel malgré toute ma rage

Troisième roman de Jérémy Fel, aux éditions Rivages (disponible le 23 août)

A quoi reconnaît-on un bon livre ? Sans aucun doute à la sensation qu’il laisse en nous. Ici, elle s’apparente à un goût de sang dans la bouche, de fer, de brulé. De calciné même. Cette sensation de malaise qui saisit le lecteur dès l’entame du roman, si elle se trouve parfois amoindrie par moments, ressurgit avec force et fracas à d’autres. Là où nous pensions l’horreur inégalable, l’auteur parvient, par un tour de passe-passe démoniaque à aller encore plus loin.

Tout commence alors que quatre jeunes femmes, dont trois pas encore majeures, partent en vacances en Afrique du Sud, ce pays certes magnifique mais dont la réputation de terre de violence n’est plus à faire. Si tout se passe bien dans un premier temps, lorsque les 4 adulescentes suivent sagement les itinéraires touristiques (et donc riches) du pays, un dérapage survient qui les place vite en situation délicate. C’est après cette sortie de route que l’une d’entre elles disparaît. L’attente, brève, connaît un dénouement tragique puisque Manon est retrouvée morte après avoir été torturée et brûlée vive.

L’enquête est menée, des suspects interrogés. Des vengeances sont orchestrées. Mais ce drame, qui apparaît à travers le regard de plusieurs personnages (dont chacun occupe un chapitre), plonge ses racines bien plus profondément que n’aurait pu le laisser suggérer ce fait divers tragique.

Là où la raison s’abime.

Nous naviguons alors entre le Cap et Paris (mais aussi en pointillés du côté de San Francisco), dans des milieux pourris jusqu’à la moelle. Mais qui est coupable au final ? Ou plus exactement, qui s’avère encore un tant soit peu innocent ? Il apparaît qu’hormis la victime (et à une ou deux exceptions près), tous sont vérolés par le sentiment d’impunité qu’impose leur compte en banque.

Jérémy Fel, qui nous avait déjà grandement fait effet avec Nous sommes les chasseurs, son précédent roman, déjà publié chez Rivages, met à jour l’horreur dans sa forme la plus brute (et surtout là où elle ne devrait pas exister). Il pousse le curseur loin, très loin, et nous fait ressentir le même malaise insupportable qu’avait pu déclencher chez nous un livre comme Métaphysique de la viande de Christophe Siébert. On pense également à un auteur comme Caryl Ferrey qui, comme Jérémy Fel, ancre l’un de ses romans sur ces mêmes terres sud-africaines, pour peu ou prou des sensations analogues.

Pêle-mêle molotov.

Dans Malgré toute ma rage, tout est décrit avec précision. L’auteur attaque tous les sujets par la face nord, la plus âpre. La violence des préjugés, l’horreur du silence imposé par l’argent, la peur d’être jugé, le ressentiment, la colère froide, l’aveuglement face à l’horreur, le manque d’amour, les déviances, le sentiment d’impunité sous couvert d’argent, tout entre en ligne de compte. On peut y lire en creux un peu des mouvements sociaux ayant émergé ces dernières années (Me too en tête, ou les affaires de pédophilie régulièrement exposées par les journaux), mais c’est surtout ce monde de plus en plus violent que décrit l’auteur.

Où se terre aujourd’hui l’innocence ? Comment peut-on éviter ce déferlement de violence ? Les âmes les plus pures peuvent-elles le rester ? Tant de questions que Jérémy Fel laisse en suspens, mais dont il nous laisse le loisir de trouver les réponses en nous impliquant viscéralement. Jamais prêcheur, relativement clinique dans l’étalage des maux évoqués dans le roman, Fel se contente d’être conteur, jamais moralisateur.

La force d’une plume, la douceur d’un uppercut.

Si un livre ne gêne pas, ne déclenche pas d’émotions fortes, s’il ne reste pas ancré en vous deux ou trois semaines (voire plus) après l’avoir lu, c’est que son message n’a pas véritablement d’impact, ou pas la portée qu’il aurait dû avoir. Dans le cas de Malgré toute ma rage, cette boule formée au creux du ventre, comme un haut-le-cœur qui s’installerait durablement, ne nous quitte pas avant un (très) long moment. On se demande comment telle cruauté est possible et ce bien que Jérémy Fel en décrypte avec maestria, et avec un authentique talent de page turner, les mécanismes. Fluide, addictive, l’écriture de l’auteur abreuve nos psychés en quête de glauque et d’immoral d’images fortes et dérangeantes à l’extrême, et tend à prouver que libérer la parole peut s’avérer plus que vital.

Roman coup de poing, avec des qualités littéraires indéniables, Malgré toute ma rage s’impose comme un mastodonte de la rentrée littéraire, en se jouant des catégories et des convenances, et d’imposer sa force comme un véritable uppercut !

Patrick Béguinel

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